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Chrestien ou
Chrétien, surnommé de Troyes, du lieu de sa
naissance, est l'un des romanciers les plus féconds du XIIe
siècle. Ce que nous connaissons de sa vie est fort peu de chose.
On a quelque raison de supposer qu'il exerçait la profession de
héraut d'armes. Il fut le protégé de Marie, la fille
da roi Louis VII et d'Aliénor de Poitiers, mariée en 1164
au comte Henri Ier de Champagne. Le Perceval,
que la mort du poète laissa inachevé, est dédié
à Philippe d'Alsace, comte de Flandres
et de Vermandois, qui périt à la croisade
en 1191. Chrétien écrivait le dialecte de Troyes, peu différent
de la langue de Paris, qui ne s'imposait pas encore à la province.
Aucun trouvère n'a été plus loué par ses contemporains, et il paraît l'avoir mérité par l'invention, la conduite et le style de ses ouvrages, dont il ne reste plus que six qui font partie des manuscrits. En voici les titres : Perceval-leVieil, translaté de prose en vers, d'une épisode de Tristan de Léonnois par Luce du Gast; Gautier de Denet en fut le continuateur, et Manessier, poète de la comtesse de Flandre, y mit la dernière main. II a été traduit en prose et impr. en 1550, in-fol., sous le titre de Perceval le Gallois. Le Chevalier au lion; Guillaume d'Angleterre; le roman d'Erec et d'Enide, contenant les aventures de la Table Ronde; le roman de Cliget ou Cligés; et celui de Lancelot du Lac ou de la Charrette.Les ouvrages de ce romancier ont le mérite de faire connaître les moeurs et les usages de son siècle, et de faciliter la comparaison de la langue françaises à ses différentes époques. Les premières
oeuvres; les oeuvres perdues.
On regrette davantage le poème perdu sur les amours de Tristan et d'Iseult, qui a peut-être été, la source du grand roman en prose, dont, la vogue a duré jusqu'à la Renaissance. Bien que les poésies lyriques attribuées à Chrétien par divers manuscrits ne soient ni d'une authenticité ni d'une date certaines, on croit pouvoir reconnaître en lui, sinon le premier, au moins l'un des premiers qui aient imité au nord de la Loire la poésie provençale. Le cycle de la
Table ronde.
L'Historia regum Britanniae de Gaufrei de Monmouth était encore dans sa nouveauté et répandait parmi les savants et les lettrés le nom et la gloire du grand roi Arthur de Bretagne. Depuis longtemps, des musiciens et des conteurs en prose colportaient dans les cours anglaises et françaises des légendes celtiques, principalement galloises. Leurs thèmes préférés avaient séduit des poètes anglo-normands, comme ce Béroul dont nous possédons un fragment considérable sur Tristan. La vive et merveilleuse fantaisie qui animait ces histoires bretonnes, l'esprit d'aventure qui y régnait, le rôle qu'y jouaient la femme (essentialisée jusqu'à la caricature) et l'amour, tout cela était bien fait pour charmer la société contemporaine de Chrétien de Troyes, cette société déjà raffinée, galante, éprise de fêtes et de bel esprit, si éloignée des moeurs rudes et sévères que nous retracent les chansons de geste. On s'accorde aujourd'hui à revendiquer pour notre poète l'honneur d'avoir créé le roman breton, en introduisant dans la littérature française du continent Arthur et les chevaliers de la Table Ronde. Du moins, c'est lui qui a eu le mérite de fixer les traits les plus caractéristiques sous lesquels ce monde enchanté a persisté dans l'imagination de la postérité. Les successeurs de Chrétien imitent son style, ses procédés de composition, lui empruntent des noms propres, des lieux communs, des situations, des aventures, des caractères. Aux yeux des Français d'Angleterre, Arthur et ses chevaliers apparaissaient déjà comme des modèles de la courtoisie et de toutes les vertus chevaleresques. Grâce à Chrétien de Troyes, cet idéal raffiné de l'homme de bonne compagnie et une conception nouvelle des rapports des deux sexes trouvèrent leur meilleure expression dans les