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Les Mo'tazélites
ou Motazilites (mo'tazila = dissidents, séparatistes)
constituent une des branches de l'Islam, qui s'est
distinguée du courant majoritaire représenté par les
Sunnites, par son caractère plus spéculatif;
l'imagination, aidée de la philosophie
grecque, domine et fait les frais de systèmes gigantesques.
Le
Motazilisme. - L'unité (de Dieu), le libre
arbitre (Qadar), les promesses et menaces, les noms et jugements
ou état mixte, l'obligation de faire le bien et d'empêcher
le mal, formaient les cinq principes fondamentaux
de leur doctrine, professée sans méthode
et aboutissant à des mélanges de sentiments,
de la pensée, de la religion
et de la philosophie. Ces idées philosophiques
furent approuvées et partagées par plusieurs califes.
Elles menacèrent d'absorber l'idée coranique tout en donnant
au peuple arabe un nouvel élan de progrès; plus particulièrement,
leur développement s'accrut sous les califes El-Watsek-Billah (841-846
de J.-C.) El-Motawakkel (846-861) .
Pendant deux siècles, l'histoire de
l'Islam n'est que le récit de la lutte
entre le motazilisme et l'orthodoxie. Poursuivies,
abattues parfois, les doctrines des Mo'tazélites renaissaient et
se relevaient, plus fortes, pour être définitivement englouties
par l'orthodoxie musulmane. Une remarque curieuse à tous égards,
est l'humble origine des principaux champions de ces doctrines libérales.
On relève, parmi eux, des tailleurs, des laboureurs, des fileurs,
des fabricants de perles, des prolétaires; en un mot, pour parler
le langage du jour :
«
plusieurs des grands Mo'tazélites avaient été affranchis
ou clients, maula, par conséquent, avaient une origine inférieure,
serve » (G. Dugat).
Tantôt les califes,
favorables à la nouvelle doctrine, exercent sur les "orthodoxes"
(c'est-à-dire les Sunnites) d'atroces
persécutions; tantôt les motazilites, en défaveur,
sont traqués de toutes parts et réduits à professer
leur doctrine dans le secret des mosquées .
Mais, dans cette lutte longue et sanglante, les réformateurs ont,
de plus que les "orthodoxes", une arme puissante, irrésistible,
la dialectique.
Les disciples immédiats de Wasil
ibn 'Ata , fondateur de la secte, furent : 'Amr ibn 'Obeld, surnommé
Az-Zahid (l'ascète), célèbre traditionnaliste qui
fonda la secte des 'amrites, 'Othmân ibn Khâlid at-Tawil, qui
fut le professeur d'Abou-l'Houdhallal-Allaf, appelé le Cheikh des
motazilites. Persécutés sous le calife omeyyade Hicham, fils
d'Abd-al-Malik, les motazilites furent tout-puissants sous Yezid III qui
adopta publiquement leurs doctrines, surtout en ce qui concernait le qadar
ou libre arbitre.
Le motazilisme,
en lutte contre des sectes qui tantôt repoussaient le libre arbitre,
comme les djabarites, tantôt admettaient les attributs
de Dieu, comme les sifatites, fut en faveur à la cour des premiers
Abbassides, lorsque le théâtre
des luttes religieuses se trouva transporté de Bassorah
et de Damas à Bagdad ,
en pleine Mésopotamie, sur les confins de la Perse .
Al-Mançour fut le premier calife motazilite. Sous Hâroûn
er-Rachid, les motazilites ne durent qu'à la protection des
vizirs barmécides de pouvoir professer
librement leurs doctrines : leurs plus grands docteurs, à
cette époque, furent Bichr-al-Marici et Ibrahimal-Basri-al-Azdî,
surnommé Ibn Oleyya, morts tous deux en 833.
Sous Al-Mamoûn,
les motazilites triomphèrent; le calife organisa l'inquisition contre
les Sunnites et plusieurs théologiens
et jurisconsultes célèbres trouvèrent la mort dans
d'horribles supplices. Il en fut de même sous Al-Motacim et sous
Al-Wâtiq, qui firent professer dans toutes les chaires que le Coran
était créé (makhlouq). Mais sous Al-Motawakkil,
les motazilites tombèrent en disgrâce et perdirent complètement
leur pouvoir temporel. Un demi-siècle plus tard, sous Al-Moktadir
(907-932), leur autorité tomba pour ne plus se relever. Le plus
célèbre motazilite de cette époque fut Al-Djobbaï
(mort en 915), qui s'attira un grand renom comme théologien dogmatique.
