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Morale
Le devoir et la loi morale

Le devoir est une action conforme à un ordre rationnel ou à une norme. Il peut être considéré de deux points de vue. On peut se demander d'abord ce qui le constitue en lui-même; on peut se demander après quels sont les effets qu'il produit sur la conscience, lorsqu'elle l'aperçoit et le reconnaît. 

Le devoir-être de chaque chose est constitué par la loi même qui constitue son essence (pour parler en termes absolus) ou simplement sa définition. Et ainsi chaque chose doit remplir sa définition, ce qui revient à dire que le devoir-être des choses purement matérielles consiste en leur intégrité, en leur pureté. L'eau est est ce qu'elle doit être quand elle est pure, l'air de même; l'or est ce qu'il doit être quand il ne contient aucun alliage. Et de même les plantes et les animaux sont ce qu'ils doivent être quand ils sont pourvus de tous leurs organes essentiels et que chacun de ces organes accomplit ses fonctions normalement, dans un juste rapport avec l'ensemble des autres organes. Ainsi, à mesure que l'être devient plus complexe, le devoir-être se complique aussi. Plus est grand le nombre des organes qui constituent un animal, plus l'harmonie entre les fonctions devient difficile et rare, plus il devient rare que l'animal fasse ce qu'il doit faire. Mais, cependant, la notion de son devoir-être demeure toujours aussi simple et aussi claire que lorsqu'il s'agissait de l'eau, de l'air ou de l'or. Il est ce qu'il doit être lorsqu'il obéit à sa loi d'existence, lorsqu'il remplit sa définition, quand l'harmonie des fonctions organiques constitutives de son être est réalisée par le jeu normal de tous ses organes.

Pour les choses inanimées que l'humain fait servir à ses desseins, elles ont leur devoir-être dans leur fin et ainsi elles sont ce qu'elles doivent être si elles remplissent le but pour lequel elles ont été faites. Une table à écrire est ce qu'elle doit être si on peut écrire dessus, etc. Et de même l'humain s'étant asservi les animaux et les ayant dressés à ses fins, il dit qu'ils font ce qu'ils doivent faire lorsqu'ils servent ses desseins. Ainsi, le chien d'arrêt fait ce qu'il doit faire quand il quête bien, quand il arrête bien, quand il rapporte bien. Cette nouvelle acception du devoir-être ne diffère pas essentiellement de la précédente. En effet, la table, le chien d'arrêt sont toujours ce qu'ils doivent être quand ils réalisent leur essence ou du moins qu'ils répondent à leur définition, c.-à-d. quand ils réalisent la loi que la volonté de l'humain leur a imposée. Seulement, ici on voit bien que cette loi est quelque chose de surajouté au devoir être du chien tout court, par exemple, et à la rigueur il serait possible qu'elle contredise en quelque chose la définition de ce qu'est un chien, de sorte que le chien ne pourrait être ce qu'il doit être comme chien d'arrêt qu'à la condition de n'être pas ce qu'il doit être comme chien et ainsi peut-être la chasse pourrait le rendre malade ou impropre à certaines fonctions canines. Mais dans tous les cas il serait ce qu'il doit être, à deux points de vue divers, dès qu'il réaliserait une de ces deux essences  ou qu'il remplirait une de ces deux définitions, qu'il obéirait à une de ces deux lois. Ainsi, ce qui constitue le devoir-être, c'est bien la réalisation par l'être de la loi constitutive de son essence ou de sa définition.

Ces principes ne changent pas quand on les applique à l'humain. Le devoir-être humain consistera donc à remplir la définition que nous nous faisons de nous-mêmes, à réaliser ce que nous considérons comme notre essence d'humains. Humains, nous devons être des humains. Le devoir de l'humain consiste à remplir son essence, à répondre à la définition ou à la représentation que l'on de soi.