romans de la Table Ronde, comme cinq siècles plus tard la mélancolie rêveuse du public s'empara d'Ossian et des héros populaires écossais. A la brutalité de certaines scènes, au plaisir que le poète éprouve à décrire de grands coups d'épée, on reconnaît encore dans Erec l'influence des chansons de geste. Bien qu'il y ait du charme dans la peinture du dévouement conjugal d'Enide, ce roman n'est guère qu'une suite de descriptions brillantes et d'aventures guerrières, faiblement liées entre elles. Dans Cligés, les longs monologues des amants trahissent curieusement le goût du jour pour les subtilités de l'analyse psychologique, appliquée aux émotions tout artificielles d'un amour de tête, spirituel, raisonneur et froid. Le fond du récit est une légende orientale, dont l'héroïne habituelle est la femme de Salomon, enlevée à son mari par un amant, grâce à un narcotique qui la fait passer pour morte, comme Juliette dans le drame de Shakespeare. C'est vraisemblablement par un intermédiaire byzantin que ce conte est parvenu jusqu'à Chrétien, et l'action principale de Cligés se déroule à Constantinople. Mais l'écrivain qui avait mis le roman breton à la mode s'est plu à conduire ses héros grecs à la cour d'Arthur et à leur faire jouer un rôle marquant parmi les, chevaliers de la Table Ronde. Les poètes
du Moyen âge aiment à relater les aventures successives
de plusieurs générations : Chrétien raconte longuement
les amours d'Alexandre, père de Cligés, et son mariage avec
Soredamors, soeur de Gauvain, avant de passer à son véritable
sujet, l'histoire de Cligés et de Fénice. Ce personnage de
Fénice est traité avec beaucoup de délicatesse; il
semble que l'auteur se soit appliqué à dissimuler, à
effacer, à force d'habileté, ce qu'avait de scabreux la donnée
de l'adultère entre un neveu et la femme de son oncle. Le mari,
nommé Alis, a usurpé la couronne impériale qui appartient
légitimement à Cligés. Fénice, qui a aimé
le jeune homme avant son mariage, répugne à appartenir, comme
Iseult, à deux hommes à la fois. Aidée par les sortilèges
de sa fidèle Thessala, elle veut n'être la femme d'Alis que
dans l'opinion de celui-ci et du monde. Elle ne consent à se donner
à Cligès qu'après la mort feinte et l'enlèvement.
Sans doute, Chrétien a cherché à varier par les sentiments,
à renouveler par les caractères une situation que les lecteurs
se souvenaient d'avoir rencontrée dans son Tristan.
Les fameuses cours d'amour n'ont jamais existé que dans l'imagination de quelques modernes. Mais on parlait beaucoup d'amours à ces cours brillantes d'Henri Ier et d'Henri Il d'Angleterre, où s'éveillait le goût de la vie mondaine et des plaisirs de l'esprit. On aimait à raffiner sur les sentiments, à discuter de délicats problèmes d'étiquette galante et de casuistique amoureuse, dans l'entourage de ces intelligentes et spirituelles princesses qui gouvernèrent des Etats et encouragèrent les poètes, comme la reine Aliénor et sa fille Marie, Ermenjart de Narbonne, Marguerite de Flandres, soeur de Philippe d'Alsace, Aéliz (Alix) de Champagne, reine de France en 1160. Sous l'empire de la tendance logicienne et généralisatrice si puissante au Moyen âge, et par l'influence d'Ovide, l'un des plus goûtés d'entre les poètes anciens, au contact des moeurs et de la poésie du Midi, un nouvel idéal sentimental naissait dans ces compagnies distinguées, qui font songer, en plein XIIe siècle, à l'hôtel de Rambouillet. L'amour courtois, l'amour chevaleresque apparaît pour la première fois en littérature dans le Conte de la Charrette. Gaston Paris en a exposé, le premier, la théorie d'après ce roman, éclairé par des documents postérieurs. Guenièvre et Lancelot sont les types accomplis de la dame et de l'ami : leur amour, furtif, illégitime, adultère, à la fois exalté et mystique sans cesser d'être sensuel, « fondé sur la pleine possession, mais ne laissant aux sens qu'une part secondaire », cet amour