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L'épopée,
l'un des quatre grands genres poétiques (du grec epos, vers
ou chant, et poiein, faire). "L'épopée, dit
Voltaire,est
un récit en vers d'aventures héroïques". Elle raconte
les actions et les moeurs la gloire et les malheurs de l'homme; elle chante
les événements qui intéressent un grand peuple et
quelquefois même l'humanité tout entière, comme la
guerre de Troie
ou la fondation de l'empire romain, les croisades
ou la création et la chute du premier humain. Il n'est guère
de genre de composition qui ait plus occupé la critique, depuis
la Poétique d'Aristote jusqu'à
l'Essai sur la poésie épique de Voltaire, depuis Chapelain
jusqu'à Chateaubriand. "Il y
a, dit encore Voltaire, cent poétiques contre un poème";
et sa définition, courte et précise, est la meilleure qu'on
ait donnée. Seulement, le tort des écrivains modernes a été
généralement de considérer l'épopée
comme une oeuvre d'art et de réflexion, que le poète peut
choisir à son gré et composer à son heure, de même
qu'il écrirait une épître ou
même une comédie. Ils ont donné des préceptes
minutieux sur le choix du sujet, sur le plan, l'action, les caractères,
le style; ils ont été jusqu'à
distinguer trois parties dans l'exposition, le début l'invocation
et l'avant-scène ( Marmontel,
Éléments
de littérature); et ils ne se sont pas aperçus que la
première des conditions épiques, c'est la foi même
du poète et de ses lecteurs aux récits de l'épopée;
les règles ne viennent qu'après. Un écrivain ne fait
donc pas une épopée; l'épopée se fait, pour
ainsi dire, toute seule, soit dans les traditions et les légendes
poétiques des peuples, soit dans l'âme fortement émue
de l'auteur, qui croit à ses héros, qui les a vus dans son
imagination, qui a été témoin de leurs merveilleuses
aventures et nous les fait voir à son tour par la magique influence
de son génie.
Règles
et caractères
Cette vérité une fois établie,
les règles de l'épopée ne sont guère que les
règles générales de la poésie, c.-à-d.
du bon sens et du goût. Horace veut que
le poète épique chante, à l'exemple d'Homère,
les actions héroïques des rois, les passions populaires et
les guerres sanglantes; il lui recommande l'ordre, l'art de mettre les
choses à leur place, le naturel, une marche rapide, un mélange
heureux de la fiction et de la réalité. Boileau
(Art poétique, III) n'a guère fait que rassembler
et développer ces conseils épars dans l'Epître aux
Pisons.
D'un
air plus grand encor, la poésie épique,
Dans
le vaste récit d'une longue action,
Se
soutient par la fable, et vit de fiction.
La grandeur du sujet et la majesté
de la poésie sont en effet les premières règles de
l'art, parce quelles sont les premières inspirations du génie.
L'intérêt s'y rattache naturellement.
Faites
choix d'un héros propre à m'intéresser,
On
s'ennuie aux exploits d'un conquérant vulgaire.
L'unité d'action n'est pas moins rigoureuse
dans l'épopée que dans le drame. Boileau ne veut pas que
l'auteur se laisse éblouir à la richesse du sujet, aux distractions
des épisodes, au facile abus des descriptions :
N'offre
pas un sujet d'incidents trop chargé.
Enfin,
grâce au merveilleux,
c.-à-d.
à l'intervention des puissances surnaturelles,
Tout
prend un corps, une âme, un esprit, un visage;
Minerve
est la Prudence, et Vénus la Beauté.
Cette question du merveilleux a soulevé
bien des querelles, et cependant elle n'est devenue un précepte
littéraire qu'après avoir été l'expression
naturelle des croyances du poète.
"L'intérêt
qu'Homère, et après lui toute la famille poétique,
feignaient que les dieux prenaient dans les affaires humaines réussissait
avantageusement parmi les païens, parce que ceux-ci avaient une ferme
créance du pouvoir de ces divinités, et que cette créance
leur rendait les suppositions des poètes vraisemblables. Je dis
par proportion la même chose des machines chrétiennes, lesquelles,
pour n'être pas du ressort de la nature, ne laisseraient pas de garder
leur vraisemblance, quand même elles seraient inventées; les
chrétiens, en tant que chrétiens et que mieux persuadés
encore des choses saintes que les palette ne l'étaient, n'ayant
pas plus de peine à ajouter foi aux événements miraculeux
qu'aux événements ordinaires." (Chapelain,
préface de la Pucelle.).