Comment maintenant arriver à spécifier les diverses obligations qui résultent de ce devoir-être? Par l'étude et la connaissance de l'humain. L'anthropologie permet seule d'avoir une vision assez complète de l'humain pour rendre compte de tout ce qui peut déterminer la conception que chacun peut se faire de son devoir-être, et par anthropologie nous n'entendons pas seulement l'étude de l'anatomie et de la physiologie humaines, mais aussi l'étude de la psychologie et de la sociologie.

Quoi qu'il en soit, quand l'individu prend conscience de ce qu'est son devoir-être, il a alors l'idée du devoir et le sentiment de l'obligation. Pour peu que l'humain réfléchisse, il a quelque conscience de sa dépendance vis-à-vis de la loi qui le constitue. Il se sent obligé à quelque chose et vaguement, confusément, il discerne parmi ses fonctions quelques-unes qui lui paraissent plus importantes et d'autres qui lui paraissent moins importantes. Il sent alors qu'il est obligé de réaliser les premières au détriment des secondes, qu'il faut le faire, qu'il doit le faire. Que ce discernement lui vienne par ses propres réflexions, ou, comme c'est l'ordinaire, par l'éducation, le résultat est le même; l'humain éprouve, vis-à-vis des choses obligatoires, le sentiment d'une absolue dépendance. Il appelle bien ce qui est fait en conformité avec ce qu'il nomme son devoir et mal ce qui est opposé à ce devoir. 

Kant a indiqué ce qui caractérise le devoir dans la conscience en disant que le devoir est un impératif catégorique. C'est un impératif, c.-à-d. qu'il commande à la conscience, et cet impératif est catégorique, c.-à-d. qu'il commande sans condition ni restriction. Le devoir ne dit pas  : Fais cela si tu veux ou si cela te plaît, mais : Fais cela. Et ce caractère se comprend bien par ce que nous avons dit. Notre devoir ne consiste pas à faire ce que nous voulons ou ce qui nous plait, mais à remplir notre essence. Il nous dit : Sois homme, Esto vir, sans y ajouter aucune sorte de condition. Ainsi on peut dire que l'idée du devoir et le sentiment de l'obligation qui en résulte sont innés dans l'humain et qu'il les porte en lui par là même qu'il a conscience d'avoir une essence et de dépendre de cette essence; chez tous les humains et chez tous les peuples, on a pu constater des marques de cette idée et de ce sentiment, des idées de moralité et des jugements motivés par ces idées. Mais la connaissance des devoirs particuliers n'est aucunement innée; elle a dû varier de pays à pays, de peuple à peuple, d'époque à époque et ainsi, bien qu'il y ait eu toujours et partout une certaine moralité, le contenu de la moralité a pu varier et a varié en effet. L'idée de la véritable moralité s'enrichit, en effet, à mesure qu'augmente la science de l'humain, à proportion que son essence véritable est plus connue et que sont mieux déterminés ses rapports avec le reste des choses. (G. Fonsegrive).

La théorie kantienne du devoir

Le devoir a été défini par Kant la nécessité d'accomplir une action par respect pour la loi morale. On peut cependant considérer le devoir et la loi morale comme les deux aspects d'une seule et même idée. La loi morale, c'est le devoir même, le fait du devoir, envisagé dans toute sa généralité; le devoir, c'est la loi morale appliquée à une action particulière (Critique de la Raison pratique).

L'idée du devoir, c'est donc l'idée d'une nécessité, analogue à celle des lois civiles qui commandent ou interdisent aux citoyens d'un État un certain ensemble d'actions, analogue aussi à celle des lois naturelles qui déterminent forcément le cours des phénomènes qu'elles régissent.

De là, dans toutes les langues, des métaphores qui assimilent le devoir à une loi; de là l'expression de loi morale. Ainsi Antigone, dans Sophocle, parle de lois non écrites, portées par les dieux, auxquelles on doit obéir de préférence aux lois écrites, portées par les humains.

