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Mathurin Régnier
est un poète satirique français,
né à Chartres le 21 décembre 1573, mort à Rouen
le 22 octobre 1613. Mathurin Régnier était fils de Jacques
Régnier, un bourgeois de Chartres,
et de Simone Desportes, soeur du célèbre Desportes.
Il aurait voulu s'adonner tout entier à la poésie, mais son
père ne l'encourageait pas à suivre cette voie. Destiné
aux ordres et tonsuré à l'âge de 11 ans (31 mars 1584),
il fut attaché au service du cardinal de Joyeuse, protecteur des
affaires de France à Rome, qui partait
en Italie (1593).
Régnier passa sa jeunesse dans la
maison de ce diplomate. Il sut se créer des relations avec quelques
personnages influents et se concilia l'amitié du comte de Béthune,
le frère de Sully, ambassadeur de Henri
IV, auprès du Saint-Siège.
Mais ces brillantes relations n'avancèrent pas sa fortune; il avait,
a-t-il dit lui-même, une « façon rustique » et
un caractère trop indépendant; d'autres ont prétendu
que son inconduite avait indisposé contre lui ses protecteurs.
En 1606, après la mort de Desportes,
le marquis de Coeuvres, gendre de Ph. de Béthune, lui fit obtenir
une pension de deux mille livres sur l'abbaye des Vaux de Cernay. En 1609,
notre poète recevait le canonicat de Chartres. Arrivé à
une position justement honorable, admiré pour son talent, il aurait
pu, mener une existence heureuse, si les excès et le dérèglement
n'avaient ruiné sa santé. Il mourut des suites de ses
débauches à Rouen, dans sa quarantième année
(le 22 octobre 1613) alors qu'il était en pleine possession
de son génie et très supérieur à ses prédécesseurs
immédiats, sans en excepter son oncle Desportes. Il fut enterré
à l'abbaye de Royaumont.
Épitaphe
de Régnier
faite
par lui-même.
J'ay
vescu sans nul pensement,
Me
laissant aller doucement
A
la bonne loy naturelle;
Et
no sçaurois dire pourquoy
La
mort daigna penser à moy,
Qui
n'ay daigné penser en elle.
Sa fin prématurée ne lui permit
pas de donner une bonne édition de ses oeuvres; il n'avait même
publié qu'un seul recueil de vers, imprimé en 1608 et en
1643 et intitulé Satires et autres Poésies de Mathurin
Régnier.
Les éditions posthumes, et elles
sont fort nombreuses, ont le défaut d'attribuer parfois au poète
des pièces qui ne sont pas de lui, et elles donnent des classifications
fantaisistes, si bien que le nombre et l'ordre des satires ne sont pas
les mêmes d'une édition à l'autre.
Voici la nomenclature des oeuvres poétiques
de Régnier : dix-sept Satires, en y comprenant un Discours
au roi qui est, à vrai dire, une Epître; des poésies
diverses, dont une Elégie et un grand Discours au roi
(« Il était presque jour »). Voilà la part des
oeuvres publiées avant la mort du poète. A celles-là
viennent s'ajouter deux Satires, une Elégie, un dialogue
intitulé Chloris et Philis, enfin quelques sonnets
et autres poésies légères. La collection complète
des oeuvres de Régnier ne fait pas un bien gros volume, pas plus
que celles des oeuvres de Malherbe, et pourtant
ce poète occupe dans notre histoire littéraire une place
considérable.
II s'est attaché de préférence
au genre satirique tel que le comprenaient Horace,
Perse
et Juvénal, mais avec cette différence
que ses satires, très véhémentes et d'un ton souvent
cynique, sont impersonnelles et relativement modérées. Ce
n'est pas l'indignation qui lui a dicté ces vers dont Boileau
a pu dire qu'ils étaient « craints du chaste lecteur
».
Les Satires de Régnier sont
des causeries très littéraires qui ont pour sujet les caprices
de la fortune, le condition des gens de lettres, les parasites, les importuns,
les hypocrites, les partisans du faux honneur, etc. Les plus justement
célèbres sont la troisième, adressée au marquis
de Coeuvres, et la neuvième, à Nicolas Rapin. C'est dans
cette dernière qu'il attaque avec une grande vivacité Malherbe
et son école, ces poètes « froids à l'imaginer
» qui ne font guère que
Proser
de la rime et rimer de la prose.
Régnier a combattu Malherbe pour venger
son oncle Desportes; s'il avait su rendre justice au réformateur
de la poésie française, il aurait pu être le premier
en date des poètes du XVIIe
siècle; il n'est guère que le dernier et le plus grand des
poètes
de la Renaissance, et si Boileau lui trouvait avec raison « des
grâces nouvelles », il était obligé d'ajouter
que c'était « dans son vieux style », dans le style
d'Amyot et de Montaigne,
style démodé sous la plume d'un écrivain mort jeune,
en 1613. (A. Gazier / D. et H.).
-
La condition
de poète
«
Or
laissons doncq' la Muse, Apollon et ses vers,
Laissons
le lut, la lyre, et ces outils divers,
Dont
Apollon nous flatte : ingrate frenesie [ = folie]!
Puis
que pauvre et quémande [ = quémandeuse] on voit la poésie,
Où
j'ai par tant de nuits mon travail occupé.
