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Pierre le Grand

Pierre Ier Alexeïevitch, surnommé Pierre le Grand, premier empereur de toutes les Russies(La Russie au XVIIIe siècle : L'Empire de Pierre), né au Kremlin de Moscou le 9 juin (30 mai) 1672, mort à Saint-Pétersbourg le 8 février (28 juillet) 1725, fils du tsar Alexis Mikhaïlovitch (mort en 1676) et de Nathalie Narychkine. Son père avait laissé deux fils, Féodor et Ivan, et six filles de sa première femme, Maria Miloslavsky, et, outre son fils Pierre, deux filles de sa seconde femme. Féodor lui succéda; mais à sa mort (7 mai 1682), ce fut le plus jeune des deux autres frères, Pierre, âgé de dix ans,qui fut proclamé tsar, Ivan étant faible d'esprit et de corps. Mais il fut soutenu par les parents de sa mère, les Miloslavsky, contre les Narychkine.

L'une des filles de la tsarine Maria Miloslavsky, l'ambitieuse et énergique Sophie, secondée des streltsi, soldats et marchands en même temps, milice permanente et héréditaire, mal disciplinée, fit massacrer les Narychkine le frères de la tsarine, son père adoptif et leurs partisans, et s'imposa comme régente pendant la minorité d'Ivan et de Pierre qui furent tous deux couronnés tsars (23 juillet 1682). C'est l'unique exemple dans l'histoire, russe de deux tsars occupant le trône en même temps. On peut voir au musée de Moscou leur double trône avec une ouverture dans le dossier par laquelle la régente, assise derrière, disait à ses frères sa volonté. Elle comprima de nouvelles émeutes des streltsi qui avaient forcé la cour à s'abriter au couvent de Troïtza, fit périr les princes Khovanski et affermit son pouvoir. Le jeune Pierre, confiné au village de Préobrajenskoé, aux environs de Moscou, était abandonné aux soins du médiocre précepteur Zotov. Son éducation ne progressa que par l'heureuse application de ses caprices.

Curieux de toutes les nouveautés, Pierre retrouva dans la maison de son aïeul, Nikita Romanov, un canot anglais d'une structure particulière, qui fut l'origine de sa passion pour la navigation. Abandonné à lui-même, courant les rues de Moscou, il avait fait connaissance de plusieurs habitants instruits de la Nemestskaïa Slobada (quartier des étrangers); le Genevois Lefort, le vieil Écossais Gordon, le Strasbourgeois Timmerman, les Hollandais Winnius, Brandt,etc., ses initiateurs en civilisation européenne, ses instructeurs en art militaire et de navigation, ses futurs généraux et ingénieurs. Ses familiers russes étaient Andreï Matveïev, Léon Narychkine, les princes Boris Galitzine, Romodanovsky, Dolgorouky, etc. Lefort, profitant de son goût pour les jeux militaires, forma avec cinquante de ses jeunes compagnons une compagnie qui fut le noyau du fameux régiment Préobrajensky; un autre groupe fut le noyau du régiment Séménovsky.

En même temps, le jeune tsar se livrait avec fougue aux plaisirs; sa mère, pour l'en préserver, le maria en février 1689 à Eudoxie Féodorovna Lapoukhine. Sophie, qui avait, dès 1687, voulu prendre pour elle-même le titre d'autocrate, se brouilla avec son frère désireux de mettre un terme à la régence. Il accusa sa soeur de l'avoir voulu faire assassiner; elle tenta de soulever les streltsi, et Pierre se réfugia avec sa mère au couvent de Troïtza; mais ses conseillers étrangers prirent l'avantage; Sophie ne put lui arracher une transaction et dut se soumettre, prendre le voile et se retirer dans un couvent. Le 11 octobre 1689, Pierre rentrait à Moscou; son allié vint le complimenter et lui laissa l'exercice réel de la souveraineté. Ivan ne vécut d'ailleurs que jusqu'en 1696.