Les lois naturelles.
« Les lois, dit Montesquieu, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses ». Cette définition ne convient pleinement qu'aux lois naturelles. Ces lois énoncent non ce qui doit se faire, mais ce qui se fait nécessairement: elles sont indicatives et non impératives; ce sont des formules, non des commandements.

On en peut distinguer de deux sortes :

1° Les lois logiques et mathématiques;

2° Les lois naturelles proprement dites (physiques, chimiques, etc.).

Les premières ont une nécessité à la fois idéale et réelle, rationnelle et empirique. D'une part, il faut que deux quantités égales à une même troisième soient égales entre elles; cela est vrai et nécessaire en droit. D'autre part, cela est aussi vrai et nécessaire en fait; deux quantités égales à une même troisième sont toujours et immanquablement égales entre elles. La nécessité de ces lois est donc complète et absolue.

Les secondes ont une nécessité de fait : un corps abandonné à lui-même tombe nécessairement; tout organe qui s'exerce à intervalles rapprochés augmente nécessairement de force et de volume, etc.; mais, en droit, elles sont contingentes. Leur nécessité est réelle et empirique, non idéale et rationnelle; valable seulement pour notre monde et notre expérience, sans valeur peut-être au delà.

Du reste, mathématiques ou physiques, les lois naturelles ne sont sujettes à aucune exception. Comme elles n'impliquent aucune intelligence, aucune liberté dans les êtres et les faits qu'elles régissent, elles n'ont besoin d'être ni connues ni consenties pour être obéies : elles sont donc partout et toujours observées.

A vrai dire, c'est par métaphore ou par hypothèse que ces rapports sont appelés lois. 

Tout se passe comme si une volonté intelligente et toute-puissante avait dès l'origine déterminé par des lois la façon dont les phénomènes de l'univers devaient se produire dans toutes les circonstances possibles. Mais, toute métaphore et toute hypothèse étant écartées, l'expérience nous montre seulement que les phénomènes se conforment toujours à ces rapports, et la raison, au moins pour quelques-uns d'entre eux, nous en fait comprendre la nécessité en les déduisant de ses propres principes

Les lois civiles. 
Les lois civiles ou positives, émanées de la volonté d'un législateur, règlent la conduite des citoyens d'un État. Un double caractère les distingue des lois naturelles :

1° Ce sont des lois pratiques et non théoriques : elles énoncent ce qui doit se faire, non ce qui se fait nécessairement. Elles sont impératives et non simplement indicatives. C'est qu'elles impliquent l'intelligence et la liberté des êtres qu'elles régissent elles ne peuvent être obéies qu'à la condition d'être connues et consenties. D'où il suit qu'elles sont sujettes à être violées et que les faits ne leur sont pas nécessairement conformes.

2° Établies par la volonté humaine, elles sont toujours plus ou moins artificielles et arbitraires. Elles ne dérivent de la nature des choses, ni en droit, comme les lois mathématiques, ni en fait, comme les lois physiques. Aussi sont-elles contingentes au regard de la raison, et l'expérience montre qu'elles ne sont ni universelles ni invariables, mais différentes selon les lieux et les temps.

La loi morale.
La loi morale participe à la fois des caractères des lois civiles et des lois naturelles.

D'une part, comme les lois civiles, elle est une loi pratique, un commandement et non une simple formule. Par cela même, elle n'est obéie que si elle est connue et consentie des êtres intelligents et libres qu'elle gouverne : aussi ne l'est-elle pas toujours. « On ne doit pas mentir », dit la loi morale. L'expérience n'en montre pas moins qu'on peut mentir.

