 |
Constitution
de la société courtoise.
Dès le XIe
siècle se constituent, surtout dans le Midi et le Sud-ouest de la
France, en Provence,
en Aquitaine, des centres de vie aristocratique.
Là, dans la paix, les moeurs des nobles s'adoucissent sous l'influence
des dames, qui prennent sur les seigneurs un ascendant de plus en plus
marqué.
Par suite de certains faits politiques,
ces moeurs du Midi gagnèrent le Nord. Aliénor
d'Aquitaine ayant épousé le roi Louis
VII, avec elle et ses gens s'introduisirent à la cour de France
des manières et des usages de leur pays. Ses deux filles épousèrent
l'une, Alix, le comte de Blois, l'autre, Marie, celui de Champagne; il
n'est pas étonnant qu'elles aient apporté dans leurs cours
respectives les goûts raffinés qu'elles tenaient de leur mère.
La comtesse Marie de Champagne surtout exerça sur son entourage
une influence prépondérante. Enfin, dans les croisades,
les barons du Nord se mêlant à ceux du Midi connurent et prirent
leurs façons de vivre.
A l'isolement où les seigneurs s'étaient
longtemps tenus dans leurs châteaux,
succède la vie en société, la vie de cour, qui réunit
constamment dames et chevaliers. Des deux côtés on cherche
à se faire valoir les dames veulent mériter les hommages,
les chevaliers veulent plaire par leur fidélité et leur bravoure.
En littérature,
un tel public aimera des oeuvres moins rudes en leur fond et moins frustes
en leur forme que ne l'étaient les chansons
de geste; il goûtera une poésie qui exalte les dames,
représente les chevaliers accomplissant pour elles des prouesses,
exprime les sentiments de l'amour. Enfin ce public,
plus instruit, lira les oeuvres qui lui seront offertes, et dont la forme
sera plus soignée par les poètes.
Ainsi, en même temps qu'elle s'initiait
à la vie de cour sous l'influence du Midi, la société
aristocratique du Nord se détournait des oeuvres qui l'avaient charmée
jadis, les chansons de geste désormais passées de mode. Alors
les trouvères lui présentent
une littérature nouvelle, conforme à ses nouvelles aspirations.
Elle se fait lire et lit des romans, elle écrit
et chante des chansons : toujours, dans chansons
et dans romans, c'est l'amour qu'il est question, et de chevalerie.
Poésie narrative
: les romans
Le mot roman
signifie à l'origine un récit, une narration, en vers et
en langue vernaculaire ( Les
langues romanes) : c'est une oeuvre d'imitation
ou d'invention. Le roman, qui se présente comme le récit
d'une aventure plus ou moins fictive, s'oppose cette autre composition
longue qu'est la chanson de geste, en ce que celle-ci a toujours, ou prétend
avoir un fondement historique. Nous entrons ici dans la littérature
proprement d'invention et d'imitation. La forme des romans est aussi plus
soignée que celle des chansons de geste, avec des rimes, car ils
sont destinés à être lus.
Dans ces romans règne
l'amour courtois, par opposition aux sentiments féodaux des chansons
de geste. Tandis que celles-ci chantent la guerre contre les infidèles
ou les luttes entre grands vassaux, ceux-là narrent les aventures
de chevaliers qui, tantôt pour obéir à la dame de leurs
pensées, tantôt pour accomplir un voeu, exécutent des
prouesses merveilleuses.
Caractères
essentiels des romans.
Le lecteur des romans
est d'abord surpris par l'abondance du merveilleux
: enchanteurs, fées, fontaines
miraculeuses, nains et géants,
L'imagination des auteurs semble inépuisable.
Les exploits accomplis
par les chevaliers ne sont pas, comme ceux des héros de chansons
de geste, pris dans la réalité et amplifiés; ils sont
purement imaginaires et, au lieu d'avoir une utilité comme la destruction
d'ennemis véritables, parfaitement vains.
L'amour, qui dans
les chansons n'apparaissait guère, tient ici une place considérable,
non seulement comme « mobile » des actions (c'est l'amour
qui inspire tout le Tristan et qui règle la vie de Lancelot),
mais comme objet d'une étude parfois très subtile : qu'on
lise par exemple, dans le Chevalier au Lion ,
les premières entrevues d'Yvain et de sa dame.
Un attrait non médiocre
de ces romans était sans aucun doute la peinture de la vie aristocratique
: belles entrées princières dans les villes, riches intérieurs,
toilettes soignées, somptueux festins, moeurs raffinées.
Les Romans de
la Table ronde.
Les Romans de
la Table ronde
ont pour origine les traditions celtiques sur le roi Arthur
et ses chevaliers. On y joint la légende du Graal,
vase où Joseph d'Arimathie recueillit
le sang de Jésus. Ces histoires bretonnes
passent d'abord en France (XIIe
siècle) sous forme de lais, dont les plus
célèbres sont ceux de Marie de
France.
Légendes
Arthuriennes.
Les luttes des Celtes
de la Grande-Bretagne
contre les Saxons, aux Ve
et VIe siècles ( L'Angleterre
au Moyen âge), avaient inspiré, au Xe
siècle, la chronique latine
de Nennius, où apparaissait pour la première
fois Arthur. Cette chronique fut développée et complétée,
au commencement du XIIe siècle,
par Gaufrey ou Jofroy (né à Monmouth,
mort en 1154), dans son Historia regum Britanniae. Arthur, simple
chef de clan, nous y est représenté comme un roi longtemps
victorieux des ennemis de la Grande-Bretagne, et dont les chevaliers, les
plus braves et les plus polis de la chrétienté, prennent
place autour d'une table ronde, pour éviter toute querelle de préséance.
Arthur finit par être mortellement blessé dans une bataille;
il disparaît alors, mais ses fidèles disent qu'il a été
transporté dans le séjour des bienheureux, l'île d'Avalon,
d'où quelque jour il reviendra ( La
légende d'Arthur et la légende de Frédéric
Barberousse). Wace, en 1155, développe
cette légende dans son roman en vers, le Brut .
Légende
du Saint-Graal.
Aux légendes
arthuriennes proprement dites, se mêla de très bonne heure
celle du Saint-Graal. Le Graal serait le vase où Joseph d'Arimathie
recueillit le sang du Christ; ce vase fut confondu avec celui de la Cène.
Le Graal, perdu, devait être retrouvé par un chevalier au
coeur pur; et Perceval fut le plus illustre des héros qui partirent
à la quête du Graal.
-
Les
chevaliers d'Arthur, assemblés autour de la
Table
ronde ont une vision du Graal.
Illustration
d'une manuscrit de Lancelot du Lac de
Gautier
Map (XVe s.).
Mythologie.
Enfin l'enchanteur
Merlin, introduit d'abord par Gaufrey, d'après
Nennius, joue un rôle considérable dans plusieurs de ces romans;
il y représente, avec les fées, une vieille mythologie très
difficile à reconstituer, et que les auteurs de lais ou de romans
ne comprennent déjà plus.
Les
lais (XIIe siècle).
Sous leur forme
la plus simple, les narrations brodées sur des sujets venus de (Grande-)Bretagne
sont des lais, courts poèmes, sortes de nouvelles en vers, chantés
par les bardes gallois. Les romans de la Table ronde ont été
tirés de ces lais . Ces lais furent traduits en français
au XIIe siècle.
Sur les vingt lais
bretons que nous avons conservés, quinze sont dus à une certaine
Marie, qui a vécu en Angleterre au XIIe
siècle, mais qui était née en France, et que l'on
appelle Marie de France. La prédominance
y est donnée soit au fabuleux, soit au féerique, soit à
la peinture de l'amour. En voici un exemple, du dernier type :
Un chevalier
vient tous les soirs contempler une dame accoudée à sa fenêtre;
le mari de la dame lui demande ce qu'elle fait là; elle répond
qu'elle écoute le rossignol; le mari, un brutal, fait tuer l'oiselet;
la dame envoie le corps de la petite victime au chevalier, qui le garde
en une boîte d'or.