Pierre, devenu maître absolu des destinées de la Russie, commença par organiser une armée permanente à l'européenne; Lefort et Gordon s'en chargèrent avec le concours d'officiers étrangers. Simultanément il portait ses efforts sur la marine. Il en sentait la nécessité d'ouvrir à son pays une issue maritime vers l'Europe occidentale. Il songea d'abord à la seule voie russe, à la mer Blanche, que des vaisseaux anglais visitaient déjà du temps d'Ivan le Terrible. Il fit en 1693 le voyage d'Arkhangel, alla jusqu'à Ponoï, sur la côte de Laponie, établit des chantiers, et il travailla lui-même à la construction des bateaux. Revenu en 1694 avec quelques vaisseaux sur la mer Blanche, il nomma Féodor Iouriévitch Romodanovsky amiral. Mais la mer Blanche obstruée par les glaces huit mois par an ne pouvait répondre au but poursuivi; la Caspienne ne menait qu'en Perse (Iran) : les débouchés rêvés ne pouvaient se trouver que sur la mer Baltique et la mer Noire; l'accès de l'une était barré par les Suédois; celui de l'autre, par les Turcs.
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Portrait de Pierre le Grand.
Pierre le Grand.

La vieille inimitié entre le peuple orthodoxe et le « mécréant », l'état de guerre contre la Turquie qui ne cessait d'exister depuis la régence de Sophie et où les Russes avaient une revanche à prendre, décidèrent le jeune tsar à tenter la conquête d'Azov. L'armée, dont firent partie, les nouveaux régiments Préobrajensky et Séménovsky, ainsi que les Cosaques du Don, sous le commandement des généraux Golovine, Gordon et Lefort, arriva devant Azov en 1695, après un long et pénible parcours par les voies fluviales de la Moskva, de l'Oka, du Volga et du Don. Le tsar suivait en simple « bombardier » du régiment Préobrajensky. Mais l'inexpérience des nouvelles troupes, l'absence de flotte et la trahison de l'ingénieur allemand Jansen firent échouer cette première expédition. Pierre ne se découragea point. Il établit sans tarder de nouveaux chantiers à Voronej, y fit construire avec une activité fiévreuse de nombreuses galères et barques (on a conservé un de ces bateaux entièrement taillé par le tsar), appela de l'étranger des artilleurs, des officiers de marine et des ingénieurs, si bien que, quelques mois après, au mois de mai 1696, vainqueur de la flotte ottomane, il put bloquer Azov par terre et par mer, et la place turque dut capituler (29 juillet 1696).

Pierre ordonna la construction d'une flotte de guerre sur la mer Noire et le creusement d'un canal joignant la Volga au Don (entreprise qui ne put aboutir). Désireux de trouver chez ses sujets les connaissances qu'il était obligé de demander à des étrangers, le tsar réformateur envoya une cinquantaine de jeunes nobles russes en Hollande, en Angleterre et à Venise, se perfectionner dans les arts et les sciences. Il se préparait à les y suivre dans le même dessein : une sédition retarda son départ. La vieille Russie s'était émue des innovations du tsar : il ne lui suffit pas de s'entourer des étrangers, murmurait-elle, de leur donner les meilleures places, de ne pas écouter les plus nobles Russes, il abaisse encore sa dignité tsarienne, acceptant le simple titre de bombardier dans l'armée de terre, de pilote dans la marine, marchant à pied derrière le riche traîneau de son général Lefort, négligeant les parades et la vieille étiquette de cour, vivant en mauvais chrétien, etc. De son couvent, Sophie attisait l'irritation. Le complot dénoncé, et les streltsy réprimés (février 1697), la fureur du jeune tsar fut terrible et la répression impitoyable. Il agit en véritable révolutionnaire couronné, ne s'arrêtant devant aucun moyen pour briser l'opposition aveugle des vieux préjugés, et ouvrir à la Russie la «fenêtre » par où devait pénétrer la civilisation européenne.

Ayant confié la direction des affaires à Boris Golitsyne et à Romodanovsky, Pierre sortit de ses États, sous le nom roturier de Pierre Mikhaïlov, dissimulé parmi les 270 « volontaires » de diverses origines et de toutes classes qui formaient la suite de la grande ambassade de Lefort, Golovine et Vosnytzine, envoyée auprès de la plupart des cours de l'Europe (avril 1697). Ce voyage avait autant pour but l'étude des institutions occidentales et l'enseignement que la négociation d'alliances contre les Turcs.