Mais d'autre part, comme la loi naturelle, la loi morale dérive de la nature des choses : elle n'est ni artificielle ni arbitraire, et c'est pourquoi elle est universelle et immuable. Elle se rapproche même en un sens de la nécessité idéale ou rationnelle des vérités. mathématiques. Étant donnée, par exemple, la nature d'un dépôt, il est rationnellement nécessaire que ce dépôt appartienne au propriétaire et non au dépositaire : cette vérité s'impose à notre raison aussi irrésistiblement qu'un théorème de géométrie. Mais les vérités mathématiques, nécessaires en droit, le sont aussi en fait : un triangle n'a jamais que les propriétés qu'il doit avoir. Il n'en est pas ainsi des vérités morales. Le dépôt, qui en droit appartient au propriétaire, peut rester en fait aux mains du dépositaire.

Les caractères de la loi morale.
La loi morale est marquée de trois caractères principaux : 1° elle est obligatoire; 2° elle est absolue; 3° elle est universelle.

1° L'obligation est une espèce toute particulière de nécessité, la nécessité pratique ou morale (necessitas moralis). Dire qu'on est obligé de faire une chose, ce n'est pas dire qu'on est forcé de la faire. L'obligation n'est pas une contrainte qui exclut la liberté: elle n'existe, au contraire, qu'autant qu'on est libre, de s'y soumettre ou de s'y soustraire. 

Ainsi nous sommes tenus de faire notre devoir; aucune puissance au monde ne peut nous en dispenser, et cependant il est en notre pouvoir de le faire ou de ne pas le faire. Celui qui demanderait pourquoi il doit le faire, du moment où rien ni personne ne l'y force, prouverait seulement par là qu'il n'a pas l'idée claire du devoir.

2° L'obligation imposée par la loi morale n'est pas relative, comme celle des lois civiles-: elle est absolue. Kant distingue à ce propos deux sortes d'impératifs : l'impératif hypothétique et l'impératif catégorique.

Un impératif hypothétique est un commandement subordonné à une condition exprimée ou sous-entendue, laquelle n'est pas elle-même obligatoire. Telles sont les règles de la prudence ou de l'intérêt personnel.

« Si tu veux retenir ta clientèle, pourrait-on dire à un marchand, ne la trompe pas sur la qualité des marchandises. »
Impératif hypothétique, qui exprime une nécessité relative, la nécessité de vouloir les moyens si l'on veut la fin; mais il suffit de renoncer à la fin pour y échapper. Ainsi le marchand pourrait répondre : 
« Je ne tiens pas à conserver mes clients; pourvu qu'ils se renouvellent assez vite et que j'aie le temps de m'enrichir avant que le public s'aperçoive de ma fraude, c'est tout ce que je demande. » 
 Mais le même commandement devient un devoir, si on le présente sous forme catégorique : 
« Tu ne dois pas tromper. » 
Le devoir, en effet, commande sans condition; c'est un impératif catégorique. On peut, il est vrai, exprimer une condition apparente dans la formule d'un devoir, dire, par exemple :
« Tu ne dois pas tromper, si tu veux être juste. » 
Mais cette prétendue condition n'est elle-même qu'un devoir plus général impliqué dans le premier. De proche en proche, on arriverait finalement à cette formule : 
« Tu dois faire cela (ou ne pas le faire), si tu veux faire le bien. » 
Or, dans cette formule il y a identité entre le devoir et sa condition le devoir n'est rien s'il n'est le devoir de faire le bien. D'où il suit que le bien est moins la condition que la raison du devoir et que le vrai sens des formules précédentes est celui-ci : 
« Tu ne dois pas tromper, car tu dois être juste; - tu dois faire cela, car tu dois faire le bien. »
Par ce caractère absolu, la loi morale diffère non seulement des maximes d'action que chacun peut se faire pour sa propre gouverne, mais encore des lois civiles, lesquelles tirent toute leur autorité soit de la loi morale (si tu veux être juste, obéis aux lois de ton pays), soit de la sanction qui les accompagne (obéis aux lois de ton pays, si tu veux éviter les peines qu'elles infligent).