Mais
quoy? je te pardonne, et si tu m'as trompé,
La
honte en soit au siecle, où vivant d'age en age
Mon
exemple rendra quelque autre esprit plus sage.
Mais
pour moy, mon amy, je suis fort mal payé,
D'avoir
suivy cet' art. Si j'eusse estudié [1],
Jeune,
laborieux, sur un bancq à l'escolle,
Gallien,
Hipocrate, ou Jason, ou Bartolle [jurisconsultes],
Une
cornete au col [2], debout dans un parquet [ = lieu où se tenaient
les juges],
A
tort et à travers je vendrois mon caquet
Ou
bien tastant le poulx [ = pouls], le ventre et la poitrine,
J'aurois
un beau teston [ = petite pièce d'argent] pour juger d'une urine;
Et
me prenant au nez [me bouchant le nez], loucher [ = lorgner] dans un bassin,
Des
ragous qu'un malade offre à son Medecin [3]
En
dire mon advis, former une ordonnance
D'un
rechape s'il peut [ = remède qui le sauve si c'est possible], puis
d'une reverence,
Contrefaire
l'honneste, et quand viendroit au point [4],
Dire,
en serrant la main [avec l'argent] : " Dame il n'en falloit point "
Il
est vray que le Ciel, qui me regarda naistre,
S'est
de mon jugement tousjours rendu le maistre;
Et
bien que, jeune enfant, mon Pere me tançast,
Et
de verges souvent mes chançons menaçast [6],
Me
disant de depit, et bouffy de colere :
"
Badin [ = sot], quitte ces vers, et que penses-tu faire?
La
Muse est inutile; et si ton oncle [ = Philippe Desportes] a sçeu
S'avancer
par cet'art, tu t'y verras deçeu.
Un
mesme Astre tousjours n'eclaire en ceste terre :
Mars
tout ardant de feu nous menace de guerre,
Tout
le monde fremit, et ces grands mouvemens
Couvent
en leurs fureurs de piteux changemens.
Pense-tu
que le lut, et la lyre des Poëtes
S'acorde
d'armonie avecques les trompettes,
Les
fiffres, les tambours, le canon et le fer,
Concert
extravagant des musiques d'enfer?
Toute
chose a son regne, et dans quelques années,
D'un
autre oeil nous verrons les fieres [ = cruelles] destinées.
Les
plus grands de ton tans [ = temps] dans le sang aguerris,
Comme
en Trace seront brutalement nourris [ = élevés de manière
rude],
Qui
rudes n'aymeront la lyre de la Muse,
Non
plus qu'un vielle ou qu'une cornemuse.
Laisse
donc ce mestier, et sage prens le soing
De
t'acquerir un art qui te serve au besoing. »
Je
ne sçay, mon amy, par quelle prescience,
Il
eut de noz Destins si claire congnoissance;
Mais
pour moy, je sçay bien que sans en faire cas
Je
mesprisois son dire et ne le croyois pas;
Bien
que mon bon Démon [ = bon génie] souvent me dist le mesme
[la même chose].
Mais
quand la passion en nous est si extresme,
Les
advertissemens n'ont ny force ny lieu;
Et
l'homme croit à peine aux parolles d'un Dieu.
Ainsi
me tançoit-il d'une parolle emeuë.
Mais
comme, en se tournant [ = dès qu'il avait le dos tourné],
je le perdoy de veuë,
Je
perdy la memoire avecques ses discours,
Et
resveur m'esgaray tout seul par les destours
Des
Antres et des Bois affreux et solitaires,
Où
la Muse en dormant m'enseignoit ses misteres,
M'aprenoit
des secrets, et m'echaufant le sein,
De
gloire et de renom relevoit [ = rehaussait à mes yeux] mon dessein.
Inutile
science, ingrate et mesprisée,
Oui
sert de fable au peuple, aux plus grands de risée. »
-
(Mathurin
Régnier, Satire IV).
Notes
:
[1]. Villon
:
Bien
sçay se (si) j'eusse estudié
Ou
(dans le) temps de ma jeunesse folle,
Et
a bonnes moeurs dédié,
J'eusse
maison et couche molle !
(Grand
Testament, huitain XXVI).
[2]
Longue bande d'étoffe de soie que les docteurs en droit portaient
autour du cou.
[3].
Cf. Molière, Malade imaginaire, I, 4 : "
C'est à M. Fleurant à y mettre le nez
puisqu'il
en a le profit. "
[4]
= Et quand il viendrait au moment de toucher ses honoraires
[5]. Molière
: Sganarelle : Que voulez-vous faire? - Géronte
: Vous donner de l'argent, monsieur. - Sganarelle (tendant sa main par
derrière, tandis que Géronte ouvre sa bourse) : Je n'en prendrai
pas, monsieur. etc." (Le Médecin malgré lui, II, 8.).
De même dans Rabelais (III, 34), Panurge donne quatre pièces
d'or au médecin Rondibilis qu'il veut consulter. Celui-ci les prend,
puis comme indigné " Hé, hé,
hé, monsieur, il ne me falloit rien. Grand merci toutefois.
De meschantes gents jamais ne prend rien. Rien jamais des gens de bien
ne refuse."
[6].
Me menaçât de verges parce que je faisais des vers. - Cf.
Ovide, Trist., IV : Saepe
pater dixit : Studium quid inutile tentas? etc. |
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