Le
roman de Tristan et Yseult (XIIe
siècle).
On retrouve l'amour
« plus fort que la vie et que la mort » dans la légende
de Tristan .
Les funestes amours de Tristan et d'Yseult (Iseult) furent un des
sujets de romans les plus en faveur. Les deux rédactions principales
sont de la seconde moitié du XIIe
siècle (l'une est de Béroul, l'autre de Thomas).
Tristan,
prince de Léonois ,est le neveu du roi de Cornouailles, Marc. En
combattant un monstre qui désolait le pays, il est blessé
à l'épaule. Emporté en Irlande sur une barque sans
voile ni rames, il y est guéri par Yseult, la reine. Plus tard il
est chargé par son oncle d'aller chercher cette même Yseult
que Marc doit épouser. Sur le navire qui les mène d'Irlande
en Cornouailles, Tristan et Yseult boivent par erreur un philtre
(ou breuvage magique) destiné à lier Yseult et Marc d'un
amour inaltérable. De là une passion fatale qui les unit
l'un à l'autre, et qui les fait souffrir puisqu'ils ne peuvent s'épouser.La
suite de l'histoire nous présente de nombreux épisodes où
cette passion fait le tourment des trois personnages.
-
Tristan
et Yseult sur le bateau qui les mène en
Cornouaille.
(Illustration de la fin du XVe s.)
Le dénouement
varie selon les diverses formes prises plus tard par le roman :
dans une version Tristan et Yseult sont tués par Marc; dans une
autre ils sont guéris; la fin la plus intéressante
est celle qu'imagine Thomas :
Tristan
quitte le pays de Cornouailles pour la Bretagne et s'y marie. Blessé
par une arme empoisonnée, il ne peut être guéri que
par Yseult de Cornouailles. Aussi l'envoie-t-il chercher, à l'insu
de sa femme, en recommandant au messager de mettre une voile blanche au
navire s'il ramène Yseult, et une voile noire si la reine a refusé
de venir (cf. la légende de Thésée et d'Egée).
L'envoyé, Kaherdin, réussit dans sa mission, et Yseult revient
avec lui; cependant Tristan, étendu sur son lit, attend avec anxiété
le retour du navire, qui, presque en vue de la côte. est d'abord
ballotté pendant cinq jours par la tempête, puis est retenu
par un calme plat. La femme de Tristan, qui a surpris son secret, guette
à la fenêtre l'apparition du navire. Elle l'aperçoit,
voile blanche au vent : par jalousie, elle annonce à Tristan que
la voile est noire. Alors Tristan, ne pouvant retenir sa vie plus longtemps,
meurt de douleur. Yseult, arrivée trop tard, expire auprès
de lui.
Les
oeuvres de Chrétien de Troyes (mort en 1195).
De tous les poètes
qui exploitèrent et adaptèrent au goût français
la « matière de Bretagne »,
le plus célèbre est Chrétien
de Troyes. On ne sait presque rien de sa vie. Il eut pour protectrice
et pour inspiratrice une autre Marie de France (ou Marie de Champagne),
femme du comte Henri Ier de Champagne,
fille de Louis VIl et d'Aliénor d'Aquitaine.
Les oeuvres de Chrétien
ne sont pas toutes parvenues jusqu'à nous. Après Tristan
(vers 1160), qui a été perdu, et Erec ,
il écrivit Lancelot ou le Chevalier à la Charrette
(vers 1170), Yvain ou le Chevalier au Lion et Perceval (vers
1175). Ce dernier roman est resté inachevé, interrompu peut-être
par la mort de l'auteur.
Nous allons donner
une rapide analyse des trois principaux poèmes.
Le
Chevalier au Lion .
- Voici le vrai roman arthurien. Yvain , de la cour d'Arthur, se rend dans
la forêt de Brocéliande, où
il découvre une fontaine, abritée par un pin et entourée
d'un perron d'émeraude. Il prend de l'eau, dans une tasse d'or suspendue
au pin, et la répand sur le perron. Aussitôt s'élève
une formidable tempête, car la fontaine est enchantée. Un
chevalier ayant paru, Yvain l'attaque, le blesse mortellement et le poursuit
jusqu'en son château. Là, il assiste aux funérailles
de son adversaire, grâce à un anneau magique que lui a donné
une chambrière, et qui le rend invisible.
Il aperçoit
sa veuve et s'éprend d'amour pour elle. Grâce à une
confidente de la châtelaine, il peut pénétrer jusqu'à
la dame, qui elle-même ne peut résister à l'amour et
épouse le meurtrier de son mari. Bientôt, désireux
d'accomplir de nouveaux exploits, il quitte sa dame pour un an. Mais il
oublie le terme fixé et, lorsqu'il revient, l'entrée de sa
demeure lui est refusée. Alors, il se jette, par désespoir,
dans de folles équipées. C'est dans l'une d'elles, qu'il
délivre un lion d'un serpent qui l'enlaçait; ce lion, reconnaissant,
s'attache à lui : de là son titre de Chevalier au Lion. Enfin,
sa vaillance lui obtient son pardon.
-
Yvain
et son lion affrontent un dragon.
Lancelot ou
le Chevalier à la Charrette .
- Ce roman, dont le sujet a été donné à Chrétien
de Troyes par sa protectrice elle-même, est beaucoup plus touffu;
Il n'est pas d'ailleurs tout entier de la main de Chrétien. Le titre
vient de ce que l'un des chevaliers de la cour d'Arthur,
Lancelot, est parti à la recherche de la reine Guenièvre,
femme d'Arthur, enlevée par Méléagant, fils de Bademagne,
«roi du pays d'où l'on ne revient pas ». En chemin,
Lancelot perd son cheval, et, pour ne pas interrompre sa poursuite, il
accepte de monter sur une charrette conduite par un nain : c'était
une sorte de déshonneur, auquel il se soumettait volontairement
« pour le service de sa dame ». Nous avons ici un trait essentiel
d'amour courtois. Lancelot franchit le pont périlleux, , «
tranchant comme le fil d'une épée». Après plusieurs
épisodes, il délivre la reine, pour l'amour de laquelle il
consent encore à se laisser humilier dans un tournoi, jusqu'à
ce qu'elle lui ait donné l'autorisation de prendre sa revanche.
Lancelot passait, au Moyen âge, pour
le type du chevalier parfait, prêt à tout pour prouver
son amour à la dame de ses pensées.
Perceval .
- Le père et les deux frères aînés du jeune
Perceval ayant été tuée dans des tournois, sa mère
tente de conjurer la fatalité qui semble menacer toute la famille,
en se retirant avec son dernier enfant dans un château perdu au milieu
d'une vaste forêt; elle espère que celui-ci échappera
aux séductions de la chevalerie. Mais Perceval, errant dans la forêt,
rencontre des chevaliers, s'entretient avec eux; irrésistiblement
tenté par leurs récits de prouesses, et malgré les
protestations de sa mère, il part à la recherche du
Graal. Il se rend dans le château du roi pécheur, où
est gardé le vase mystérieux : il l'aperçoit; il voit
aussi une épée, un roi blessé et un plat. S'il eût
demandé ce que c'était que le plat et l'épée,
il aurait rompu l'enchantement qui retient le Graal; mais il reste muet.
Le poème est resté inachevé.
-
Perceval
à la recluserie.
Là se termine
l'oeuvre de Chrétien.
Les romans d'aventures.
Ce n'est pas seulement
à la Bretagne que le Moyen âge emprunte ses sujets et des
héros de romans. II puise aux sources les plus diverses, et particulièrement
(surtout après les Croisades)
aux sources byzantines. Il s'empare
aussi de vieilles traditions locales ; et, souvent, il invente.