3° Enfin, la loi morale est universelle. Ses commandements sont les mêmes pour tous les humains, dans tous les temps et dans tous les lieux. L'universalité est, d'après Kant, le caractère constitutif de la loi morale. Il est le criterium du bien et du mal :

« Agis toujours de telle sorte que tu puisses vouloir que la maxime de ton action soit érigée en loi universelle. »
Telle est, selon Kant, la formule de l'impératif catégorique. En effet, toutes les fois qu'on fait le mal, c'est par une sorte d'exception et de faveur qu'on se le permet à soi-même; mais on ne consentirait pas volontiers à transformer son action en règle et en modèle pour tous les humains. Par exemple, on veut bien tromper les autres, mais on ne veut pas soi-même être trompé. La volonté du mal ne peut s'universaliser sans se contredire. Le bien, au contraire, est tel qu'on peut le vouloir partout et toujours, chez soi et chez autrui, sans contradiction. Ce que l'honnête homme a fait, il est prêt à le refaire, prêt à vouloir que les autres le fassent comme lui. 

Au fond, les deux maximes populaires si célèbres « Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fit; faites aux autres ce que vous voudriez qu'on vous fit », ne sont que des corollaires de la formule de Kant.

Le devoir, fondement de la loi morale.
Il reste à déterminer le fondement de la loi morale ou du devoir. Le devoir, on l'a vu, présuppose nécessairement le bien, de quelque façon d'ailleurs qu'on envisage le bien lui-même, soit qu'on le définisse comme nous l'avons fait, soit qu'on le fasse consister, avec Kant, dans la simple universalité des maximes ou dans la personne fin en soi (c'est-à-dire dans la dignité humaine).

Mais le devoir dérive-t-il nécessairement du bien, de sorte que notre esprit ne puisse concevoir le bien sans le concevoir comme obligatoire, ou quelque autre principe doit-il intervenir pour opérer la liaison de ces deux termes?

D'après un certain nombre de théologiens et de philosophes, le bien n'est pas obligatoire par lui-même : il ne devient tel que par la volonté de Dieu. Le devoir est donc, dans cette doctrine, le commandement divin. Si l'on fait abstraction de la volonté divine, le bien peut encore subsister comme un idéal qui nous attire, mais non plus comme une loi qui nous oblige; il peut conserver encore quelque influence (au moins sur les êtres raisonnables qui le conçoivent), il n'a plus d'autorité; il n'oblige, à proprement parler, que ceux qui veulent bien s'obliger eux-mêmes.

On ne doit pas confondre cette doctrine avec celle qui fait dériver non seulement le devoir, mais encore le bien même, de la volonté arbitraire de Dieu, doctrine qui supprime en réalité toute morale.

Il est certain que la croyance à un commandement divin donne une plus grande force au devoir; mais est-elle la condition de son existence même? Il est permis d'en douter.

D'abord, en fait, notre esprit attache le plus souvent l'idée du devoir à certaines actions, par cela seul qu'il les juge bonnes en elles-mêmes, sans faire intervenir l'idée de la volonté de Dieu. Ainsi, celui qui a fait une promesse croit qu'il doit la tenir, et cela, évidemment, non parce que Dieu commande de tenir ses promesses, mais parce que tenir ses promesses est juste, et parce qu'on doit faire ce qui est juste.

Puis, en droit, la liaison immédiate du bien et du devoir est logiquement impliquée dans la doctrine même qui prétend la faire dériver de la volonté de Dieu. En effet, si l'on admet que l'on doit obéir à la volonté de Dieu, la raison n'en demande pas moins pourquoi on doit lui obéir. 

Il ne suffirait pas de répondre qu'on doit lui obéir parce qu'il est tout-puissant et qu'il nous punira infailliblement si nous lui désobéissons; car, dans cette hypothèse, le mal lui-même pourrait devenir obligatoire si Dieu commandait de le faire. 