Abandonnant à son ambassade le soin des négociations politiques, Pierre Mikhaïlov visita rapidement les cours de Courlande, de Brandebourg et de Hanovre, se souciant peu de la vie des palais, attiré surtout par les travaux des fabriques, des usines, des arsenaux, des laboratoires, des pharmacies, examinant les ponts, les canaux, les moulins; il étudia avec une égale ardeur les mathématiques, la chimie, la physique, la zoologie, la médecine. Mais son principal objectif demeurait l'art maritime, et il se rendit seul à Saardam (Zaandam) et à Amsterdam, où il travailla en simple manoeuvre dans les scieries, les corderies et les docks, se mêlant à la vie des « skipers » hollandais. S'apercevant que « l'art de la mer » était ici purement empirique, il alla en Angleterre où on « construisait par principes », il y passa trois mois, déployant la même activité et embauchant à son service 500 ouvriers, ingénieurs, architectes, orfèvres, bombardiers, achetant des modèles de vaisseaux. Il revint en Hollande, dont il ne put obtenir la flotte sollicitée contre les Turcs; puis, évitant la France, avec laquelle l'élection du roi de Pologne l'avait brouillé, il se rendit par Dresde à Vienne où l'appelaient des intérêts politiques, et était à la veille de son départ pour Venise, une autre des grandes puissances maritimes de l'époque, lorsqu'il fut prévenu d'une nouvelle révolte des streltsi. Il rentra aussitôt à Moscou (4 septembre 1698), et bien que Gordon et Romodanovsky eussent déjà réprimé l'émeute, Pierre, contrarié de nouveau dans ses projets, fit trembler toute la vieille Moscovie par la cruauté des exécutions et des tortures 130 conjurés furent pendus devant le couvent où était enfermée Sophie.

Il profita de l'occasion pour licencier définitivement cette milice indisciplinée, cause permanente de troubles, et dont l'organisation archaïque ne répondait plus aux besoins militaires de la Russie. Le tsar répudia aussi sa femme Eudoxie Lapoukhine - dont il avait un fils, Alexis - sous prétexte qu'elle était de connivence avec ses ennemis, en réalité parce qu'elle était, comme les autres Lapoukhine, obstinément attachée aux anciens usages. Elle était d'ailleurs peu avenante et plus âgée que lui et avait pour rivale la belle Allemande Anna Mous. Comme Sophie, Eudoxie et Marthe Alexeievna, autres soeurs du tsar, eurent la tête rasée et furent enfermées dans un couvent.

Pierre poursuit alors avec une audace croissante l'organisation de son empire sur le modèle européen. Il fonde le 20 mars 1699 l'ordre de Saint-André. La mort de Lefort et de Gordon n'arrête pas la constitution de la nouvelle armée : 27 régiments d'infanterie et 2 de dragons fournis par un recrutement national. Les impôts sont modifiés, le costume allemand imposé aux fonctionnaires, la longue barbe proscrite à l'armée et dans les villes; il touche même à l'organisation ecclésiastique, laissant vacante la place du patriarche (1700). Il fonde des écoles, des imprimeries, attire des savants étrangers. La chronologie russe faisait commencer l'année en automne, il la fait dater du 1er janvier (1700).

A l'extérieur, il continue de poursuivre la conquête de débouchés vers la mer. Une trêve de trente ans, consécutive à la paix de Carlowitz, est conclue avec le sultan (3 juillet 1700); les Russes conservent Azov et Taganrog et sont affranchis du tribut payé au khan de Crimée. Pierre a envoyé à Constantinople un vaisseau de 46 canons et demandé la libre navigation de la mer Noire; il ne l'obtint pas, mais la paix lui laissa les mains libres du côté du Nord. Il s'est allié avec les rois de Pologne et de Danemark contre le jeune roi de Suède, Charles XII. En août 1700, ses forces occupent l'Ingrie et attaquent Narva. Charles XII, vainqueur des Danois, accourt et avec 8 000 soldats il triomphe sans peine des 38 000 hommes de l'armée hétéroclite et inexpérimentée des Russes (20 novembre 1700). Seuls, les régiments de Préobrajensky et Séménovsky, création de Pierre, se retirèrent avec les honneurs des armes.