On peut citer le
Roman des Sept sages, Flor et Blanchefleur, Parténopeus
de Blois, Jean de Paris, Robert le Diable, ainsi qu'un
petit roman curieux par sa forme : Aucassin et Nicolette.
Roman
des Sept Sages (ou Dolopathos) .
L'empereur Vespasien a un fils, que sa marâtre veut faire périr.
Le jeune prince ne peut se justifier, parce que les sept sages, auxquels
l'empereur a confié l'éducation de son fils, ont lu dans
les astres que celui-ci périrait s'il prononçait une seule
parole pendant les sept premiers jours de son arrivée au palais
de son père. Alors, pour faire prendre patience à Vespasien,
et pour occuper le délai au bout duquel le prince pourra parler
et prouver son innocence, chacun des sept sages débite une histoire.
Et le huitième jour, c'est la reine, la marâtre, qui est condamnée
à être brûlée vive.
Flore (ou Floire)
et Blanchefleur .
Floire, fils d'un roi païen, aime Blanchefleur, fille d'une captive
chrétienne. Le roi veut faire croire à son fils que Blanchefleur
est morte, et il lui montre un tombeau qu'il a fait construire pour la
jeune fille; mais Floire ouvre le tombeau et, le trouvant vide, part à
la recherche de Blanchefleur, qu'il finit, après de romanesques
aventures, par rejoindre chez le sultan de Babylone,
et qu'il épouse. Leur fille, Berte aux
grands pieds, deviendra un jour la mère de Charlemagne.
Parténopeus
de Blois est une adaptation nouvelle (XIIe
siècle) du fameux mythe de Psyché. Ici, ce n'est plus la
curiosité féminine, mais celle de l'homme, qui est punie
par la perte d'un mystérieux privilège.
Ce sont là des
romans d'imagination et de sentiment, placés dans un cadre plus
ou moins historique par les descriptions et par les détails de costume.
Plus rapprochés de l'histoire (sans qu'il faille y chercher l'exactitude
ni la vraisemblance) sont le Châtelain de Coucy et de la dame
de Fayel
(XIIIe siècle), Robert le Diable
(id.), etc. Cette production continue sans interruption au XIVe
et au XVe siècle, où l'on
peut citer le Petit Jehan de Saintré, par Antoine de la Salle;
et surtout Jean de Paris.
Jehan
de Paris .
- Jean ou Jehan, fils du roi de France, se rend en Espagne,
pour y épouser l'infante Anne, avec laquelle il a été
fiancé par son père. Sur sa route, il rencontre le roi d'Angleterre,
qui prétend à la main de la princesse. Il se fait passer
pour un riche bourgeois de Paris, et il étonne
son rival par son luxe et par son esprit. Arrivé à Burgos,
il fait une entrée éblouissante, charme le roi d'Espagne
et toute sa cour, finit par se nommer, par rappeler les engagements pris
avec son père, et il épouse l'infante.
Il faut mettre à
part un petit roman écrit mi-partie en prose, mi-partie en vers,
une chante-fable (seconde moitié du XIIe
siècle). Si la royauté de l'amour est caractéristique
de la littérature romanesque, c'est bien un véritable roman
que le chante-fable d'Aucassin et Nicolette, malgré son tour
simplement fantaisiste, et non féerique.
Aucassin
et Nicolette .
- Nicolette est une jeune captive sarrasine, reconnue au dénouement
pour la fille du roi de Carthage; elle est aimée d'Aucassin, fils
du comte Garin de Beaucaire. Celui-ci contrarie leurs amours; il fait enfermer
son fils et Nicolette dans des cachots; mais la jeune fille s'échappe
et se réfugie dans la forêt voisine. Là, elle rencontre
des bergers, à qui elle demande de prévenir Aucassin. Le
comte, après la disparition de Nicolette, fait sortir son fils de
prison; Aucassin monte à cheval, se dirige vers la forêt,
y trouve les bergers qui lui parlent de Nicolette, et la cherche de tous
côtés. C'est alors qu'il rencontre un pauvre serf, hideux,
pleurant un boeuf qu'il a perdu : il y a là un dialogue d'un simple
et admirable réalisme, qui forme contraste avec la gentillesse des
autres épisodes, - comme la scène du Pauvre, dans le Don
Juan
de Molière. Enfin, Aucassin et Nicolette
se rejoignent et, après quelques aventures, peuvent se marier.
Ici la prose alterne avec les vers : il y
a des couplets chantés et des parties de récit parlées;
de là vient l'appellation de chante-fable. Cette
oeuvre délicieuse, seul spécimen d'un genre qui dut être
très goûté au Moyen âge, est sans doute d'origine
orientale; elle nous serait venue par les Arabes
d'Espagne.
Les romans antiques.
Les trouvères
instruits, les clercs, veulent exploiter l'Antiquité pour varier
les sujets de leurs romans. Mais ils n'imitent pas les oeuvres originales
des anciens; ils s'adressent à des compilateurs gréco-byzantins.
Rappelons qu'un classement
conventionnel des épopées du Moyen âge range les romans
antiques dans un troisième cycle (dont les deux premiers seraient
celui de France et celui de Bretagne), que l'on intitule : cycle troyen
ou de Rome la Grant. C'est la division donnée, au XIIIe
siècle, par Jean Bodel :
Ne sont
que trois matières à nul homme entendant,
De France, de Bretagne
et de Rome la Grant.
Mais cette classification
est aussi inexacte que possible. Il n'y a d'épopées que les
chansons de geste; la matière de Bretagne et l'Antiquité
n'ont fourni que des romans.
Sources
et esprit des romans antiques.
Les clercs connaissaient
toute une mine féconde d'aventures dignes de piquer la curiosité
des auditeurs par la nouveauté des paysages, des héros et
des situations : c'était l'épopée grecque
et latine. Mais ils ne traduisirent
pas fidèlement, ils n'imitèrent même pas directement
Homère, Virgile,
Stace, ou des historiens comme Quinte-Curce.
Les oeuvres antiques avaient suscité, dans le monde gréco-byzantin,
des adaptations et des transpositions singulières : c'est à
ces compilations que puisèrent les clercs du Moyen
âge. Aussi ne faut-il leur demander aucune couleur locale. Déjà
transformés et altérés à Alexandrie
et à Byzance, les héros
antiques deviennent, au XIIIe siècle,
des chevaliers français.
Exemples
de romans antiques.
Les plus célèbres
ouvrages de ce genre sont : le Roman d'Alexandre, le Roman de Troie,
le Roman d'Enéas, le Roman de Thèbes. Les héros
y sont des chevaliers : aucune couleur locale.
Le
Roman d'Alexandre .
- Ce poème de vingt mille vers de douze pieds (dit alexandrins
depuis leur emploi dans ce roman), attribué à deux poètes,
Lambert le Tort
et Alexandre de Bernay,
a pour source principale un roman grec, écrit à Alexandrie
vers le IIe siècle de notre ère, attribué à
Callisthène. L'auteur de cet ouvrage
en avait puisé les éléments essentiels dans l'historien
latin Quinte-Curce, mais il y avait mêlé toutes sortes de
fables orientales.
Le Roman de
Troie .
- Ce roman composé par Benoît
de Sainte-Maure, comprend environ trente mille
vers. C'est le mieux écrit et le plus célèbre des
romans antiques. Les rôles de femmes y sont intéressants :
Médée, Andromaque,
Polyxène. Parmi les guerriers, Hector
a toutes les préférences de l'auteur; il est le type du parfait
chevalier Ce roman eut un prodigieux succès en France et à
l'étranger.
-
Prise
de Troie par les Grecs.
Illustration
d'un manuscrit du XIVe siècle.
Le Roman d'Enéas .