On répondra qu'on doit obéir à Dieu, parce que ce qu'il commande est juste et bon en soi. Mais alors la première et essentielle raison du devoir, c'est le juste ou le bien en soi, et non le fait du commandement. 

On peut, il est vrai, ajouter qu'on doit obéir à Dieu, non seulement parce qu'il commande ce qui est bien, mais encore parce que, étant pour les créatures la cause de leur existence et de toutes leurs facultés, il a droit à leur reconnaissance et partant à leur obéissance. 

Mais cette réponse même présuppose la liaison immédiate du bien et du devoir. Pourquoi, en effet, doit-on être reconnaissant? Ce devoir ne peut dériver de l'autorité de Dieu, puisqu'il fonde lui-même cette autorité. La raison n'en peut être que celle-ci : on doit être reconnaissant, parce que la reconnaissance est juste et bonne en elle-même.

Ainsi, la volonté de Dieu (à supposer qu'on soit assez prétentieux pour s'imaginer qu'on la connaît!) peut bien être un motif additionnel pour faire le bien : elle ne peut pas, elle ne doit pas être le motif unique ou même principal, et cela sous peine de détruire la moralité, qui consiste avant tout à faire le bien pour le bien lui-même.

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Le devoir et la personnalité, selon Kant

« Devoir! mot grand et sublime, toi qui n'as rien d'agréable ni de flatteur, et qui commandes la soumission, sans pourtant employer, pour ébranler la volonté, des menaces propres à exciter naturellement l'aversion et la terreur, mais en te bornant à proposer une loi qui d'elle-même s'introduit dans l'âme et la force au respect (sinon toujours à l'obéissance), et devant laquelle se taisent tous les penchants, quoiqu'ils travaillent sourdement contre elle; quelle origine est digne de toi? Où trouver la racine de ta noble tige, qui repousse fièrement toute alliance avec les penchants, cette racine où il faut placer la condition indispensable de la valeur que les hommes peuvent se donner à eux-mêmes?

Elle ne peut être que ce qui élève l'homme au-dessus de lui-même en tant qu'il est une partie du monde sensible, ce qui le lie à un ordre de choses purement intelligible; elle ne peut être que la personnalité, c'est-à-dire la liberté, ou l'indépendance à l'égard de tout le mécanisme de la nature, considérée comme la faculté d'un être qui appartient sans doute au monde sensible, mais qui en même temps est soumis à des lois pures pratiques qui lui sont propres, ou qui lui sont dictées par sa propre raison, et par conséquent, à sa propre personnalité, en tant qu'il appartient au monde intelligible.

[Selon Kant, l'humain vit à la fois de la vie sensible et de la vie intelligible; sous le premier rapport, il est soumis aux lois mécaniques et nécessaires de la nature; sous le second rapport, il est soumis qu'à sa propre loi, il est libre.]

Cette idée de la personnalité, qui excite notre respect, et qui nous révèle la sublimité de notre nature (considérée dans sa destination), en même temps qu'elle nous fait remarquer combien notre conduite en est éloignée, et que par là elle confond notre présomption, cette idée est naturelle même à la raison commune, qui la saisit. aisément. Y a-t-il un homme, tant soit peu honnête, à qui il ne soit parfois arrivé de renoncer à un mensonge, d'ailleurs inoffensif, par lequel il pourrait se tirer luimême d'un mauvais pas, ou rendre service à un ami cher et méritant, uniquement pour ne pas se rendre secrètement méprisable à ses yeux? L'honnête homme frappé par un grand malheur qu'il aurait pu éviter, s'il avait manqué à son devoir, n'est-il pas soutenu par la conscience d'avoir maintenu et respecté en sa personne la dignité humaine, de n'avoir point à rougir de lui-même, et de pouvoir s'examiner sans crainte? Cette consolation n'est point le bonheur sans doute, elle n'en est pas même la moindre partie. Nul en effet ne souhaiterait l'occasion de l'éprouver, et, peut-être ne désirerait la vie à ces conditions; mais il vit, et ne peut souffrir d'être à ses propres yeux indigne de la vie. Cette tranquillité intérieure n'est donc que négative, relativement à tout ce qui peut rendre la vie agréable; car elle vient de la conscience que nous avons d'échapper au danger de perdre quelque chose de notre valeur personnelle, après avoir perdu tout le reste Elle est l'effet d'un respect pour quelque chose de bien différent de la vie, et au prix duquel au contraire la vie, avec toutes ses jouissances, n'a aucune valeur.-»
 

