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Dans
l'ordre politique, l'histoire de Chypre de la fin du XIIe
à la fin du XVe siècle peut
être divisée en trois périodes. La première
s'étend de 1191 à 1291, date de la chute de Saint-Jean d'Acre .
Les destinées de l'île sont alors intimement liées
à celles du royaume de Jérusalem ,
ses princes ayant presque toujours été en même temps
rois ou régents de Jérusalem. Une seconde période
va jusqu'à la prise de Famagouste par les Génois en 1376.
Chypre s'appartient davantage, et c'est surtout avec l'Occident, Gênes
et Venise tout particulièrement, que
ses habitants multiplient leurs rapports. L'île devient le grand
entrepôt commercial de l'Europe et de l'Asie. Mais elle est fréquemment
en butte aux attaques des sultans d'Égypte qui la convoitent. La
troisième période, qui s'ouvre à la prise de Famagouste
et finit en 1489, voit commencer la décadence.
Une compagnie commerciale
génoise, la Mahone, s'établit dans l'île et
finit par en monopoliser à son profit tout commerce. Les marines
chrétiennes, gênées par ses exigences et par celles
de la banque génoise de Saint-Georges devenue cessionnaire de la
colonie, ne vinrent plus y opérer leurs chargements. Le pays s'appauvrit,
le trésor royal se vida, l'administration, les institutions militaires
périclitèrent faute de ressources. En 1426, les Égyptiens
se rendirent maîtres de Nicosie, firent prisonnier le roi Jean ou
Janus de Lusignan, le gardèrent enfermé
jusqu'en 1432, et ne le relâchèrent que contre un tribut annuel
de 5000 ducats, qui, sous le règne de Jacques II de Lusignan (1464-1473),
fut porté à 8000 ducats. Ce dernier prince, fils naturel
de Jean III, avait réussi à détrôner sa soeur
Charlotte et à reprendre Famagouste
aux Génois avec l'aide des Égyptiens (1464). Il périt
assassiné le 5 juin 1473. Son fils posthume, Jacques III, fut proclamé
roi à sa naissance, mais mourut à l'âge de deux ans
(1475). Des compétitions s'élevèrent alors entre Charlotte,
fille de Jean III, et Catherine Cornaro, veuve
de Jacques II. Celle-ci s'étant mise en possession du pouvoir grâce
à l'appui des Vénitiens, sa rivale Charlotte fit cession
de ses droits à Charles Ier, duc
de Savoie ,
par lequel le titre de roi de Chypre fut transmis dans la maison de Savoie.
Quant à Catherine, se voyant impuissante à résister
aux attaques sans cesse renouvelées des Turcs,
elle finit par céder l'île à la république de
Venise (1489). Chypre, à cette époque,
ne comptait plus guère que 300 000 habitants.
L'entrepôt
de Venise
La domination vénitienne
à Chypre dura de 1489 à 1574. La république de Venise
s'occupa surtout des intérêts de son commerce et donna peu
de soin à l'administration du pays. Soucieuse avant tout de remplir
le trésor de Saint-Marc, obligée, d'autre part, de payer
aux Égyptiens
d'abord, puis à la Porte, après la conquête de l'Égypte
par les Ottomans (1517), le tribut de
8000 ducats, elle pressura les habitants sans consacrer les ressources
qu'elle en tirait à améliorer la situation matérielle
du pays. Aussi, lorsque vint l'heure du danger n'y rencontra-t-elle aucun
appui. En 1570, des pirates, qui s'étaient emparés de vaisseaux
turcs, ayant trouvé un refuge dans l'île, le sultan Selim
II demanda satisfaction et réparation à Venise. N'obtenant
rien, il envoya contre Chypre une flotte de deux cents galères,
sous le commandement de Mustapha-pacha et de l'amiral Ali-pacha. Le général
vénitien Antonio Bragadino s'enferma dans Famagouste, tandis que
ses lieutenants, Dandolo et Rocco, pourvoyaient
à la défense de Nicosie. Cette dernière place tomba
après un siège de quatorze jours (9 septembre 1570).
Les Turcs y firent un carnage horrible
et un butin énorme. Quinze mille personnes furent égorgées.
Entre-temps, Venise
avait imploré le secours des puissances européennes. Aussitôt
l'Espagne
et le Saint-Siège
équipèrent une flotte, et, en septembre 1570,
cent quatre-vingt-douze galères, montées par 13 500 hommes,
vinrent mouiller sur les côtes septentrionales de l'île de
Crète ,
dans la baie de Sude. Mais le bruit de la chute de Nicosie étant
parvenu à cette armée, le découragement s'empara d'elle.
Les Espagnols se retirèrent en déclarant que la lutte était
désormais inutile, et bientôt le reste de la flotte en fit
autant. Cependant les Ottomans assiégeaient
Famagouste par terre et par mer. La garnison, composée d'environ
5000 hommes, se défendit pendant onze mois avec une bravoure inouïe.
Elle se rendit enfin sous promesse de vie sauve, le 1er
août 1571.