- C'est une très libre adaptation de l'Enéide
de Virgile. Le poète a fait preuve d'invention en créant
presque entièrement le caractère et le rôle de Lavinie,
fille du roi Latinus et fiancée d'Enée.
Dans ce poème, il y a place pour le merveilleux, qui était
entièrement éliminé du Roman de Troie.
Le Roman de
Thèbes .
- Le poème commence par les aventures d'Oedipe,
depuis son enfance jusqu'à son exil. Puis vient le récit
détaillé et surchargé de la lutte entre Etéocle
et Polynice : tout se termine par les funérailles des deux frères,
encore ennemis dans la mort. La réputation de ce roman égala
celle du Roman de Troie. On en possède plusieurs remaniements
en prose.
L'épuisement
de roman courtois.
En subissant l'influence
de la littérature romanesque, la chanson de geste avait fini par
tomber dans l'invraisemblance et la plus folle fantaisie; c'est sur ce
terrain que la rejoignît le roman.
Le désir de
toujours satisfaire la curiosité de leur public, de renchérir
sur le connu en aventures extraordinaires et descriptions merveilleuses,
poussa les poètes à accepter, des clercs qui les avaient
lus dans les textes latins et des voyageurs qui les rapportaient d'Orient,
toutes sortes de sujets, de fables, de contes,
sur lesquels ils brodèrent à l'envi.
Les romans de chevalerie
et de courtoisie, comme les chansons de geste
dont ils partagent la fortune, cessèrent bientôt non pas d'avoir
des lecteurs, mais de se renouveler.
Diffusion
et influence.
Mais aussi comme
les chansons de geste, les romans courtois français ont, avant de
céder la place, fait le tour de l'Europe, et ont déterminé,
dans tous les pays, des imitations. Nous avons déjà nommé
Perceval (Parsifal) ,
qui fut complété par un poète
allemand. Mais c'est surtout en Italie
et en Espagne que les chevaliers
courtois devinrent les héros d'innombrables poèmes ou romans.
L'Arioste, dans son Roland furieux ,
mêle les souvenirs de la Table ronde à ceux des chansons de
geste; et la bibliothèque de Don Quichotte
contient des Amadis ,
des Florisel, etc. inspirés par les auteurs français
des XIIIe, XIVe
et XVe siècles.
Lorsque , en France,
la société courtoise refleurit, au XVIIe
siècle, l'esprit chevaleresque reparut dans de nouveaux romans,
cette fois en prose. Des adaptations par démarquage et délayage
pullulèrent aux XVIIe et XVIIIe
siècles, mais elles n'ont rien de « littéraire».
C'est au XIXe siècle que la philologie
a rendu, dans leur intégrité, les romans du Moyen
âge.
La poésie
allégorique.
Si les clercs sont responsables en partie
des romans d'Alexandre ou de Troie, il ne faut pas oublier
qu'à leur initiative nous devons un genre nouveau. L'amour
est le sentiment qui, dans les romans chevaleresques, mène les chevaliers
et les dames, mais les aventures continuent d'en faire le principal attrait.
L'idée vint à certains clercs,
selon des exemples de l'Antiquité latine, de supprimer les aventures
pour s'appliquer uniquement à la peinture de l'amour lui-même,
en étudiant la façon dont il naît, se développe,
est aidé, contrarié, et finit par être vainqueur. Les
idées, les qualités, les sentiments deviennent des personnages,
- c'est le procédé de l'allégorie.
L'allégorie
fait agir et parler, comme des personnes vivantes, des idées, des
sentiments et, d'une manière plus générale, des abstractions.
La peinture et la sculpture
usent de l'allégorie, quand elles
représentent la Paix, la Guerre, la Justice, la Charité,
sous la figure d'êtres humains dont la physionomie, le geste, le
costume et les attributs révèlent aux yeux la signification.
Loin d'être
un procédé primitif, l'allégorie fut, au Moyen âge,
un raffinement, et comme une crise de préciosité, crise qui
devait se renouveler dans la première moitié du XVIIe
siècle. L'usage n'en fut si répandu et le succès n'en
fut si grand que parce que l'allégorie ainsi pratiquée piquait
la curiosité et flattait la vanité des lecteurs.
L'allégorie
est fort à la mode dans la littérature médiévale;
c'est à tort qu'on en attribue parfois le premier emploi aux auteurs
du Roman de la Rose. Ceux-ci n'ont fait qu'en consacrer et en autoriser
l'usage par une oeuvre remarquable.
Le
Roman de la Rose.
Le Roman de la
Rose ,
est le chef-d'oeuvre des poèmes allégoriques. Composé
de deux parties, il a été écrit par deux auteurs :
Guillaume de Lorris et Jean
de Meung. La première partie est de 1230 environ, et elle a
pour auteur Guillaume de Lorris. Celui-ci mourut, dit-on, fort jeune et
n'eut pas le temps d'achever son roman, lequel fut continué, environ
quarante ans plus tard, par Jean Clopinel, surnommé Jean de Meung,
mort vers 1305. Ce roman eut un grand succès : Marot,
au XVIe siècle, en donna une édition
rajeunie.
Ces deux parties
sont très différentes, et par l'esprit qui les anime, et
par le style. L'histoire du jeune chevalier qui, dans la première
partie, veut cueillir une rose, et qui en est empêché par
des allégories représentant des sentiments, se transforme,
dans la deuxième partie, en une satire de la société.
Seule la première partie appartient donc à la littérature
courtoise, celle des châteaux; la seconde relève plutôt
de la littérature bourgeoise
et satirique, celle des villes, plus frondeuse, et à laquelle
appartiennent aussi des oeuvres comme le Roman de Renart
ou les fabliaux.
Analyse
de la première partie du Roman de la rose. - Guillaume
de Lorris prétend nous raconter un songe qu'il fit a il y a plus
de cinq ans, lorsqu'il était dans sa vingtième année.
Un matin du mois
de mai, il va se promener dans la campagne, et il arrive à un verger
entouré d'un mur ; sur ce mur sont peintes des figures hideuses,
en particulier Envie, Avarice, Vieillesse. La porte du verger est ouverte
au jeune homme par Oysouse (Oisiveté), qui le conduit à un
pré où dansent Déduit (Plaisir), le dieu d'Amour,
Beauté, Richesse, Courtoisie, etc. Parmi les merveilles du verger,
Guillaume admire surtout un buisson de roses, et l'une de ces roses (qui
représente la jeune fille aimée) lui parait si fraîche
et si belle qu'il ne peut en détacher ses yeux. Pendant ce temps,
Amour le frappe de ses flèches.
-
Le
narrateur du Roman de la rose, à l'entrée du jardin.
A partir de ce moment,
le système allégorique va fonctionner d'une façon
assez ingénieuse. Franchise, Pitié plaident les intérêts
de l'amant; Danger (Résistance), Haine, Peur, l'empêchent
d'approcher de la rose. Le jeune homme, de son côté, sera
servi par Bel-Accueil et Amour, persécuté par Male-Bouche
(Médisance), Raison, Jalousie, etc. Grâce à Pitié
et à Bel-Accueil, Guillaume peut approcher de la rose. Mais Male-
-Bouche a tout vu, et prévient Jalousie, qui fait entourer le parterre
d'un mur, et construire une tour où sera emprisonné Bel-Accueil.
Guillaume se lamente, et c'est là que se termine ou que s'arrête
le poème de G. de Lorris.
-
Conseils
de Courtoisie
[Courtoisie
apprend à Guillaume comment il doit se conduire dans le monde pour
y avoir du succès. C'est une spirituelle satire des manières
élégantes du XIIIe siècle, et en même temps
une sorte de civilité puérile et honnête].
« Sois sage
et aimable, parle avec douceur et mesure aux grands et aux humbles : et
quand tu iras par les rues, prends l'habitude de saluer les gens le premier
et si quelqu'un a devancé ton salut, garde-toi de rester muet, mais
aie bien soin de répondre sans aucun retard. Ensuite, fais attention
à ne dire aucun mot déplacé. aucune mauvaise plaisanterie...