Tandis que Charles XII, après ses succès, dirigeait ses troupes contre le troisième ennemi, la Pologne, le tsar, nullement abattu, s'appliqua à la reconstitution de son armée avec ses lieutenants et favoris, Michel Golitzine, Chérémétiev, Mentchikov, Apraksine, Bruce. Il fit travailler tout le monde : soldats, bourgeois, paysans, même les moines et les femmes, aux fortifications. Pour augmenter ses ressources, il créa de nouveaux impôts, exigea de l'argent des couvents, et le bronze de la plupart des cloches des églises fut transformé en canons. Il forma ainsi dix nouveaux régiments et put bientôt mettre en ligne des troupes homogènes et disciplinées. Les résultats furent : les échecs successifs des Suédois dans le bassin de la Baltique, la victoire de l'Embach (1er janvier 1702). Il atteignit, aux bords de la Néva, l'objectif rêvé, prit la forteresse de Notehourg, surnommée par lui SchIüsselbourg, puis Nienchantz, située à l'embouchure du fleuve, la rasa, et procéda aussitôt, le 27 mai 1703, à la création de la citadelle des Saints Pierre-et-Paul et d'un nouveau port, lequel, dix ans plus tard, fut transformé en capitale et reçut le nom de Saint-Pétersbourg.
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Falconet  : statue équestre de Pierre le Grand à Saint-Pétersbourg.
Statue équestre de Pierre le Grand à Saint-Pétersbourg, par Falconet.
Source : The World Factbook.

Après avoir fortifié, sur l'île de Cronstadt, l'accès de la Néva du côté de la mer Baltique, les Russes prirent Koproié, lam, Dorpat, et enfin Narva (mai-août 1704). La revanche de la défaite de 1700 était complète. Pendant que Charles XII est retenu par les affaires de Pologne, Pierre poursuit ses conquêtes en Courlande, s'empare de Vilna (Vilnius) et de Grodno. La défaite infligée par Leewenhaupt à Gemauerthof est effacée par la victoire russe de Kalisch (octobre 1706). Entre temps, il fait réduire par son meilleur compagnon d'armes, le feld-maréchal Chérémetiev, une émeute à Astrakhan, et, par les deux princes Dolgorouky, les soulèvements des Cosaques du Don, révoltes causées par le fanatisme des «vieux croyants» (ou raskolniki), par les rébellions autant contre les nouveaux usages que contre le dur service militaire. et les lourds impôts.

Cependant Charles XII ayant obligé Auguste de Saxe à renoncer au trône de Pologne et conclu la paix d'Altranstraedt, se tourne de nouveau contre Pierre. Les troupes russes sont forcées de se replier de Pologne vers l'intérieur du pays, tandis qu'un hiver rigoureux oblige les Suédois à se diriger vers le Sud où ils espéraient trouver un pays moins dévasté, ainsi que l'appui de Mazeppa, l'hetman des Cosaques de l'Ukraine. Mais la colonne suédoise de Loewenhaupt, forte de 18 000 hommes, amenant au roi de l'artillerie et des provisions, est battue par le tsar à Siesna. Charles XII n'entreprit pas moins avec le gros de son armée le siège de Poltava, principale ville de l'Ukraine. Le tsar arriva au-secours de la garnison avec 60 000 hommes. 

« L'heure est venue, dit Pierre à ses soldats, où va se décider le sort de la Russie. Rappelez-vous que vous ne combattez pas pour Pierre, mais pour le bien-être de la patrie confiée à Pierre. »
L'armée suédoise n'ignorait pas davantage que de la victoire seule dépendait son salut. Ce fut un combat acharné, épique. Des deux côtés on se battit en héros. Ni le roi ni le tsar ne s'épargnèrent. Charles, blessé, se fit porter sur une litière pour encourager de sa présence officiers et soldats. Trois balles atteignirent Pierre : l'une s'aplatit sur l'image sainte qu'il portait sur la poitrine, la seconde traversa sa coiffure, la troisième s'enfonça dans sa selle. Le nombre l'emporta, les Suédois furent mis en déroute (8 juillet 1709), et Charles XII, suivi de Mazeppa, dut fuir et se réfugier en Turquie.