(Kant, extrait de la Critique de la raison pratique).

Le bien est donc par lui-même le principe du devoir. La raison ne peut concevoir la perfection comme supérieure à toutes les fins possibles sans juger par cela même qu'elle doit leur être préférée. 

Il y a pour elle une sorte de convenance a priori entre la perfection et l'être : on peut même se demander si une synthèse est nécessaire pour relier les deux termes, s'ils ne dérivent pas analytiquement l'un de l'autre. Le bien doit être; cela veut dire, au fond : il est bon que le bien soit (Fouillée, La liberté et le déterminisme).

Quelque opinion qu'on ait de la valeur logique de la "preuve" de l'existence de Dieu, proposée par saint Anselme et par Descartes, elle montre bien que, dans l'idée de l'être absolument parfait, l'esprit ne peut s'empêcher de mettre ou de voir l'idée de l'existence nécessaire. C'est, en quelque sorte, la même loi intellectuelle qui, l'idée du bien étant donnée, force l'esprit à y ajouter ou à en tirer l'idée du devoir.

Le devoir, c'est donc la supériorité que la raison reconnaît à l'idéal moral sur toutes les autres fins de la volonté humaine et la sorte d'empire que cet idéal exerce sur nous en vertu de sa supériorité même.

Peut-être, cependant, faut-il distinguer l'idée du devoir, qui est purement rationnelle, et le sentiment de l'obligation, qui résulte du conflit de cette idée avec les diverses inclinations de notre sensibilité. La première existerait encore chez un être qui, par hypothèse, serait tout entier raison pure ou dans lequel la volonté serait toujours conforme à la raison; le second n'existe que chez un être tel que l'humain, dans lequel la raison est unie à la sensibilité.

Ainsi l'humain ne juge pas seulement que le bien doit être réalisé; il juge que lui-même doit le réaliser, et cela malgré la résistance de ses penchants : 

« Fais ce que dois, advienne que pourra. »
Mais ce jugement est par cela même accompagné d'un sentiment, le sentiment d'une lutte et d'une contrainte, le sentiment de l'obligation.

Il résulte de cette condition particulière de l'humain la nécessité, pour la morale, de justifier le devoir, non pas seulement au regard de la raison, mais encore au regard de la sensibilité.

Le devoir se justifie de lui-même au regard de la raison, car il est identique à la raison. Le bien, on l'a vu, c'est le rationnel. Dès lors, affirmer que le bien doit être réalisé, c'est affirmer que la raison doit être satisfaite. En proclamant le devoir, la raison ne fait que proclamer sa propre hégémonie. Mais, si l'on se place au point de vue de la sensibilité, on peut objecter que c'est là une pétition de principe et que la raison est ici juge et partie dans sa propre cause. Certes, pour un être raisonnable, la satisfaction de la raison est un bien; mais, pour un être sensible, la satisfaction des penchants est aussi un bien. Dès lors, dans un être à la fois raisonnable et sensible tel que l'humain, la raison peut sans doute affirmer que son bien est supérieur à celui de la sensibilité et doit lui être préféré; mais elle n'est pas dispensée de prouver que, même du point de vue de la sensibilité, son bien est au fond préférable à l'autre, ou, pour mieux dire, que le conflit des deux biens est apparent et que le vrai bien de la sensibilité se confond avec le sien. (E. Boirac).

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