Je ne tiens pas pour courtois un homme dont la conversation serait, malhonnête.
Sois serviable à l'égard des dames; Honore-les toutes : et
pour les obliger n'épargne point ta peine. Et si tu entends quelque
médisant qui parle mal des femmes, blâme-le, dis-lui de se
taire. Agis, si tu le peux, de manière à plaire aux dames
et aux demoiselles, et qu'elles entendent bien parler de toi : elles t'en
estimeront davantage. Toutefois, point d'orgueil; pour celui qui est, intelligent
et prudent, l'orgueil est une folie et un péché, et l'orgueilleux
ne peut contraindre son coeur à la soumission. Habille-toi, selon
ta fortune, de beaux vêtements et chausse-toi bien; une belle robe,
de beaux ajustements donnent beaucoup de prestige à un homme. Aussi
dois-tu t'adresser à un bon tailleur, qui sache faire des pointes
élégantes et des manches bien ajustées. Renouvelle
souvent, tes souliers à lacets ou tes bottes; mais ne les porte
pas si étroitement ajustés que les vilains se moquent de
toi, en demandant comment tu y es entré ou comment tu pourras en
sortir. Sois toujours d'une parfaite propreté; lave tes mains et
tes dents; ne laisse pas tes ongles noirs. Attache tes manches, peigne
tes cheveux; mais ne te farde pas Si tu es habile en quelque exercice où
tu puisses plaire, je te recommande de ne pas le négliger... Si
tu te sens agile et léger, n'hésite pas à sauter;
si tu te tiens bien à cheval, pique en avant et en arrière;
si tu sais rompre des lances, tu peux par là te faire beaucoup estimer...
Si tu as la voix claire et pure, ne refuse pas de chanter, quand on te
le demande : bien chanter embellit beaucoup. Il convient à un jeune
chevalier de savoir jouer de la viole et de la flûte, et de danser;
de pareils talents servent à sa fortune. » (Guillaume
de Lorris, Roman de la Rose, I). |
La première partie
du Roman de la Rose témoigne d'une réelle connaissance
du coeur. L'amour ingénu, inquiet, tour à tour confiant jusqu'à
l'imprudence et réservé jusqu'au mépris, y est très
sûrement décrit Guillaume de Lorris est un ancêtre,
très lointain, de Marivaux. Il est courtois
comme Chrétien de Troyes; il nous repose de toutes les vilenies
des fabliaux et des farces, sans sortir de la vérité psychologique.
Enfin, considérée
comme poème, la première partie du Roman de la Rose
est un des chefs-d'oeuvre du Moyen âge. La langue en est souple,
claire, élégante.
Succès
du Roman de la Rose.
Ainsi complété,
le Roman de la Rose devint, de la fin du XIVe
siècle au milieu du XVIe l'oeuvre
la plus célèbre de la littérature
française. Les manuscrits encore existants sont très
nombreux; et, dès la découverte de l'imprimerie, les éditions
se multiplièrent. Marot, en 1527, en donna une nouvelle, dont la
préface est un excellent document. Et la Pléiade,
qui condamnait le Moyen âge, en excepte le Roman de la Rose.
Poésie lyrique
Pour nous, depuis les chefs-d'oeuvre du lyrisme
romantique, au XIXe
siècle, l'épithète de « lyrique » s'applique
généralement à l'expression des sentiments
de l'auteur ou des idées qui lui sont chères, avec le secours
de grandes et de vives images; au Moyen âge il signifie simplement
« chanté ».
Les formes lyriques
sont très variées ; les principales
sont la chanson d'histoire, l'aube, le rondeau, la pastourelle, la rotrouenge,
toutes originaires du Nord. Du Midi, viennent le jeu-parti,
la sirvente, la ballade,
etc. C'est une poésie aristocratique par les sentiments qu'elle
exprime (amour courtois, fidélité chevaleresque), et par
la qualité des poètes, pour la plupart nobles et même
souverains.
Dans toutes ces poésies se retrouve
l'amour courtois, sentiment conventionnel, que nous avons déjà
signalé dans les romans de la Table ronde. Le poète
chante son amour, discret et patient, pour une dame qui accepte cet hommage
mais avec une fierté toujours en éveil, et qui exige du soupirant
tous les sacrifices. Cet amour est considéré comme la source
de toutes les vertus; il ne peut s'adresser qu'à un objet digne
de lui. C'est déjà la théorie de l'amour fondé
sur l'estime qui, après avoir passé dans la littérature
espagnole, animera les tragédies
de Corneille. De là, dans tous ces petits
poèmes, une psychologie compliquée, délicate, presque
mystique. Malgré ses obscurités ou ses exagérations,
cette analyse du coeur est ingénieuse et piquante.
Origine méridionale
de la chanson.
On eut de bonne
heure des cantilènes en langue vernaculaire
sur des sujets religieux ou sur des sujets profanes, des chansons
de danse, des rondes,
des couplets patriotiques ou satiriques, des complaintes narratives, etc.
Bref, tout ce qui est entré aujourd'hui dans le domaine populaire
ou enfantin a eu au Moyen âge sa période littéraire.
On distingue les
poètes du Midi, les troubadours, et
les poètes du Nord, les trouvères.
Les uns et les autres furent le plus souvent, jusqu'au XIIIe
siècle, des grands seigneurs. Tandis qu'en langue
d'oïl les trouvères chantaient les exploits des barons,
en langue d'oc les troubadours chantaient,
pour une société où régnaient les dames, les
sentiments amoureux des chevaliers.
Lorsque le Nord eut
pris le goût de la vie courtoise et que les deux aristocraties eurent
appris à se connaître aux croisades, les trouvères
se mirent à cultiver la chanson.
Les genres d'origine
française.
Il faut signaler
tout d'abord plusieurs genres qui semblent s'être développés
dans la région française, sans aucune influence méridionale,
ou qui, du moins, étaient entièrement constitués avant
que cette influence les ait altérés.
La
chanson d'histoire.
« On appelle,
au moyen âge, chansons d'histoire, à cause de leur
caractère à moitié narratif,
ou chansons de toile, sans doute parce que les femmes les chantaient
en travaillant (et la plupart d'entre elles nous présentent une
femme assise à son travail), des chansons de peu d'étendue,
qui nous exposent en un petit tableau une aventure ou souvent une simple
situation d'amour. Ces chansons, en vers de dix ou de huit syllabes assonants,
se composent de quelques strophes (le quatre, cinq, six ou huit vers, munies
d'un refrain. Nous en avons malheureusement conservé fort peu, eu
égard au grand nombre qui en a certainement existé. »
(G. Paris, La littéralure francaise au Moyen âge.)
On peut comparer
les chansons d'histoire aux romances modernes, qui exposent, nouent et
dénouent un petit drame, en plusieurs strophes terminées
chacune par le même refrain. Signalons comme type de chanson
d'histoire : la Belle Doette.
-
La Belle
Doette
[Les
plus anciennes chansons du XIIe siècle ont un caractère narratif.
Ce sont des romances héroïques où le poète raconte
en quatre ou cinq couplets une aventure de guerre ou d'amour. Telle est
la Belle Doette. Elle attend son époux; il ne reviendra pas.
Il a péri dans un tournoi].
Bele Doette as fenestres
se siet,
Lit en un livre,
mais au cuer ne l'en tient;
De son ami Doon
li ressovient,
Qu'en autres terres
est alez tornoier.
E or en ai dol 1.
Un escuiers az degrés
de la sale
Est dessenduz, s'est
destrossé sa male.
Bele boette les
degrez en avale 2,
Ne cuide pas oïr
novele male.
E or en ai dol.