La Livonie et la Carélie furent conquises, assurant aux Russes la domination sur les côtes de la Baltique par la prise de Vyborg, Riga, Dunamunde, Pernau, Kexholm, Revel (Tallinn). Le tsar projetait une attaque contre la Suède même lorsque Charles XII réussit à lui faire déclarer la guerre par la Porte (ler décembre 1710). Pierre remit le gouvernement au Sénat, restitua aux églises et aux couvents une partie de ce qu'il leur avait pris, et vint avec Chérémetiev camper sur les bords du Pruth, traversant la Moldavie dont l'hospodar Cantemir était son allié. Mais là il fut battu par le grand vizir (20 juillet 1711), cerné entre la rivière et un marais; sa situation semblait désespérée, mais sa femme Catherine Alexeievna (Le Printemps des Tsarines) le releva; le grand vizir fut corrompu et une paix signée à Hush (23 juillet). Les Russes rendaient Azov et l'embouchure du Don.

La compensation de ces pertes fut cherchée et obtenue du côté de la Baltique. Après une cure à Karlsbad (1711), Pierre a marié son fils Alexis à une princesse de Brunswick; il s'est concerté avec les Prussiens et les Danois, et a publié son mariage avec Catherine (2 mars 1712). De concert avec ses alliés allemands et danois, il traque les Suédois en Poméranie, en Holstein, bloque Steenbock à Toeningen, puis entreprend la conquête de la Finlande où il pénètre jusqu'à Tavastehus (1713). Mentchikov laisse neutraliser la Poméranie, ce qui entraîne sa disgrâce, mais le tsar triomphe de la flotte suédoise à Hangœud, s'empare des îles Åland et de Nyslott. Son suppléant habituel, le vice-tsar ou césar Romodanovsky, lui confère le grade de vice-amiral; il s'était plu à gravir un à un les degrés de la hiérarchie.

Charles XII, revenu à Stralsund, rompt la neutralité de la Poméranie, mais ne peut s'y maintenir contre les Prussiens et les Danois. Ceux-ci commencent à se méfier du tsar avec lequel le roi de Suède négocie un rapprochement.

C'est à ce moment, au printemps de 1717, qu'il fit un second voyage dans l'Europe occidentale, visitant La Haye (février 1717), puis Paris et la cour de Versailles (avril-juillet), dans l'intention de conclure un accord contre l'Angleterre avec le régent Philippe d'Orléans, peut-être aussi marier sa fille Elisabeth (qu'il eut de sa seconde femme Catherine) à Louis XV. Il ne réussit qu'à y remporter des succès personnels. Il émerveilla les Parisiens par sa prodigieuse activité, l'étendue de ses connaissances et le désir constant de s'instruire. Il se promenait partout, pénétrait dans les palais, vêtu simplement d'un habit de drap brun à boutons d'or, portant une perruque brune arrondie et non poudrée, sans gants ni manchettes, ne mettant jamais son chapeau, le tenant dans la main même dans la rue. Pendant sa visite à Louis XV, il prit, au grand scandale des courtisans, le petit roi sur ses bras.

Son attention était principalement pour la manufacture des Gobelins, l'Observatoire, les plans des forteresses, les cartes géographiques; sur celle de Russie, il corrigea de sa main les erreurs. Il assista à une séance de l'Académie des sciences et en fut élu membre. Il déclina les propositions de la Sorbonne pour la réunion de l'Église orientale avec l'Église latine. A partir de cette année 1717, la Russie eut un représentant en France, laquelle, de son côté, envoya, en 1721, à Saint-Pétersbourg, un agent diplomatique à poste fixe.