quintessencié, si rare, si peu humain, est celui que rêvèrent les âmes sensibles au temps de Louis VII et de Philippe-Auguste. La femme, placée par l'amour qu'elle inspire et le péril qu'elle court en s'y livrant sur une sorte de piédestal surnaturel, encourage l'homme à s'élever plus près d'elle et ne craint pas de le soumettre à de dures épreuves pour le faire plus valoir et le rendre plus parfait. Par suite, l'amour est conçu comme un art, une science, une vertu, dont l'exercice est «-étroitement lié à la pratique et à l'accroissement des vertus sociales ». Ces idées eurent un immense retentissement : le roman en prose de Lancelot, dont le poème de Chrétien, dérimé, a fourni en quelque sorte le noyau, les répandit dans toute l'Europe. Le récit de Françoise de Rimini nous offre comme un lointain écho du prodigieux succès qu'obtint le Conte de la Charrette et atteste que le sens n'en fut pas perdu pour les contemporains ni pour la postérité. Yvain ou le Chevalier au Lion, composé vers 1175, est souvent considéré, malgré quelques longueurs, comme le chef-d'oeuvre de Chrétien de Troyes et le meilleur type du roman arthurien. Il y a de belles parties dans le Conte du Graal ou le Perceval, que divers poètes eurent l'ambition de continuer et d'achever. L'étude spéciale des dix mille vers écrits par Chrétien est inséparable d'une étude d'ensemble sur l'immense littérature du Saint-Graal, qui eu est dérivée presque tout entière. Certains critiques attribuent à notre romancier le poème de Guillaume d'Angleterre, dont l'auteur se nomme aussi Cresthien. Pourtant le Guillaume ne ressemble en rien aux ouvrages authentiques du trouvère champenois : c'est à la fois une vie de saint et l'un de ces romans d'aventures qui ne se dénouent que par une série de reconnaissances et de hasards miraculeux. Au lieu de brillantes descriptions de costumes, d'habitations, de fêtes et de tournois, on y trouve de vives peintures de la vie des petites gens, misérables sans feu ni lieu, pirates, marchands, bourgeois. Le style n'a pas l'élégance et la grace habituelles chez Chrétien de Troyes, mais frappe par l'énergie, la fermeté, l'élévation. La clarté, la vivacité, l'esprit, sont celles du poète favori de Marie de Champagne, Nous sommes encore aujourd'hui charmés par son art délicat, son style facile et limpide, la fraîcheur et l'éclat de sa diction. Le « beau français » de Chrétien, si admiré au Moyen âge, est une langue excellente, savoureuse, pittoresque, vraiment classique. A la vérité, l'enchaînement des phrases est mou, lâche; la composition est souvent incohérente, obscure, surchargée d'épisodes inutiles; mais ce sont là des défauts communs à presque tous les poètes antérieurs à la Renaissance. Chrétien de Troyes s'entend à merveille à faire courir deux à deux les petits vers de huit syllabes et manie admirablement le dialogue vif et rapide. Ce qui lui manque à nos yeux pour être mieux qu'un très habile écrivain et un très agréable romancier, c'est le rêve, la mélancolie, le don des larmes, les grands horizons poétiques. Superficiel et charmant, il a rarement su peindre la passion vraie et ne provoque jamais d'émotion grandiose ou profonde. L'épouvantable malheur de sa Philomena semble le toucher à peine : son récit, élégant et froid, est dépourvu de tout accent pathétique. Ces lacunes d'un riche et souple talent frappaient sans doute moins que nous les contemporains de Chrétien. Peu de poètes ont exercé une influence si forte et si prolongée. Dans le domaine de l'art, comme dans celui du sentiment, il a joué le rôle d'un initiateur et d'un révélateur. Sa réputation littéraire ne fut pas moins grande à l'étranger que dans les pays on résonnait la langue d'oïl. Ses romans furent imités en allemand, en norvégien, en anglais, peut-être en gallois, et trouvèrent des traducteurs comme Hartmann d'Aue ou Wolfram d'Eschenbach. (E. Muret).
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