 |
Alexandre Serguiévitch
Pouchkine
est
un poète né à Moscou
le 7 juin (26 mai) 1799, tué en duel à Saint-Pétersbourg
le 10 février 1837. Il descendait, par son père, d'une famille
noble dont plusieurs représentants avaient témoigné
d'un caractère singulièrement aventureux; sa mère
était la petite-fille du prince abyssin A.-P. Hannihal, surnommé
« Le Nègre de Pierre le Grand », qui mourut en 1781
dans le grade de général en chef. L'enfance capricieuse et
gâtée du futur poète fut bercée par les contes
populaires que lui communiquait la nourrice de sa mère, une brave
femme fort intelligente qui contribua beaucoup à l'éducation
instinctive de l'enfant. Il ne faut pas oublier, en effet, que toute la
famille parlait exclusivement le français, et que, par suite, la
vieille nourrice était, en dehors des serviteurs grossiers, la seule
personne avec qui l'enfant pût s'entretenir en russe. Pouchkine lut
de bonne heure un grand nombre d'ouvrages français, et s'essaya
même à imiter en français Molière.
En 1811, il entra au lycée de Tsarskoié-Célo ,
qui venait de s'ouvrir pour des enfants de familles nobles. Il s'y montra
élève fort intelligent, mais fort peu appliqué. En
1814, furent publiés, dans le Messager d'Europe, ses premiers
vers : A l'ami poète.
Un peu plus tard, au mois de janvier 1815,
il lut à une séance solennelle, où se trouvait le
vieux poète Derjavine, une pièce de vers dont celui-ci fut
si ravi qu'il prédit à l'adolescent un brillant avenir poétique
cette pièce porte le titre de Souvenir de Tsarskoié-Celo.
En 1815 et 1816, la réputation du jeune homme s'affirme dans la
capitale, où les poètes en renom commencent à traiter
en confrère l'étudiant du lycée. Dans cet établissement,
les cours étaient médiocres et la discipline peu sévère.
Il semble que Pouchkine s'y occupa moins de science que de poésie
(dans le ton des poètes légers du XVIIIe
siècle) et d'orgies joyeuses avec des officiers du régiment
de hussards de la Garde, en garnison à Tsarskoié-Célo.
Sorti du lycée le 21 juin 1817, il fut nommé au département
des affaires étrangères. De 1817 à 1820, sa vie ne
présente extérieurement que les pires désordres de
la jeunesse riche du temps; cependant, le poète prend part aux réunions
littéraires du cercle l'Arzamas, et compose son poème
Rouslan et Loudmila, récit romantique des traverses de deux
amants que cherche à séparer un méchant enchanteur.
On retrouve là les traces de toutes les lectures du jeune homme,
et, dans un cadre où figurent des noms empruntés à
la légende russe, on reconnaît sans peine une imitation adroite
de l'Arioste et surtout de la Pucelle
de Voltaire. Cependant, Pouchkine, avec l'ardeur
qui le dévorait, se livrait tout entier aux idées qui germaient
tour à tour dans la société qu'il fréquentait.
Il fut pris d'une belle passion libérale, montra à des amis,
au théâtre, le portrait de Louvel, l'assassin du duc de Berry,
décocha des épigrammes compromettantes,
et composa une pièce de vers : Volnost (la liberté),
dont l'enthousiasme parut dangereux. Arrêté et interrogé,
il avoua tout sans ambages, et faillit être
exilé en Sibérie .
Mais l'intervention de hauts personnages
fit adoucir la peine, et l'empereur Alexandre Ier
se contenta de le faire envoyer dans le Sud, à Ekatérinoslav.
Cet exil fut pénible au poète, mais, avec la facilité
des moeurs russes, il en eût pu tirer un heureux parti s'il eût
été moins fantasque, moins vaniteux, moins prompt à
se décourager, et plus réservé en paroles et en actions.
Il fit la connaissance du général Raevski, et fut emmené
par lui aux eaux du Caucase .