A son retour à Saint-Pétersbourg (21 octobre 1717), Pierre réprima sévèrement les abus commis pendant son absence. En même temps, il n'hésitait pas à assurer la durée de ses réformes par la suppression de son fils, héritier indocile. Le jeune Alexis, de moeurs grossières et d'intelligence arriérée, affichait le mépris des importations étrangères et l'affection pour les vieilles coutumes russes. Il s'entourait des adversaires des réformes, il avait par sa brutalité fait mourir sa femme après ses couches et conspirait avec sa mère et une partie du clergé. Son père vint à Moscou, prononça sa déchéance du droit de succession, le déféra à un tribunal de 124 dignitaires qui le condamna à mort; le lendemain, Alexis n'était plus (26 juin 1718). Après cette fin tragique et mystérieuse, les complices périrent dans les supplices.

Les pourparlers avec la Suède, menés par Gœrz, furent interrompus par la mort de Charles XII (30 novembre1718). Sur les conseils de l'Angleterre, l'aristocratie suédoise décida la Diète de reprendre la guerre contre les Russes. Ceux-ci envahirent à deux reprises le territoire suédois, malgré une démonstration navale de l'Angleterre. Délaissé par ses alliés, Pierre combattit seul; il fit arrêter tous les négociants anglais (1719). En même temps, il obligeait l'Autriche à lui donner satisfaction, expulsait les Jésuites.

La mort de son second fils (né de Catherine le 8 septembre 1717), Pierre Petrovitch, l'arrêta quelques jours (6 mai 1718); son désespoir fut tel qu'il faillit se suicider. Il reprit la guerre, dévasta la Finlande, et par une nouvelle attaque contraignit la Suède à traiter. La paix de Nystad (10 septembre 1791) acquit à la Russie l'Estonie, la Livonie, l'Ingrie, une partie de la Carélie, Vyborg et Kexholm.

Pierre atteignait son but. Il avait sur la Baltique un vaste littoral, non la fenêtre qu'il méditait, mais bien une large porte ouverte sur l'Europe occidentale. Ces heureux événements furent solennellement fêtés; le Sénat dirigeant et le Saint-Synode décernèrent au tsar les titres de «Grand, de Père de la patrie et d'Empereur de toutes les Russies» (2 novembre 1721). Une amnistie générale (sauf aux brigands et assassins) et la remise des impôts arriérés complétèrent les fêtes célébrées dans tout l'empire. Le titre impérial ne fut toutefois reconnu de suite à Pierre le Grand que par la Prusse, la Hollande et la Suède.

il entreprit alors une dernière guerre. Des marchands russes ayant été mis à mort par des Persans, il conduisit lui-même 400 000 hommes vers la mer Caspienne (1722), et s'empara de Derbent et de Bakou. Le shah, affaibli par des troubles antérieurs, dut céder à la Russie, par la paix du 12 sept. 4723, avec ces deux ports, les rivages méridionaux de la Caspienne, Ghilan, Mazandéran, Asterabad. La Porte accéda à ces conventions le 8 juillet 1721. Pierre le Grand a ainsi préparé à ses successeurs le chemin de l'Asie centrale. Une démonstration navale contre la Suède en faveur du duc de Holstein fut la dernière opération militaire du règne (juillet 1724).

A l'intérieur, malgré les guerres et les émeutes; la transformation sociale, politique et économique s'accomplissait, profonde et rapide. Les relations avec l'Occident devenaient de plus en plus suivies; des milliers de « volontaires » de l'instruction, de gré ou de force, franchissaient la frontière; le nombre des étrangers attirés en Russie n'était pas moindre, et la plupart y faisaient souche. Les moeurs s'humanisaient. Les usages asiatiques de la réclusion de la femme et du mariage sans son consentement furent abolis; des fêtes et des « assemblées » furent instituées où les hommes, le menton rasé - le port de la barbe était le signe d'opposition et d'attachement aux anciennes moeurs - et les femmes, à visage découvert (sans la fata), purent se livrer à des danses allemandes et polonaises.