Mais son élève Abou-l'Hasan-al-Acharî, après
avoir étudié la dialectique
sous sa direction, abjura subitement ce qu'il appelait des erreurs et commença
une active prédication en faveur de l'orthodoxie. Jusque-là
les motazilites avaient triomphé par leur méthode; Al-Achari
les combattit avec leurs propres armes : il appuya le système
orthodoxe sur la dialectique. Les motazilites, vaincus, disparurent de
l'arène. Al-Achari, persécuté pendant sa vie par les
orthodoxes qu'il défendait, trouva sa récompense après
sa mort : il passe pour un saint parmi les musulmans.
Le motazilisme
continua cependant à être professé et ne s'éteignit
que peu à peu. Les voyageurs arabes ont signalé des groupements
motazilites dans divers pays, notamment au Maroc .
On en rencontre encore quelques adeptes dans le subcontinent indien . |
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Les
sectes Mo'tazélites.
D'après le
Kitab-el-Maouaqif, la doctrine des Mo'tazélites donna naissance
à vingt sectes secondaires ayant chacune des divergences d'opinion
sur les questions subsidiaires, tout en approuvant le système dialectique
de l'école-mère :
Les
Ouacilïa (wâsilites).
Les Ouacilïa n'admettent pas les
attributs de Dieu : l'homme a reçu de
Dieu le pouvoir de l'action et, par suite, la science,
la volonté, la vie. Croire le contraire
serait affirmer que les mauvaises actions sont l'oeuvre de l'Être
Suprême, alors que l'humain est l'unique auteur du bien, du mal,
de la foi, de l'impiété, de la soumission à Dieu et
de la rébellion; il est rétribué selon ses oeuvres.
Ce serait nier le libre arbitre et attribuer à Dieu le mal et l'injustice
tandis qu'il est juste et sage. Ils expliquaient ainsi l'état mixte:
«
Celui qui commet un péché mortel n'est ni croyant ni impie;
il faut qu'il occupe une place entre les deux; car le mot croyant est une
expression de louange, et celui qui a commis une impiété
ne mérite pas d'être loué. Il ne peut être ni
croyant ni impie, ayant fait les deux professions de foi qu'il n'y a de
Dieu que Dieu et que Mohammed est son prophète,
et parce qu'il y a, dans sa vie, des actes de bien dont il faut tenir compte.
S'il meurt sans se repentir, il est éternellement dans l'enfer.
Mais il faudrait alléger son châtiment et lui assigner, sur
les degrés qui conduisent au fond de l'enfer, une place au-dessus
de celle des infidèles. »
Les
A'marïa ('omarites).
Les A'marïa partagent les doctrines
des Ouacilïa et y ajoutent l'impiété à l'égard
des gens du Chameau et des gens de Siffin (= partisans d'Aïcha
et partisans d'Ali);
Les
Hodhilïa (houdhallites).
Les Hodhilïa ne reconnaissaient pas
l'utilité des dons décrétés par Dieu dont la
puissance a des limites. Ils prétendaient que ceux qui sont dans
l'autre monde y demeurent privés de tout mouvement et conservent
une immobilité et un repos éternels. Les sacrifices qu'on
fait à leur intention n'ont donc pas de portée. Sur le libre
arbitre, ils suivaient les idées des autres mo'tazélites,
sauf qu'ils étaient Qadarites pour ce monde et Djabarites ou Djahmites
pour l'autre, l'humain n'ayant aucune influence sur les mouvements qui
se produisent dans le paradis et dans l'enfer;
ces mouvements sont créés par Dieu. Ils pensaient,
au surplus, comme Djahm, que ces mouvements cesseront, et que le paradis
et l'enfer auront une fin. C'est pourquoi les Mo'tazélites appelaient
le fondateur des Hodhilïa « le Djahmite de l'autre monde ».
