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Aboû Djafar Hâroûn
er-Rachîd est le cinquième calife-abbâside,
fils du calife El-Mahdi et de Khaïzourân, né à Rey (Perse)
en 145 de l'hégire (763 de J.-C.) suivant Tabart, en 149 suivant d'autres,
mort près de Toûs le 3 Djoumada el-Akhir 193
(23 mars 809). Son père, qui avait pour lui une prédilection marquée,
lui avait décerné le nom d'Er-Rachid, c.-à -d. l'Orthodoxe, lorsqu'il
l'avait reconnu pour son successeur immédiat, au mépris des droits du
fils aîné El-Hâdi. Hâroûn, néanmoins, ne monta sur le trône qu'après
le meurtre de celui-ci, meurtre commandé par Khaizourân elle-même (15
septembre 786). Le premier acte de Hâroûn fut de choisir pour vizir l'homme
qui l'avait élevé et qu'El-Hâdi destinait au bourreau, Yahya, fils de
Khalid le Barmécide. Puis il fit emprisonner
ou exécuter un certain nombre de ses ennemis politiques. De concert avec
son célèbre ministre. il employa les cinq premières années de son règne
à organiser complètement l'État; il acheva l'oeuvre de ses prédécesseurs
et consolida pour plusieurs siècles les bases de l'administration. Le
vaste Empire abbâside (Le
Califat d'Orient), qui s'étendait alors de l'océan Atlantique aux
frontières de l'Inde et de la Chine, devint en peu de temps aussi florissant
que jamais.
A partir de 791 jusqu'Ã la fin de ce long
règne, la paix relative dont venait de jouir l'empire ne cessa pas d'être
troublée au dedans comme au dehors. Ce fut d'abord l'Alide Yahya ibn Abd
Allâh qui, s'étant enfui dans le Daïlam après la bataille d'El-Fakhkh
en 786, était parvenu à réveiller dans tout le Nord de la Perse les
anciennes haines du parti chiite. Il prit le
titre de calife et de nouveau leva l'étendard de la révolte. Hâroûn
envoya sans tarder contre lui son frère de lait, le Barmécide
Fadhl ibn Yahya à la tête de 50 000 hommes. Effrayé par ces préparatifs,
puis amené à composition par la diplomatie du général abbâside, Yahya
consentit à se rendre à Bagdad pour y faire
sa soumission.
Le chef reconnu des Alides fut reçu Ã
la cour avec force honneurs; Hâroûn le choya, le gratifia d'une dotation
magnifique, puis, un an après, lui faisait secrètement trancher la tête.
Le parti n'en demeurait pas moins vivace et sa haine séculaire comme ses
revendications (792). A peu près vers la même époque éclatait entre
deux Bédouins de la plaine de Damas, à propos d'une pastèque volée
à l'un par l'autre, une querelle que bientôt épousait non seulement
les clans auxquels appartenaient ces deux hommes, mais deux des tribus
arabes les plus puissantes, les Modharites et les Yéménites, auxquels
les liens du sang les rattachaient. De cette querelle naquit une véritable
guerre civile qui s'étendit à la Syrie tout entière et ne dura pas moins
de quatre ans. Djafar, chargé par le calife de rétablir l'ordre, n'en
put venir à bout qu'en 796. Dans l'intervalle, comme contre-coup des divisions
intestines de Damas, les Égyptiens, mécontents de leur gouverneur, se
révoltaient en 794, mais Harthama, gouverneur de la Palestine, les faisait
rentrer bon gré malgré dans le devoir; Allâf ibn Sofyan el-Azdi s'emparait
de Mossoul et s'y maintenait jusqu'Ã ce
qu'il en eût été chassé par le calife en personne : la Mésopotamie
se soulevait à la voix de Walîd ech-Cheïbâni. chef de tous Les Khâridjites
de la contrée; enfin les Zendigs (athées,
communistes) du Gourgân et du Khorasân menaçaient
de nouveau, comme au temps d'El-Mansoûr et d'El-Mahdi, la sécurité de
l'État; les prisons regorgèrent de ces hérétiques que la cour inquisitoriale
envoya impitoyablement au supplice.