Mais le général turc, violant la capitulation, fit massacrer
la garnison jusqu'au dernier homme. Bragadimo lui-même, le héros
de la défense, fut écorché vif. La Porte ottomane,
maîtresse de l'île, continua, d'une façon plus brutale
encore, l'oeuvre de spoliation commencée sous la domination vénitienne.
La domination
Ottomane.
L'Empire ottoman ,
maître de l'île, continua, d'une façon plus brutale
encore, l'oeuvre de spoliation commencée sous la domination vénitienne.
Pendant plus de deux siècles, Chypre fut soumise au système
inique des baux à ferme. Le gouverneur payait annuellement et d'avance
au grand vizir ou au trésor impérial une somme de 2 500 000
piastres , sauf à s'indemniser ensuite sur le pays. En 1764, les
Chypriotes se soulevèrent, mais leur rébellion fut promptement
et cruellement réprimée. Vers le commencement du XIXe
siècle, lors de la création du vilayet des îles, dont
Chypre forma l'un des sandjaks ou livas, et dont le gouverneur général
ou vali établit sa résidence à Gallipoli sur les Dardanelles ,
leur situation s'améliora quelque peu. Ils ne s'en révoltèrent
pas moins en 1825 à l'exemple des Grecs continentaux, mais l'insurrection
fut étouffée dans des flots de sang. Le vice-gouverneur ou
mutezalim Rutschouk-Mehamed, ayant convoqué les ecclésiastiques
et les notables à Nicosie, les fit tous égorger. Dans le
courant de juin 1832, Mehemet-Ali, vice-roi
d'Égypte ,
qui venait d'envahir la Syrie, fit occuper militairement Chypre; l'année
suivante, il en fut investi par le sultan. Mais cet arrangement ne dura
pas, et, dès 1840, l'île fit retour à la Porte. L'année
précédente, le Hatti scheriff de Gulhane, promulgué
par le sultan Abdul-Medjid ( Le Tanzimat ),
avait aboli dans tous les sandjaks le système des baux à
ferme. Chypre fut dès lors administrée par un pacha, fonctionnaire
impérial au traitement. fixe de 120 000 piastres. Suivant les données,
aussi exactes que possible, recueillies à cette époque par
Mas-Latrie, l'île n'avait plus guère qu'une population de
108 000 à 110 000 habitants.
L'époque
contemporaine
La colonie anglaise.
Chypre passa ensuite
entre les mains de l'Angleterre
à laquelle la Porte la céda, le 4 juin 1878,
pendant que se tenait à Berlin le congrès
qui devait régler les conditions de la paix entre la Russie
et la Turquie .
Aux termes du traité signé dans cette ville par l'ambassadeur
britannique à Constantinople,
sir A.-H. Layard, et le représentant du
sultan S. E. Savfet pacha, l'Angleterre prit l'engagement de s'unir à
la Turquie pour la défense de ses provinces d'Asie. En retour de
cette garantie de protection, elle reçut de la Porte l'autorisation
« d'occuper et d'administrer » l'île de Chypre. Les conditions
de cette occupation furent réglées par une annexe au traité
principal, datée du 1er juillet
1878. Ces conditions étaient les suivantes :
1° un
tribunal musulman ,
s'occupant exclusivement des affaires religieuses, continuera d'exister;
2° un résident
musulman dirigera, de concert avec, un délégué britannique,
l'administration des biens fonds, des mosquées,
cimetière, écoles musulmanes
et autres établissements religieux de l'île;
3° l'Angleterre
tiendra compte à la Sublime Porte
de l'excédent des revenus de l'île appliqué à
l'administration;
4° la Sublime
Porte pourra librement disposer des biens fonds appartenant à l'État
ou à la couronne, dont le produit ne fera pas partie des revenus
de l'île;
5° l'Angleterre
se réserve le droit d'expropriation pour cause d'utilité
publique;
6° dans le cas
où la Russie
restituerait à la Turquie Kars et les autres conquêtes faites
par elle en Arménie
pendant la dernière guerre, l'île de Chypre serait évacuée
par l'Angleterre et la convention en date du 4 juin cesserait d'être
en vigueur.
La cession de l'île
à l'Angleterre
était conditionnelle, comme on le voit. Mais en fait, celle-ci considéra
sa prise de possession comme absolue et irrévocable, et elle donna
à son occupation tous les caractères d'un établissement
définitif. L'entrée en guerre de la Turquie aux côtés
de l'Allemagne
en 1914 fournit aux Britanniques le prétexte d'une annexion explicite
de Chypre. Le congrès de Lausanne ,
en 1924, entérina cette annexion, et l'année suivante, le
statut de colonie britannique fut octroyé à Chypre.
Indépendance
et partition.
La population chypriote
grecque, rangée derrière l'archevêque de Nicosie, à
commencé à se rebeller contre l'occupation britannique
à partir de 1931, et à réclamer le rattachement de
l'île à la Grèce
(doctrine dite de l'enosis); des tensions sont apparues aussi, à
partir de là entre les composantes grecque et turque de la population.