Ils examinaient la question de l'istitha'a (= pouvoir de faire une
chose). Ils croyaient que c'est un accident indépendant du bon état
du corps; ils faisaient une différence entre les actes du coeur
et ceux des autres membres (du corps). L'existence des actes du coeur qui
est constatée, ne pourrait être avec le manque de pouvoir.
Pour Abou-Hodhaïl, la connaissance de Dieu arrive avant la tradition;
l'humain connaît le beau, le laid; il faut qu'il arrive au beau par
la raison, la sincérité et la justice, et qu'il évite
le laid, c'est-à-dire le mensonge, la tyrannie;
Les
Nadhamïa (nazzamites).
D'après les Nadhamïa, Dieu
ne peut, ici-bas, faire à ses serviteurs rien qui ne leur soit utile
et, dans l'autre vie, il ne peut rien ajouter ni retrancher aux récompenses
dues à ceux qui vont au paradis, ni aux
châtiments de ceux qui vont en enfer.
En-Nadham pensait que l'humain est une
âme et un esprit dont le corps est l'instrument et le moule; que
l'esprit est une matière subtile qui s'adapte au corps. Il partageait
l'idée des philosophes sur l'indivisibilité de la parcelle.
Il inventa, dans cet ordre d'idées, la théorie du saut
(Thafra); ainsi il supposait qu'une fourmi placée sur une
pierre isolée, se meut sur une surface sans limites et qu'elle ne
peut traverser que par la marche et le saut. (En-Nadham voulait démontrer
qu'une fourmi, qui a une fin, peut mesurer ce qui n'a pas de fin, c'est-à-dire
la surface d'une pierre sans limites. La fourmi la mesure, en partie,
par la marche, en partie, par le saut).
Pour lui les couleurs, les saveurs,
les odeurs, sont des corps. Dieu a créé le monde d'une seule
fois : minéraux, plantes, animaux, humains. La création d'Adam
ne précède pas celle de ses enfants; seulement, Dieu a caché
une partie des créatures dans l'autre. (C'est ce que les Arabes
appellent le recèlement, Komoun).
Les
Assouarïa (aswarites).
Les Assouarïa professaient les mêmes
doctrines que les Nadhamïa et y ajoutaient :
«
Dieu ne peut pas créer ce qu'il a déclaré ne pas exister
et sait ne pas être; tandis que l'humain (détenteur
du pouvoir de l'action) peut le faire ».
Les
Askafia (askafites).
Les Askafia, estiment que la raison
étant l'oeuvre de Dieu, les humains qui en sont pourvus ne peuvent
, recevoir du mal de Lui. Il n'en est pas de même de ceux qui en
sont dépourvus, tels que les enfants et les fous.
Les
Dja'farïa (djafarites).
Les Dja'farïa approuvent les doctrines
des Askafïa et y ajoutent :
«
Les rebelles aux ordres divins sont plus coupables que les Manichéens
et les Mages. Vouloir appliquer le châtiment corporel à ceux
qui font usage de boissons fermentées est une erreur, car, pour
l'application de la peine, on doit s'appuyer sur les textes, et aucun écrit
divin ne la détermine. Celui qui commet un vol, ne dérobât-il
qu'un grain de blé, est un impie et a renié sa foi.
»
Les
Mezdarïa (mazdarites).
Les Mezdarïa professaient que les
humains peuvent produire un livre semblable au Coran ,
et même supérieur, quant à l'harmonie et à l'éloquence
du style. Ils traitaient d'infidèles ceux qui affirmaient la préexistence
du Coran et ceux qui prétendaient que les actions de l'humain
émanent de Dieu, et que Dieu est visible dans l'autre monde.
Les
Hichamïa (hichamites).
D'après les Hichamïa, le paradis
et l'enfer n'existent pas encore. Rien n'indique,
dans le Coran ,
ce qui est licite ni ce qui est prohibé. L'imamat n'a pas été
reconnu par suite du désaccord qui a existé.
Les
Salhïa (salhites).
Les Salhïa, contrairement aux Hodhilïa,
enseignaient que les morts conservent la faculté de savoir, le pouvoir,
l'ouïe et la vue, et que la substance peut être libre de tout
accident.
Les
Haithïa.