Ce fut le commencement de la vie mondaine. Des mesures furent prises contre la mendicité, des maisons de travail établies pour les vagabonds, des asiles pour les enfants abandonnés et des hôpitaux pour les malades; on prohiba le port des armes; on traqua plus efficacement les brigands et les voleurs par une police régulière. - Les écoles se multipliaient : les élémentaires, dans les villes de la province; les supérieures « de mathématiques », de médecine, de navigation, d'artillerie, de beaux-arts, un « gymnase avec études générales et cours universitaires », des « académies de latin, de grec et d'allemand », à Moscou et à Saint-Pétersbourg. Une Académie des sciences fut fondée dans la nouvelle capitale sur le conseil de Leibniz et dans le désir de Pierre, comme il écrivit à l'Académie des sciences de Paris : « se montrer le membre digne de votre compagnie ». Il fit traduire, en Russie et à l'étranger, un grand nombre de livres techniques: de jurisprudence, d'économie politique, d'agriculture, de sciences militaires, de navigation, de géographie, d'histoire, de linguistique, que souvent il revoyait lui-même.

Sa soeur Nathalie composa des pièces russes, et des comédiens allemands jouèrent pour la première fois devant le public. Un simple marchand, Passochkov, écrit le livre : Pauvreté et Richesse, flétrissant les vices du temps, faisant l'apologie de Pierre le Grand et osant demander l'égalité de tous devant la loi. Polikarpov, subventionné par le tsar, rédige une histoire de la Russie depuis le XVIe siècle. Les bibliothèques s'enrichissent d'ouvrages et les musées de collections précieuses. L'imprimerie russe d'Amsterdam crée l'alphabet civil (1708), les caractères slaves ne servant plus que pour l'impression des livres d'église. D'autres imprimeries sont fondées en Russie, dans les deux capitales et en province. Le premier journal public apparaît : le Messager russe (1703). - Nous avons vu que, pour soutenir ses guerres et réorganiser son armée, Pierre dut en même temps remanier la perception des impôts, et le nouveau système fiscal amena à son tour des modifications importantes dans les groupements et la définition des catégories d'imposables. C'est principalement la population rurale qui subvenait aux frais de la transformation militaire, et, conséquence directe, payait de sa liberté la réforme cadastrale. Elle était composée de paysans libres (odnodvortsi); de métayers (polovniki), cultivant la terre des nobles, mais libres personnellement, et de paysans attachés à la glèbe.

Pierre les confondit dans une même classe assujettie à la captation et à la résidence fixe : c'était le servage définitivement établi et réglementé. L'impôt sur les âmes remplaçait l'impôt sur les feux, et les seigneurs en furent rendus responsables. La mesure fut atténuée par un ukase défendant de vendre séparément les membres d'une même famille. Les commerçants et les industriels payèrent la patente de première et deuxième guildes (classes) et jouirent, en revanche, de certains privilèges de trafic. Les artisans durent former des corporations avec leurs anciens (alderman) à la tête. On établit des monopoles; la régie elle-même vendait le tabac, le sel, d'autres produits de première nécessité, même des cercueils. On procéda, dans un but fiscal, au recensement régulier de la population. Seule, la noblesse demeurait exempte d'impôts; en revanche, tout gentilhomme devait servir l'Etat jusqu'à la mort. Les fiers boïars et les autres dignitaires ne formaient plus une oligarchie fermée; quiconque, Russe ou étranger, entrait au service et se distinguait, devenait noble; la noblesse héréditaire et la noblesse de service furent confondues en une seule classe : dvoriané.

Cependant, comme tous ces nouveaux impôts pesèrent lourdement sur les paysans et ne donnèrent pas toujours le résultat voulu, le tsar chercha à développer l'industrie et le commerce, multiplia les fabriques et les usines, encouragea l'exploitation des mines, de sorte que bientôt ses soldats furent habillés d'étoffes russes, et l'armement, canons et fusils, fait avec les métaux de l'Oural. Il établit des routes avec communication postale, creuse des canaux, fait diriger de force le trafic du port d'Arkhangelsk vers celui de Pétersbourg, conclut des traités de commerce, envoie des agents consulaires en Europe et des caravanes en Orient. II est à la fois libre-échangiste à l'extérieur et protectionniste à l'intérieur. L'ensemble de ces mesures financières et économiques fait monter les revenus de l'Etat de 1 et demi à 10 millions de roubles par an, chiffre considérable pour l'époque. - Résultat corollaire : l'effectif de l'armée peut être porté à 200 000 hommes de troupes régulières et à plus de 400 000 soldats irréguliers (Cosaques, Kalmouk, Tatars, etc.). La flotte compte 200 vaisseaux, 800 barques, 30 000 hommes d'équipage et 2 000 canons.