Bele Doette tantost
li demanda :
« Ou est mes
sires que ne vi tel pieça 3 ? »
Cil ot tel duel
que de pitié plora.
Bele boette maintenant
se pasma.
E or en ai dol.
Bele Doette s'est
en estant drecie,
Voit l'escuier,
vers lui s'est adrecie,
En son cuer est
dolante et correcie,
Por son seignor
dont ele ne voit mie.
E or en ai dol.
Bele boette li prist
a demander :
« Ou
est mes sires cui je doi tant amer?
- En non Deu, dame,
nel vos quier mais celer :
Morz est mes sires,
ocis fu al joster.
E or en ai dol.
Bele Doette a pris
son duel a faire.
« Tant mar
i fustes, cuens Do, frans debonaire 4.
Por vostre amor
vestirai-je la haire,
Ne sor mon cors
n'avra pelice vaire 5.
E or en ai dol
Por vos devenrai
nonne en l'eglyse Saint Pol. »
Traduction :
Belle Doette à
la fenêtre est assise;
lit en un livre,
mais son coeur est ailleurs.
De son ami Doon
lui ressouvient,
qui est allé
au tournoi en autre terre.
Et maintenant j'en
ai deuil.
Un écuyer
devant les degrés de la salle
est descendu, a
détaché sa valise.
Belle Doette descend
les degrés;
elle ne croit pas
ouïr mauvaise nouvelle.
Et maintenant j'en
ai deuil.
Belle Doette aussitôt
lui demanda :
« Où
est mon seigneur que je n'ai vu depuis si longtemps? »
Lui eut telle douleur
que de pitié pleura.
Belle Doette aussitôt
se pâma.
Et maintenant j'en
ai deuil.
Belle Doette s'est
dressée tout debout,
voit l'écuyer,
vers lui s'est dirigée;
en son coeur est
dolente et courroucée
pour son seigneur,
qu'elle ne voit pas.
Et maintenant j'en
ai deuil.
Belle Doette se prit
à lui demander :
« Où
est mon seigneur, que je dois tant aimer?
- Au nom de Dieu,
dame, je ne veux pas vous le cacher.
Mon seigneur est
mort, tué au tournoi.
Et maintenant j'en
ai deuil. »
Belle Doette a commencé
son deuil.
«
Ah! pour votre malheur vous y fûtes, comte Doon, loyal et de bonne
extraction.
Pour l'amour de vous
je vêtirai la haire;
ni sur mon corps
n'y aura plus de pelisse fourrée de vair.
Et maintenant j'en
ai deuil :
Pour vous je deviendrai
nonne en l'église Saint-Paul. »
[ Notes
:
1.
- Le refrain ne rime pas, dans les premières strophes. Dans les
trois dernières, il rime avec un vers de douze syllabes, qui s'y
ajoute. (Nous avons retranché deux strophes à la fin de la
romance.) Cet allongement inattendu du refrain est d'un effet très
heureux.
2.
Avaler (ad vallem), c'est proprement descendre ou faire descendre.
3.
Pieça (pièce-a), c'est-à-dire il y a pièce,
morceau, espace de temps.
4.
Debonaire, c'est-à-dire de bonne aire, ou de bon lieu, de bonne
extraction; c'est le sens primitif. On a aussi expliqué autrement
la locution : de bon air (visage).
6.
Vair (latin, varius) désigne cette fourrure de teinte variée
qu'on nomme aujourd'hui petit-gris.] |
L'aube
L'aube (ou chanson
du point du jour, alba) a pour thème ordinaire la séparation
au chant de l'alouette.
Le
rondeau.
Le rondeau
est une chanson à danser, non divisée en strophes, mais dont
on répète deux fois la partie. initiale, comme dans le triolet.
Le
lai.
Le lai
(ne pas confondre avec le lai narratif) est une
chanson, à strophes dissemblables, sur un sujet d'amour.
Le
vireli.
Le vireli (devenu
virelai) est plutôt analogue au rondeau.
-
Un virelai
d'Eustache Deschamps
« Je ne voy
amy n'amye,
Ne personne qui
bien dye;
Toute leesse deffaut,
Trous cuers ont
prins par assaut
Tristesse et merencolie.
Au jour d'ui n'est
ame lie,
On ne chante n'esbanie,
Chascun cuide avoir
deffaut;
Li uns a sur l'autre
envie,
Et mesdit par janglerie;
Toute loyauté
deffaut.
Honneur, amour, courtoisie,
Pitié, largesse,
est perie,
Maiz convoitise
est en hault,
Qui fait de chascun
versaut,
Dont joye est anyentie
:
Je ne voy alny n'amye.
Trop règne
dolente vie;
Cest age ne durra
mie,
Car d'onneur a nul
ne chaut;
Cognoissance est
endormie,
Vaillance n'est
a demie
Cogneue, ne mise
en haut.
Loyauté, senz,
preudommye,
Ne bontez n'est
rernerye.
On liéve
ce qui ne vaut,
Et ainsis tout perdre
faut,
Par non senz et
par folye.
Je ne voy amy n'amye.
»
(Eustache
Deschamps).
|
La
rotrouenge.
La rotrouenge
(ou rotruange, rotroenge) est généralement un petit poème
galant. Il était divisé en strophes (cinq couplets, avec
un refrain de deux vers), chantées en s'accompagnant sur la rote.
Chanson amoureuse badine, la rotrouenge se prêtait à la musique
dont la modulation rappelait celle des chants
d'église. On chante encore dans certaines provinces de France
de vieux airs dérivés des rotrouenges.
Du donjon
où il est captif, un prisonnier adresse à ses amis, qui semblent
l'oublier, un appel pour sa rançon. Il dit sa tristesse à
la pensée que ses terres sont en souffrance; il parle de l'amitié,
de la fidélité, naguère honorées, aujourd'hui
sans partisans. Ces plaintes sont la rotruenge de Richard
Coeur de Lion.
La
pastourelle.
La pastourelle,
avec des « paysanneries », est un mélange de
rusticité convenue et de réalisme. Son
thème ordinaire se trouve développé dans le
Jeu de Robin et Marion ,
un divertissement que le poète bourgeois Adam
de la Halle, d'Arras, écrivit pour
la cour de Charles d'Anjou, roi de Naples
:
Un chevalier
propose son amour à la bergère Marion, qui le repousse parce
qu'elle aime Robin. Le chevalier dépité enlève Marion
aux yeux de Robin et de ses amis, qui n'osent rien dire. Mais la belle
se débat tant que le chevalier la laisse aller, et les bergers célèbrent
son retour par des réjouissances champêtres.
-
Illustration
du Jeu de Robin et Marion.
Les parties chantées y alternent avec
les parties récitées, comme dans un chante-fable et un moderne
opéra-comique. Cette oeuvre relève à la fois de la
poésie lyrique et de la poésie dramatique.
Autre exemple de pastourelle
:
Un chevalier rencontre une bergère (pastoure). Il lui offre
son amour : elle sera dame dans un château. La pastoure repousse
ces avances, préférant son humble bonheur à une fortune
qui ne lui vaudrait que mépris. Cette pastourelle est de Jean
de Brienne, roi de Jérusalem,
puis empereur de Constantinople.
(Première moitié du XIIIe
siècle).
La
chanson de croisade.
La chanson de croisade
se présente sous trois formes : tantôt c'est une chanson de
guerre, à refrain, exhortation lyrique à combattre les infidèles;
tantôt une chanson d'amour, plainte d'une femme ou d'une fiancée,
dont le chevalier est à la croisade;
parfois, enfin, c'est un chevalier qui regrette la dame laissée
au pays.
Un croisé
partant pour l'Orient (1191) se lamente d'être obligé de quitter
sa « loyale compagne », sa « dame, compagne et amie ».
Il ne peut ôter de son coeur l'amour, et pourtant il faut quitter
celle qu'il aime! Ce croisé est le Châtelain
de Coucy.