Après la Seconde guerre mondiale, la position des Chypriotes grecs
se radicalise et une résistance armée s'organise (création
en 1955 par Gheorgios Grivas de l'EOKA, Organisation nationale des combattants
chypriotes), en même temps que se développe chez les Chypriotes
turcs la doctrine dit du taksim, c'est-à-dire de la partition
de l'île. Sous la pression des États-Unis ,
inquiets de l'envenimement des relations de trois pays de l'OTAN impliqués
dans ce conflit (Royaume-Uni, Grèce et Turquie), l'indépendance
de l'île est finalement accordée en 1960. Un traité
confère toutefois un droit d'intervention à la Grèce,
à la Turquie et à l'Angleterre. Cette dernière conservant
par ailleurs sur l'île deux bases militaires (Akrotiri
et Dhekelia ).
La République
de Chypre est proclamée; une constitution est adoptée qui
règle le partage des pouvoirs entre chypriotes grecs et chypriotes
turcs, et confère notamment la présidence à un Grec.
C'est ainsi que Mikhaïl Mouskos (archevêque de Nicosie sous
le nom de Makarios III) devient le premier président de Chypre.
Mais cette accession au sommet de l'État d'un ancien partisan de
l'enosis, ne peut qu'être mal perçue par la partie
turque de la population, surtout au moment où des activistes de
l'EOKA, aux positions bien plus extrémistes, attisent les oppositions
entre les deux communautés. En décembre 1963, des violences
éclatent dans la capitale, Nicosie. En dépit du déploiement
de 2400 soldats de la paix de l'ONU en 1964, la violence sporadique d'intercommunautaire
continuera de sévir. Elle forcera bientôt la plupart
des Chypriotes turcs à se réfugier dans des enclaves protégées
réparties dans l'ensemble de l'île.
Parallèlement,
les relations de Chypre se tendent avec la Grèce ,
qui subit la dictature des Colonels à partir de 1967. Le paroxysme
de la mésentente intervient en 1974, quand Makarios exige le départ
des officiers grecs présents à Chypre. Le 15 juillet 1974,
un coup d'État commandité par les Colonels renverse Makarios,
qui doit s'enfuir. L'action provoque une intervention militaire de Turquie,
le 20 juillet, au Nord de Chypre. Quatre jours plus tard, le régime
des Colonels est renversé à son tour, à Athènes,
mais les forces turques continuent d'avancer. En août, plus du tiers
du territoire Chypriote est occupé. On assiste alors à des
mouvements massifs de population : les Chypriotes turcs quittent
le Sud pour s'installer dans la partie sous contrôle turc; les Chypriotes
grecs quittent le Nord pour rejoindre la partie grecque, où
Makarios retrouve ses fonctions de président, et les conservera
jusqu'à sa mort en 1977. Spyros Kyprianou lui succédera jusqu'en
1988.
En 1983, le secteur
tenu par les Turcs, qui s'était défini en 1975 comme un
État autonome, se proclame désormais « République
turque de Chypre du Nord ». Cet État, dirigé par Rauf
Denktash, sera reconnu seulement par la Turquie. En 1996 des affrontements
ont lieu le long de la zone tampon créée par l'ONU entre
les deux parties de l'île le long de ce que l'on a appelé
la Ligne Attila. La médiation tentée par les Nations
Unies l'année suivante sera un échec. La situation semble
encore empirer en 2001, quand la Turquie annonce qu'elle pourrait annexer
purement et simplement la République de Chypre du Nord, si Chypre,
qui a déposé une candidature d'adhésion dès
1990, devait entrer dans l'Union européenne, sans qu'il y ait eu
une réunification préalable.
De nouvelles rencontres
sont organisées en 2002 par l'ONU entre les dirigeants de la partie
grecque (Glafcos Clerides, puis Tassos Papadopoulos) et ceux de la partie
turque (Rauf Denktash). Après deux années de négociations,
les pourparlers, largement placés dans la perspective de cette possible
entrée dans l'Union européenne, aboutissent à l'organisation,
en avril 2004, d'un double référendum sur la réunification
de l'île (Plan Annan). Mais cette réunification, acceptée
du côté turc, sera rejetée par la population grecque.
Malgré cela, et aussi malgré le fait que Chypre ne se situe
pas géographiquement en Europe ,
l'île tout entière est entrée dans l'Union européenne
le 1er mai 2004. Ainsi actuellement, chaque
Chypriote titulaire d'un passeport de Chypre a le statut de citoyen européen,
mais les lois communautaires ne concernent à ce jour que la partie
grecque. Les efforts qui sont faits depuis par l'Union européenne
pour établir des liens commerciaux et économiques directs
avec Chypre du Nord se heurtent aux réticences de Nicosie. Mais
l'action internationale (Union européenne et Nations unies) pour
faciliter les relations commerciales entre les deux parties de l'île
commencent à porter ses fruits (ouverture de points de passage au
début de 2007, entre les parties Nord et Sud de la vieille ville,
à Nicosie). En février 2014, après une interruption
de près de deux ans, les dirigeants des deux communautés
ont repris les discussions formelles sous les auspices de l'ONU visant
à réunir l'île divisée. Le cycle de négociations
le plus récent pour réunifier l'île a été
suspendu en juillet 2017. (André
Berthelot / C. Kohler). |
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