C'est là qu'il composa son fameux poème le Prisonnier
du Caucase, qui, lors de son apparition, en 1822, le consacra grand
poète. Jamais, en effet, la Russie n'avait trouvé chez un
de ses poètes une telle envolée lyrique, et un feu aussi
ardent dans la description vraie de la nature. Au cours d'une excursion
en Crimée, Pouchkine écrivit son poème la Fontaine
de Bakhtchisarat. Après un séjour assez long à
Kichiniev, il fut, à sa grande joie, envoyé à Odessa
en 1823, auprès du prince Vorontzov. Il lui sembla rentrer dans
la vie et reprendre contact avec la civilisation. Il est de fait que le
séjour dans une ville marchande ne fut pas sans utilité pour
cet esprit si peu pondéré; en tout cas, tout en se livrant,
ici comme partout, au plaisir et auquel Pouchkine travailla beaucoup, dévora
livres sur livres, et s'intéressa à cette vie pratique qui
était si nouvelle pour lui. Cependant, sa vanité et sa plume
trop prompte à l'épigramme lui aliénèrent son
chef, le prince Vorontzov, et, sur une plainte de celui-ci, le jeune homme
reçut, le 12 juin 1824, un avis signé de Nesselrode, lui
enjoignant de se rendre dans le bien de ses parents, au village de Mikhailovskoé
(gouvernement de Pskov), et d'y garder les
arrêts jusqu'à nouvel ordre.
Cet exil était grave pour une âme
aussi peu faite à la solitude. D'ailleurs, des scènes éclatèrent
bien vite entre Pouchkine et son père, et les rapports du poète
avec divers membres de sa famille devinrent si tendus que ses parents refusèrent
d'assumer plus longtemps la responsabilité de veiller sur leur fils,
et partirent pour la capitale. L'isolement de la campagne russe ne pouvait
guère être combattu que par le travail : Pouchkine se livra
sauvagement au travail, et écrivit, outre une multitude de poésies
détachées, les chants IV, V et VI de son poème Eugène
Oniéguine, commencé à Odessa, et un drame Boris
Godounov, qu'il ne publia qu'en 1834. Après le complot
des Décembristes (Noël 1825), le poète; n'étant
pas compromis, releva la tête et demanda sa grâce. Il fut présenté
à Moscou, le 20 septembre 1826, au nouvel empereur, Nicolas Ier,
et obtint. en juin 1827 l'autorisation de retourner à Saint-Pétersbourg
: le tsar déclarait en outre vouloir désormais lui servir
lui-même de censeur, pour lui éviter les réserves souvent
puériles des bureaux de censure. De 1826 à 1830, nous trouvons
le poète tantôt à Moscou, tantôt à Saint-Pétersbourg
ou même au Caucase ,
cherchant sa voie au point de demander un poste dans l'armée active,
collaborant à des revues, travaillant à un livre d'histoire,
et faisant la cour à une jeune fille de Moscou, Mlle N.-N. Gontcharova,
qu'il épousa en février 1831, après en avoir été
une première fois très froidement accueilli. De 1831 à
1837, la vie du poète est une lutte perpétuelle : d'abord,
contre les embarras d'argent que lui créent, d'une part, son insouciance,
d'autre part des engagements et des charges complexes de sa famille qu'il
endosse généreusement; puis, contre la très haute
société russe, dont le dédain lui pèse, l'irrite,
et le pousse à des extravagances.
-
Saint-Pétersbourg
«
Sur le rivage, en face des flots solitaires, il [Pierre le Grand] se dressait
plein de grandes pensées et regardait au loin. Devant lui, le fleuve
roulait ses larges ondes, une pauvre barque luttait seule contre elles.
Sur les rives couvertes de mousses et de fanges s'élevaient, par-ci
par-là, de noires isbas, asile du pauvre Finnois; une forêt,
impénétrable aux rayons d'un soleil voilé de brumes,
murmurait à l'entour.
Et
il pensait : « D'ici nous menacerons le Suédois; ici une ville
sera fondée pour le malheur d'un voisin orgueilleux. C'est ici que
la nature nous oblige à ouvrir une fenêtre sur l'Europe, à
poser un pied solide sur la mer; ici, sur des flots jusqu'alors inconnus,
tous les pavillons viendront nous saluer et nous convierons le vaste monde
à nos festins. »
Cent
années se sont écoulées et la jeune cité, parure
et orgueil du Nord, de l'ombre des bois, de la fange des marécages,
s'élève triomphante et superbe; là où naguère
le pêcheur finnois, enfant d'une nature marâtre, seul sur les
rivages plats, jetait dans des eaux ignorées son filet déchiré,
là, maintenant, sur des rivages pleins de vie, se dressent les groupes
élégants des palais et des tours; les navires, en foule,
de toutes les parties du monde, se dirigent vers des quais somptueux; la
Néva s'est revêtue de granit, des ponts se sont suspendus
sur les eaux; les îles se sont couvertes de parcs verdoyants, et
devant la jeune capitale, Moscou a incliné sa tête, comme
devant une nouvelle impératrice, une veuve couronnée.
Je
t'aime, création de Pierre, j'aime ton aspect sévère
et élégant, j'aime le cours majestueux de la Néva,
le granit de tes bords, les grilles forgées de tes enceintes, le
crépuscule clair de tes nuits mélancoliques, cette lumière
sans lune avec laquelle dans ma chambre je puis écrire ou lire sans
lampe; j'aime les grandes masses endormies de tes rues désertes
et l'aiguille étincelante de l'Amirauté.