Les genres d'origine
provençale.
Une poésie
lyrique plus savante et plus raffinée s'était développée,
dès la fin du XIe siècle,
dans le Midi de la France. Le centre en était à Toulouse,
dont les comtes étaient protecteurs du gai savoir, et souvent poètes
eux-mêmes. La guerre des Albigeois
vint brusquement
ruiner cette civilisation brillante.
Dans toutes ces poésies
se retrouve l'amour courtois, sentiment conventionnel que nous avons déjà
signalé dans les romans de la Table ronde Le poète chante
son amour, discret et patient, pour une dame qui accepte cet hommage mais
avec une fierté toujours en éveil, et qui exige du soupirant
tous les sacrifices. Cet amour est considéré comme la source
de toutes les vertus, il ne peut s'adresser qu'à un objet digne
de lui.
Or la poésie
provençale, dès la seconde moitié du XIIe
siècle, exerça une très profonde influence sur la
poésie du Nord, grâce surtout à Marie de Champagne,
fille d'Aliénor d'Aquitaine.
Les genres propres
au Midi étaient :
Le
salut d'amour.
Le salut d'amour
est une sorte d'épître, sans règles fixes.
La
tençon.
La tençon
est une dispute entre deux poètes sur une question galante, dont
une variété est le jeu-parti.
La
sirventé.
La sirventé
(ou sirvente) est une chanson satirique ou guerrière.
La
ballade.
La ballade
se compose de trois couplets suivis d'un refrain, plus un envoi.
-
Encore est
vive la souris
[Charles
d'Orléans composa cette ballade pendant sa captivité en Angleterre.
Le bruit de sa mort avait couru en France : il proteste contre cette nouvelle
avec indignation et avec esprit].
« Nouvelles
ont couru en France,
Par maints lieux,
que j'étais mort;
Dont avaient peu
déplaisance
Aucuns qui me haient
à tort;
Autres en ont eu
déconfort
Qui m'aiment de
loyal vouloir,
Comme mes bons et
vrais amis.
Si fais à
toutes gens savoir
Qu'encore est vive
la souris.
Je n'ai eu ni mal
ni grevance,
Dieu merci, mais
suis sain et fort,
Et passe temps en
espérance
Que paix, qui trop
longuement dort,
S'éveillera,
et par accord
A tous fera liesse
avoir.
Pour ce, de Dieu
soient maudits.
Ceux qui sont dolents
de veöir
Qu'encore est vive
la souris.
Jeunesse sur moi
a puissance,
Mais Vieillesse
fait son effort,
De m'avoir en sa
gouvernance.
A présent
faillira son sort;
Je suis assez loin
de son port.
De pleurer vueil
garder mon hoir;
Loué soit
Dieu de Paradis,
Qui m'a donné
force et pouvoir,
Qu'encore est vive
la souris.
Envoi.
Nul ne porte pour
moi le noir;
On vend meilleur
marché drap gris
Or, tienne chacun
pour tout voir
Qu'encore est vive
la souris. »
-
(Charles
d'Orléans, ballade 26).
|
La
chanson courtoise.
La chanson courtoise,
dans laquelle le poète exprime ses propres sentiments, est composée
de trois couplets, dont deux seulement dans la même forme.
La
sotte chanson.
La sotte chanson
est une parodie de la précédente.
Principaux poètes
lyriques.
Les
Troubadours.
L'époque
des troubadours s'étend depuis la
fin du XIe siècle jusqu'à
la seconde moitié du XIIIe. On compte
dans cet intervalle environ deux cents troubadours. Nommons quelques-uns
d'entre eux, pour la plupart plus anciens que les trouvères-
:
Guillaume
IX (ou Guillaume de Poitiers), comte de Poitiers et duc d'Aquitaine
(mort en 1127);
Jofroy Rudel, prince
de Blaye, qui, devenu amoureux de la comtesse de Tripoli, sur la seule
renommée de sa beauté et de ses vertus, se croisa en 1147,
et arriva gravement malade à Tripoli,
ou il mourut sous les yeux de la comtesse. Cette romanesque et véridique
histoire, tout à fait caractéristique de l'amour courtois,
a été mise à la scène par E.
Rostand, dans la Princesse lointaine;
Bernard de Ventadour
naquit dans le château de ce nom, en Limousin;
son père, de condition servile, y était employé à
chauffer le four. Les rares dispositions de Bernard pour la musique
et la poésie lui attirèrent
les faveurs du comte de Ventadour; mais il paya ces bienfaits d'ingratitude
et tomba justement dans la disgrâce de son maître. Attaché
depuis à la personne d'Aliénor
d'Aquitaine, il passa en Angleterre
avec cette princesse, lors de l'avènement de Henri II, son époux.
Bernard fit encore entendre ses chants à la cour de Raymond V, comte
de Toulouse; puis, dégoûté des joies du monde,
dont il avait épuisé les délices, il alla finir sa
vie dans un monastère. Ce poète
est un des meilleurs chansonniers du Moyen âge : un tendre abandon,
une exquise délicatesse, sont le cachet distinctif des quelques
oeuvres conservées sous son nom.
---
 |
|
Bernard
de Ventadour.
|
Bertrand
de Born.
|
Bertrand
de Born (1145-1215), seigneur de Hautefort en Limousin, qui célébra
l'amour et la guerre. Il fut mêlé aux luttes des fils de Henri
Il Plantagenet, et prit parti contre Richard
pour Henri le Jeune; à la mort de celui-ci,
il se réconcilia avec Richard, qu'il soutint à son tour contre
Philippe-Auguste. Ses plus belles poésies
sont des sirventés, dont l'accent
satirique est d'une singulière violence, mais qui respirent aussi
un enthousiasme lyrique, au sens le plus complet du mot.
Richard
Coeur de Lion, roi d'Angleterre et croisé, et accessoirement
auteur et interprête de chansons.
Peyrols est connu
pour avoir été une voix courageuse, qui s'éleva pour
flétrir la conduite déloyale de l'empereur Henri VI envers
Richard Coeur de Lion qu'il avait pris en otage contre rançon, et
surtout envers l'Église. Il préférait, comme il l'avoue
lui-même, la vie facile des cours, où il était accueilli,
aux glorieuses fatigues qu'enduraient les défenseurs du Saint-Sépulcre;
cependant il partit pour la croisade,
et c'est en Syrie qu'il écrivit le texte plein d'énergie
auquel nous reproduisons à la page sur les sirventes.
Parmi les autres
troubadours dont les noms ont survécu, citons Arnaud
Daniel, gentilhomme du Périgord, et Sordel,
au coeur noble et généreux : Dante
les nomme tous deux avec honneur dans son Purgatoire; Pierre Cardinal,
qui, par ses violentes satires, se fit le Juvénal de cette poésie,
dont Bertrand de Born avait été le Tyrtée; enfin Giraud
Riquier, auteur d'une supplique adressée en 1275 au roi de Castille,
pour le conjurer de relever les jongleurs de
leur supposé avilissement : cette pièce est comme le dernier
soupir de la muse provençale. On peut dire que cette poésie
mourut d'inanition : la guerre des Albigeois
interrompit, il est vrai, ses chants; mais, d'un autre côté,
ayant épuisé le fonds d'idées romanesques et superficielles
qui l'avaient nourrie pendant deux siècles, elle devait forcément
expirer.
Les
Trouvères.
Le nom de trouvères
donné aux poètes de la langue d'oïl signifie la même
chose que celui de troubadour : la désinence seule est différente.
Cependan ces deux classes de poètes ne se ressemblent en rien.