Suivant les mêmes principes des
Hichamïa, les Haithïa admettent que Dieu ne peut faire du mal
à ses serviteurs; mais, d'après eux, il y a un Dieu tout
puissant, très élevé (ta'ala), inspirateur
de toutes choses, et un Dieu créateur fait à l'image du premier
et désigné sous le nom de Messie qui, dans l'autre monde,
punira les impies et récompensera les croyants. Cette conception
de la dualité de Dieu peut être rapprochée des doctrines
de l'École chinoise de Lao-Tseu (système de Tao-raison).
C'est un genre de panthéisme-matérialiste
: un Dieu primordial, transcendant, absolu, immuable, et un Dieu phénoménal
et contingent, principe du mouvement universel et, par conséquent,
de la destruction des êtres. Il, n'y a donc d'Être vrai que
celui qui est immuable : tout, ce qui devient n'est pas; conséquence,
en morale et en politique : l'immobilisme.
Les
Hodbïa (hadbites).
Les Hodbïa étaitent les partisans
de Fodhil-el-Hodban.
Les
Ma'marïa (ma'marites).
D'après les Ma'marïa, Dieu
n'a pas créé autre chose que les corps;
les accidents sont produits par les corps eux-mêmes,
soit naturellement, comme le feu produit la brûlure, soit volontairement,
comme les êtres animés accomplissent des actions de toute
espèce.
On ne doit pas déterminer l'existence
de Dieu : ce serait indiquer une priorité temporelle. Or, Dieu n'appartient
pas au temps; il ne se connaît pas lui-même, car s'il se connaissait,
on pourrait supposer la dualité. Or,
Dieu étant unique, cette supposition est inadmissible.
Les
Tsemanzïa.
Les Tsemanzïa réservent aux
croyants les réjouissances célestes; les juifs,
les chrétiens et les manichéens
deviennent poussière dans l'autre monde et n'entrent ni dans le
Paradis ni dans l'Enfer.
Les
Khiathïa (khayyatites).
Les Khiathïa reconnaissent à
l'humain le pouvoir de l'action, et donnent le nom de chose à l'incompréhensible.
Cette chose, restant au delà des atteintes de la pensée,
offre quelque analogie avec le Brahma des Indiens,
ce Dieu transcendant, ineffable, également
incompréhensible, Être-Néant où avec l'Ammoun-égyptien ,
dont les Grecs
ont fait Ammon, Dieu immuable, mystère
inconnu.
Les
Djahidhïa (djahizites).
Les Djahidhïa nient que la
substance puisse être anéantie;
ils admettent que le bien et le mal sont le fait de l'humain, et prétendent
que le Coran
est un corps humain qui prend tantôt la forme d'un homme, tantôt
celle d'une femme. Dieu n'est pas un corps; il n'a pas de forme; on ne
le voit pas avec les yeux du corps ; il est juste, il ne veut pas les péchés.
Ceux qui croient que Dieu est leur Seigneur et Mohammed
le prophète de Dieu, ne s'exposent à aucun blâme.
Les
Ka'bïa (ka'bites).
D'après les Ka'bïa, Dieu agit
sans avoir la volonté d'agir. il ne se
voit pas et ne voit rien autre. Il sait seulement qu'il existe
et qu'il existe autre chose que Lui.
Les
Djabïa (djobbaites).
Les Djabïa n'admettent que la parole
de Dieu est composée de lettres et de sons et qu'il la place dans
un corps inanimé. Dans l'autre monde, Dieu est invisible; l'humain
est l'instigateur de ses propres actions. Celui qui commet le péché
capital n'est ni un infidèle ni un croyant, mais il sera voué
aux flammes éternelles s'il meurt sans s'être repenti. Les
saints n'ont pas le pouvoir de faire des miracles.
Les
Bachamia.
Les Bachamia admettent les principes
de la secte mère, mais leur raisonnement diffère sur certains
points : d'après eux, l'humain est soumis au châtiment de
Dieu qui, seul, est le dépositaire des bonnes et des mauvaises actions.
Une conversion partielle ne mérite pas le pardon de Dieu ; elle
est sans valeur si elle est contrainte et intéressée. De
ces principes, ils déduisent qu'une seule science
ne peut embrasser deux connaissances.
(Georges Salmon / O. Depont / X. Coppolani). |
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