En même temps qu'il cherchait à apaiser
ces troubles pour ainsi dire endémiques, Hâroûn avait à soutenir la
guerre contre les Byzantins, l'ennemi national.
L'impératrice Irène, rompant la trêve de 782,
avait recommencé les hostilités dès le début du règne de Hâroûn
: celui-ci avait fait envahir la Phrygie par Ishâq ibn Souleïmân, qui
avait poussé jusqu'à Samsun. Puis sa flotte, maîtresse de la mer, avait
ravagé les îles grecques et détruit la flotte d'Irène dans le golfe
de Satalia. En 797, le calife prend lui-même le commandement d'un corps
d'armée et pénètre au coeur de la Cilicie;
pendant ce temps, un autre corps gagne Amorium, Ancyre
et ne s'arrête qu'à Ephèse (798). Irène,
effrayée de la marche des Sarrasins. envoya au calife deux légats chargés
de traiter de la paix. Les négociations n'aboutirent qu'à un échange
de prisonniers. En 798, trois corps de cavalerie se lancent à travers
l'Asie Mineure, saccageant tout sur leur passage; l'un s'avance jusqu'au
Bosphore, en vue de Byzance, l'autre envahit
l'Hellespont, le troisième la Lydie. Un immense butin fut le résultat
de cette triple razzia. Enfin Irène se décida à implorer la paix et
à payer tribut.
Hâroûn, comme ses prédécesseurs, ne
témoignait pas une très vive sollicitude pour les provinces occidentales
de son vaste empire. Aussi bien la domination arabe n'avait jamais pu s'implanter
complètement dans les contrées berbères.
En 800, le calife accorda à Ibrahim ibn el-Aghlab et après lui, à ses
descendants, l'investiture du gouvernement de l'Ifriqiya tout entière,
à la seule condition de reconnaître la suzeraineté abbâside. Les Aghlabides
régneront ainsi à Kaïrouân pendant un siècle (Les
dynasties musulmanes au Moyen âge).
L'année 803 fut marquée par une invasion
de Khazars (Les
Turkmènes); ce peuple, venu des steppes occidentales de la Caspienne,
avait franchi le Caucase et s'était rué
sur l'Arménie musulmane; en quelques jours, il avait réuni plus de 100
000 captifs. Cette attaque imprévue ne put être châtiée et n'eut pas
de suite. Toutefois, l'événement le plus considérable de cette année-lÃ
fut la disgrâce éclatante des Barmécides. Irrité de l'issue, facile
à prévoir pourtant, qu'avait eu le mariage de sa soeur Abbâsa avec son
ami Djafar ibn Yahya, mais surtout jaloux de voir sa propre autorité contre-balancée
par l'énorme influence dont jouissait chacun des membres de cette famille
et trompé par les nombreux ennemis des Barmécides
qui les accusaient de haute trahison, Hâroûn er-Rachîd, oubliant tout
sentiment de reconnaissance, ordonna le massacre de tous les Barmécides
qui existaient dans l'empire et la confiscation de leurs biens.
Djafar eut la tête tranchée et le vieux
Yahya ibn Khalid fut jeté dans un cachot où il mourut en 805. La disgrâce
de cette illustre famille constitue un horrible drame qui a laissé sur
le nom d'er-Rachid une tache hideuse et indélébile. Hâroûn confia le
soin de le remplacer à son grand chambellan Fadhl ibn Rabî. C'était
un adroit courtisan, sinon un habile ministre; il n'avait pas peu contribué
à préparer la chute de son prédécesseur. Cependant l'impératrice Irène
ayant été déposée en 802, Nicéphore,
qui lui succédait, voulut inaugurer son règne par une reprise d'hostilité
avec les Arabes. Il écrivit à Hâroûn une lettre pleine de jactance;
le calife, en réponse à ce défi, renvoya la missive à son auteur après
avoir écrit sur la marge :
Hâroûn,
commandeur des croyants, au chien des Grecs. J'ai lu ta lettre, ô fils
d'une infidèle. Tu n'entendras pas seulement ma réponse, mais tu la verras.