«
Ici, dit Villemain, je crois voir un chevalier troubadour qui, du haut
de son coursier, chante des vers de guerre ou d'amour; là, un bourgeois
malin qui, dans les rues étroites de la cité, devise avec
son compère et se raille des choses dont il a peur. »
Cette remarque fait
assez entendre que le genre satirique rencontra parmi les trouvères
plus d'un interprète. Ils racontèrent aussi, s'élevant
même au ton de l'épopée. Ces compositions de longue
haleine, préparées à loisir, et non plus improvisées,
comme la poésie à fleur d'émotion des troubadours,
étaient redites à la cour des princes et dans les manoirs
féodaux.
Jusque dans leurs
expéditions lointaines, les preux chevaliers aimaient à s'entendre
bercer de ces récits merveilleux : Robert Guiscard emmenait en Italie
des jongleurs normands qui lui répétaient, à clère
voix et à doux sons, les prouesses des guerriers de France. Jongleurs
et ménestrels chantaient également, s'accompagnant de la
vielle ou de la rote; les poètes se produisaient peu par eux-mêmes,
ce qui fait que leurs noms nous ont à peine été transmis.
Les ménestrels, mieux considérés que les jongleurs,
formèrent au moyen âge une corporation jouissant de certains
privilèges.
Parmi les trouvères,
il faut retenir les noms suivants :
Conon
de Béthune (mort en 1220) fréquenta la cour de Champagne,
et fit partie du groupe de poètes courtois inspirés par Marie,
fille d'Aliénor. Il a pris part à la troisième et
à la quatrième croisade, et Villehardouin,
dans sa Conquête de Constantinople, lui attribue des discours
aussi courageux qu'éloquents;
Gui
II, châtelain de Coucy (mort en 1204), compagnon d'armes de Conon
dans la quatrième croisade, a moins de force et plus de grâce.
Blondel
de Nesle (fin du XIIe siècle)
est celui dont la légende a fait le fidèle ami de Richard
Coeur-de-Lion.
Gace Brulé
(mort au commencement du XIIIe siècle),
chevalier champenois, a de l'élégance et d'heureux rythmes;
Jean
Bodel (mort en 1207?) d'Arras (que l'on connaît surtout comme
poète épique pour sa Chanson des Saisnes ,
et comme poète dramatique pour son Jeu de Saint-Nicolas a
écrit un Congé, pièce lyrique dans laquelle,
au moment de quitter Arras pour entrer dans une léproserie, il dit
adieu à ses amis.
Thibaut
IV de Champagne (mort en 1253) est aussi célèbre par
ses exploits que par ses vers. Il prit part à la croisade contre
les Albigeois, à la coalition de la noblesse contre Blanche
de Castille, régente pendant la minorité de Louis
IX. Celle-ci, d'un regard, avait obtenu sa soumission; et Thibaut la
chanta dans des vers d'une délicatesse courtoise jusqu'à
la préciosité. Il fit également des chansons de croisade,
des tensons, des pastourelles. Son style tient à la fois du roman
wallon et du provençal; c'est une espèce de lien entre ces
deux langues, qui se séparent pour toujours à partir de cette
époque.
-
Chanson
« Une chançon
encor voil
Faire, pour moi
conforter,
Pour celi dont je
me doil
Voeil mont chant
renoveler :
Por ce ai talent
de chanter
Car quant je ne
chant, mi oil
Tornent sovent en
plorer.
Simple et france
sans orgoil
Quidai ma dame trover
:
Molt me fut de bel
acoil,
Mès ce fut
pour moi grever,
Si sont à
li mi penser,
Ke la nuit, quant
je somoil,
Va mes cuer merci
crier. »
-
(Thibaut
de Champagne).
|
Rutebeuf
prend rang parmi les poètes lyriques du XIIIe
siècle par un grand nombre de pièces d'un accent personnel,
et qui font de lui un ancêtre direct de Villon.
Colin
Muset (fin du XIIIe siècle)
est le type du pauvre trouvère, obligé de faire appel à
la générosité de ses protecteurs; par sa situation
comme par la grâce aimable et spirituelle de ses chansons, il est
comparable à Marot.
Enfin, nommons
Adam de la Halle (mort en 1288), d'abord poète
dramatique, mais qui a aussi chanté son foyer et écrit un
Congé.
Le lyrisme au
XIVe et au XVe
siècle.
Au
début du XIVe
siècle, le règne de la poésie courtoise semble passé;
déjà Rutebeuf et Colin Muset, l'un par sa verve et par sa
gravité, l'autre par sa grâce facile et sa clarté,
tous deux par leur inspiration plus personnelle et plus franche, marquent
la transition vers une époque nouvelle, difficile à
définir, qui s'étend entre l'avènement des Valois
et les débuts de la Renaissance
(1328 à 1500 environ). Les noms qui se détachent
alors sont ceux d'Eustache Deschamps, poète lyrique et historique,
de Christine de Pisan, d'Alain Chartier, surnommé le père
de l'éloquence française, de Charles d'Orléans, gracieux
et mélancolique. Après eux viendra François Villon,
le premier en date des grands poètes français, mais avec
lequel nous sommes déjà complètement sortis de l'âge
de la littérature courtoise.
Eustache
Deschamps.
Eustache
Deschamps (1345-1405) occupa d'importantes fonctions à la cour.
Il connut tous les grands hommes d'une des périodes les plus agitées
de l'histoire de France : Charles
V, Charles VI, Du
Guesclin, le duc Louis d'Orléans; il vit de près la guerre
anglaise et l'insurrection parisienne. Aussi, dans son oeuvre immense
(de 80.000 vers), les pièces les plus intéressantes sont-elles
les poésies historiques. La plus célèbre est la ballade
Sur le trépas de Bertrand Du Guesclin. Il a composé
également un grand nombre de poésies satiriques et morales,
où il attaque, à la façon de Rutebeuf, l'Église,
l'État, les financiers. On a de lui des ballades spirituelles (le
Chat et la Souris).
Poètes
lyriques du XVe siècle.
Christine
de Pisan (1363-1431). Fille de Thomas de Pisan, astrologue et médecin
de Charles V, elle était née à Bologne
ou à Venise. Sa principale oeuvre poétique
est le Poème de la Pucelle (Jeanne d'Arc).
Cependant elle doit surtout sa réputation à de petites pièces,
des dits moraux, écrits en forme de ballades, de rondeaux, etc.
et au Livre des faits et bonnes moeurs du roi Charles V, qui la
classe aussi parmi les historiens.
Alain
Chartier (1386-1449) était frère de Guillaume Chartier,
évêque de Paris (mort en 1472).
II entra à la cour comme secrétaire du Dauphin (plus tard
Charles VII). Ses poésies, très
nombreuses, sont dans le genre allégorique et leur prodigieux succès
est fait pour nous étonner. On peut citer en particulier : le Livre
des quatre dames (sorte de débat à la fois courtois et
patriotique sur la bataille d'Azincourt).
Son meilleur ouvrage en prose est le Curial, satire puissante de
l'homme de cour. Ses contemporains l'avaient surnommé le père
de l'éloquence française. On raconte que Marguerite d'Écosse,
dauphine de France, déposa un baiser sur le front du vieux poète
endormi.
Charles
d'Orléans (1391-1465). - Fils de Louis d'Orléans et de
Valentine de Milan père de Louis XII,
Charles fut mêlé dans sa jeunesse aux plus terribles catastrophes.
Pris à Azincourt (1415), il fut mené en Angleterre,
où il subit, pendant vingt-cinq ans, une stricte captivité.
Délivré en 1440, il se retira à Blois,
où il se composa une cour aimable et spirituelle. Le manuscrit de
ses poésies ne fut retrouvé et publié qu'en 1734.
Avec Charles d'Orléans, nous revenons à la poésie
courtoise d'un Thibaut de Champagne. Mais Charles d'Orléans y introduit
une grâce nouvelle une discrétion mélancolique, une
préciosité mondaine, qui font songer à Marot, à
Voiture et aux poètes
du XVIIIe siècle. (Ch.-M.
Des Granges/ L. Joliet). |
|