Sans
laisser l'obscurité envahir les cieux dorés, une aurore se
hâte de remplacer l'autre, après avoir laissé une demi-heure
à la nuit. J'aime, par tes rudes hivers, ton atmosphère immobile,
et ton gel, la course des traîneaux, et le long de la large Néva
ces visages de vierges plus clairs que les roses. J'aime les mouvements
guerriers de tes champs de manoeuvre, la beauté uniforme des régiments
et des escadrons dans leur démarche ondoyante, les lambeaux de leurs
étendards victorieux, les reflets de leurs casques de cuivre, transpercés
dans le combat. J'aime, ô capitale guerrière, la fumée
et le tonnerre de ta forteresse quand la tsarine du Nord donne un fils
à la maison impériale, ou célèbre une nouvelle
victoire sur l'ennemi, ou quand la Néva, brisant ses glaces, les
porte vers la mer et frémit de joie à l'approche du printemps.
» (Pouchkine, Poésies) |
En 1831, le tsar lui donna un traitement
de 5 000 roubles pour lui permettre de travailler à une histoire
de Pierre le Grand, et lorsque le poète,
après avoir dépouillé les archives, se mit en devoir
de publier l'Histoire de la révolte de Pougatchev, le souverain
lui accorda une subvention de 20 000 roubles (1833). A la suite d'un voyage
à Orenbourg se rattachant à cette dernière étude,
Pouchkine publia sa nouvelle la Fille du capitaine, germe transparent
de ce roman historique qui devait trouver chez Tolstoï
sa forme souveraine. A la fin de 1836, le poète devint jaloux d'un
officier d'origine française nommé Dantès, fils adoptif
de l'ambassadeur de Hollande (baron de Heeckeren) : des lettres anonymes
lui signalaient l'assiduité du jeune homme auprès de sa femme.
Il le provoqua en duel, mais retira son cartel en le voyant, à l'improviste,
devenir son beau-frère. Toutefois, peu après, le tenant pour
l'auteur de lettres anonymes injurieuses, il écrivit sur son compte,
à son père adoptif, une lettre insolente et grossière
qui rendit le duel inévitable. Ils se battirent au pistolet, le
8 février (27 janvier) 1837, et Pouchkine, blessé mortellement,
mourut deux jours après.
La place nous fait défaut pour analyser
l'oeuvre de ce grand poète, le plus grand peut-être de son
pays et qui fut, en tous cas, un admirable novateur, le représentant
le plus complet du romantisme russe. Nous avons, en passant, cité
quelques-unes de ses oeuvres les plus célèbres; il conviendrait
surtout de s'arrêter sur le poème Eugène Oniéguine,
qui contient une si grande part d'autobiographie, et nous peint si vivement
l'état d'esprit dans lequel s'écoula sa jeunesse bouillonnante
et tourmentée. S'il fallait noter, en quelques formules, l'immense
importance de ce poète pour la Russie, on dirait qu'il a créé
le lyrisme russe en le faisant sortir des descriptions, des sentiments
et du style convenus, pour le mettre en contact vibrant avec la nature;
on ajouterait que, par l'admirable clarté et par l'équilibre
souverain dont il fait preuve, même dans ses emportements byroniens,
il a créé un style russe, et a rendu sa langue maternelle
capable de porter désormais les fruits les plus savoureux d'une
littérature nationale. Son oeuvre, interrompue, brutalement par
la mort, n'en est pas moins considérable. On y distingue : d'abord,
des poésies lyriques qui en sont peut-être la plus belle parure;
puis, des poèmes et, des scènes dramatiques, comme Boris
Godounov, Poltava, l'Avare chevalier, Mozart
et
Salieri, etc.; puis, des nouvelles (la
Fille du capitaine, la Dame de Pique, les Nouvelles de Bielkine, etc.);
des articles de critique, des souvenirs de voyages, des études historiques;
enfin, nous possédons de lui des
Lettres, précieuses
pour l'étude de sa personnalité.
(Jules Legras).
 |
Hugh
Barnes, Gannibal,
l'ancêtre de Pouchkine, Noir sur blanc, 2008.
9782882502049
Barnes
nous livre le maillon manquant entre Pouchkine et son insaisissable ancêtre
noir, entre les diverses branches d'une famille et ses racines, entre Pouchkine
et l'Afrique, l'Afrique et l'Europe,
l'Europe et la Russie. C'est l'histoire
d'une vie remarquable, qui méritait d'être racontée.
(couv.). |
|
|