Dans le domaine administratif, la douma des boïars est remplacée par un Sénat dirigeant, et les prikazes par des collèges ou ministères collectifs, sur le patron allemand, avec l'autorité étendue de surveiller la bonne direction des affaires d'Etat, de poursuivre les abus de pouvoir, de rechercher et de rendre la justice. Le changement ne fut pas seulement de nom, et « le premier serviteur d'Etat » se soumettait lui-même aux décisions de « Messieurs le Sénat ». L'usage de payer les employés par des prélèvements arbitraires en nature fut remplacé par un traitement fixe. Les devoirs et les droits des fonctionnaires furent strictement limités selon le principe de la division du travail et de la responsabilité. Les fonctions civiles et militaires furent établies par rangs et par grades qu'on devait successivement franchir. Le tsar en donna l'exemple en ne passant, un à un, du grade de bombardier aux grades supérieurs, qu'en récompense de services rendus; ainsi, il n'accepta le titre de général qu'après la bataille de Poltava. Il mit de l'ordre dans l'administration provinciale : l'empire fut divisé en douze gouvernements, subdivisés en quarante-trois provinces, avec, à leur tête, des gouverneurs généraux et des vice-gouverneurs assistés de municipalités électives. La justice était rendue en province, soit par les tribunaux, soit par la magistrature élue des villes. Une délégation du Sénat formait la cour suprême à Saint-Pétersbourg.

L'administration ecclésiastique fut réformée dans le sens de la subordination du pouvoir spirituel au pouvoir temporel. La mort du patriarche Adrien (1700) fournit à Pierre, l'occasion d'abolir cette haute fonction, aux prérogatives presque égales à celles du tsar, et il la remplaça par l'assemblée des archevêques et évêques, le Saint-Synode (1721). Un grand procureur représentait auprès de lui l'empereur, de même qu'un procureur général auprès du Sénat. Chaque évêque dut entretenir dans son palais des écoles religieuses, et les fils de popes qui négligeaient de les fréquenter étaient astreints au service militaire. Les raskolniki (vieux croyants) furent poursuivis comme les plus rebelles aux réformes; ceux qui se tenaient tranquilles, sauf le paiement d'un impôt double, ne furent guère inquiétés.

Pierre se montra également tolérant à l'égard des confessions chrétiennes de l'Occident; seuls les Jésuites qui voulaient faire du prosélytisme furent expulsés; il protégea les autres ordres, notamment les Capucins établis à Astrakhan.

Après la mort de ses deux fils, Pierre le Grand s'occupa enfin d'assurer la succession régulière du trône, et, par l'ukase du 16 février 1722, le droit de désigner son successeur fut reconnu au souverain en dépit du principe de primogéniture. Cet ukase que Pierre fit solennellement jurer à ses sujets était la conséquence de l'élimination de son fils Alexis. Mais il n'en fit pas usage et mourut sans avoir pris de disposition pour régler sa succession qui échut à sa femme Catherine.

Atteint de maladie, le tsar continua de travailler, se mit à l'eau pour aider des matelots à mettre à flot une chaloupe échouée et succomba peu après. C'était un homme violent, de passions vives, aimant les femmes et le vin, s'amusant de forces grossières, mais animé d'un profond sentiment du devoir et dominé par l'idée de la grandeur de la Russie.

Le document connu sous le nom de Testament de Pierre le Grand, assignant pour but à la Russie une sorte de domination universelle, et visant en particulier à Constantinople, est une fiction du commencement du XIXe siècle. Si elle n'émane pas directement de Napoléon Ier, l'origine en doit être cherchée dans un ouvrage écrit en 1812 sous son inspiration (Des progrès de la Puissance russe). (E. Halpérine-Kaminsky).

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Dictionnaire biographique
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© Serge Jodra, 2004. - Reproduction interdite.