En même temps, il entre en Asie Mineure avec
135 000 soldats et ne s'arrête que lorsque l'empereur réclame la paix
et promet de payer tribut. Le pays évacué, Nicéphore refuse (805) et
la campagne continue, désastreuse pour ses armes sur terre et sur mer
: Héraclée est prise par les musulmans, pillée et brûlée, Chypre
est dévastée par la flotte arabe ainsi que Rhodes
(Les
îles grecques au Moyen âge) et la plus grande partie du littoral
anatolien (807).
C'est en cette même année que Hâroûn
er-Rachîd envoya une ambassade à Charlemagne
pour lui remettre, sur sa prière, les clés du saint-sépulcre; parmi
les présents qu'il lui offrit, on remarquait une paire d'éléphants,
une clepsydre et un jeu d'échec (que l'on peut voir aujourd'hui au Louvre).
L'année suivante (808), le Khorasân se révoltait de nouveau. A la tête
du mouvement se trouvait Rafî ibn Leïç, petit-fils du fameux Nasr ibn
Seyyâr, gouverneur de cette province sous le dernier calife omeyyade.
Hâroûn, ayant remis la régence entre les mains de son fils aîné El-Amin,
se hâta de marcher contre les rebelles, accompagné d'El-Mâmoûn;
son fils cadet. Mais, dès son départ pour cette expédition, il se sentit
gravement atteint par le mal qui devait l'emporter. Il ne put en effet
aller plus loin que Toûs en Khorasân et mourut à Senabad, village de
la banlieue de cette ville; il était âgé de quarante-six ou quarante-huit
ans, et avait régné vingt-trois ans et quelques mois.
Il y a dans l'histoire peu de figures de
princes dont la gloire ait été autant surfaite que celle de Hâroûn
er-Rachîd. Ce nom est un de ceux qui ont le plus à perdre de prestige
et de l'éclat prêté par les historiographes complaisants. Hâroûn,
en effet, ne posséda ni grands talents, ni grandes vertus; il n'exécuta
aucune grande entreprise. ne fit point de conquêtes et se laissa surpasser
par les Barmécides en munificence et en libéralité.
Il fut le type du despote oriental : fastueux, excentrique dans ses goûts,
d'une jalousie inexorable, cruel, injuste, égoïste, vantard, viveur insaturable,
prodigue jusqu'à l'extravagance. Mais il payait bien les poètes et les
littérateurs courtisans. Tous les écrivains arabes se sont, par imitation
mutuelle, immolés à sa renommée, si bien que son nom a franchi les limites
du monde musulman et qu'il est devenu le héros d'un cycle de contes et
d'anecdotes qui l'ont rendu célèbre dans le monde entier. Hâroûn eut
le bonheur d'être conseillé par de grands ministres et aussi par sa femme
favorite, la fameuse Zobeïda. Il sut racheter toutefois ses vices et ses
crimes par quelques belles qualités. Il aimait passionnément les lettres
et les arts et admettait dans son intimité ceux qui les cultivaient. Il
avait dans son harem 400 concubines qui toutes excellaient dans quelque
art d'agrément; l'histoire de la littérature
arabe a conservé les noms d'un grand nombre de ces femmes poètes,
conteuses, danseuses ou musiciennes. Hâroûn était lui-même bon poète;
il avait le goût des constructions, embellit Bagdad et Raqqa dont il finit
par faire sa capitale et fit bâtir Hâroûnîya. Son règne fut illustré
par une foule d'hommes distingués tels que les Bakhtichoû, famille de
médecins célèbres, Mésué, médecin également;
les grammairiens Ibn Yoûnis et Sibawahi, les imâms Malik ibn Anas, Aboû
Hanîfa et Châfey, le conteur El-Asmaï, les poètes Khataf el-Ahmar.
Aboû-Nowâs, Ismâïl ibn Mohammed es-Seyyid el-Himyarî, Aboû el-Atahîya,
l'aveugle Aboû Zakkar, ami et commensal de Djafar le Barmécide; Khalil
ibn Ahmed, le codificateur de la métrique arabe; Ibrahîm de Mossoul,
le musicien de la cour; le grand kadi Aboû Yoûsouf, le savant Abd el-Moubârak
et tant d'autres dont les noms allongeraient démesurément cette liste.
(P. Ravaisse). |
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