Les vues de Chapelain sur l'épopée
valent mieux que ses vers, et Chateaubriand, dans ses études ingénieuses
sur les machines épiques, c.-à-d. sur l'emploi comparé
du merveilleux païen et du merveilleux chrétien, n'a guère
ajouté à ces réflexions judicieuses.
"J'ajouterai,
dit encore Chapelain, que la poésie, et principalement celle qui
chante les héros, étant toute figurée et tout hyperbolique,
cherche à élever les coeurs aux actions extraordinaires,
en donnant de grandes idées de celles dont elle traite, afin que,
s'ils n'y peuvent atteindre, ils les suivent au moins d'aussi prés
que leurs forces le peuvent souffrir."
C'est la règle de la leçon et
de la vérité morales, expressément
recommandée par Horace, d'après l'autorité d'Homère,
et à laquelle il faudrait même réduire l'épopée
tout entière, selon quelques littérateurs, qui ont voulu
en faire une longue allégorie. Un point méconnu seulement
par Chapelain aussi bien que par Voltaire, c'est la nécessité
pour les modernes de choisir un sujet assez éloigné dans
le temps ou la distance pour prêter à l'idéal. Racine
a montré en termes excellents, dans la préface de Bajazet
la
vérité de ce principe appliqué à la tragédie;
Chateaubriand n'a fait que l'entrevoir, quand il a écrit :
"C'est
un principe de toute vérité qu'il faut travailler sur un
fonds antique, ou, si l'on choisit une histoire moderne, qu'il faut chanter
sa nation."
La Henriade prouve encore une chose,
c'est la différence de l'histoire et de l'épopée,
l'avantage du lointain, si favorable à la poésie, et la nécessité
des croyances. Non que le prestige de la grandeur ne puisse égaler
quelquefois celui de l'éloignement, et que les grandes guerres du
premier Empire n'aient pas mérité le nom souvent répété
d'épopée impériale; mais l'épopée de
Napoléon
restera longtemps à faire, ou plutôt elle s'est faite dans
les imaginations et les croyances populaires, où les événements
ont pris si promptement le caractère merveilleux de la légende.
Pouvons-nous a aller plus loin maintenant? Il est difficile de le croire.
Voltaire répétait, d'après de Malézieux, que
les Français n'ont pas la tête épique, et il se plaignait
de l'esprit géométrique, qui s'était de son temps
emparé des belles-lettres, et devenait un nouveau frein pour la
poésie. De nos jours, la science est encore plus redoutable. L'esprit
d'examen a dépouillé la nature de ses illusions et de ses
prestiges; le témoin discute au lieu de croire; la critique inexorable
de l'historien a succédé à la crédulité
noire ou inspirée du poète. L'épopée classique
n'est donc plus qu'une imitation artificielle : la poésie s'en est
retirée.
Poètes
épiques
Nous citerons seulement pour mémoire,
à l'origine de l'épopée, ces interminables poèmes
indiens, connus à peine par quelques analyses, où l'histoire
des cosmogonies hindoues se développe
avec la surabondance trop vantée de l'imagination orientale, par
exemple, dans les deux cent mille stances du Mahabârahta .
Nous laisserons également admirer à d'autres les gigantesques
images des Niebelungen ,
et la monotonie du merveilleux scandinave; nous croyons, avec Chateaubriand;
que, "dans toute épopée, les hommes et leurs passions
sont faits pour occuper la première et la plus grande place."
Pour notre goût moderne, Homère est le premier dans l'ordre
du temps et de la gloire.
Monument
d'un autre âge et d'une autre nature,
Homme,
l'homme n'a plus de mot qui le mesure.
(Lamartine).
Nous n'avons pas à discuter ici les
nombreuses questions qu'ont soulevées son existence et l'authenticité
de l'Iliade
et de l'Odyssée .
Sa vie et ses oeuvres, que conteste la patiente subtilité des critiques
allemands, se prouvent assez par la vérité, l'unité
et la grandeur incomparables des deux poèmes. Les combats des héros
et des dieux ,
Hector
et Andromaque ,
Achille
et Priam ,
Ulysse ,
Eumée ,
Nausicaa ,
Pénélope
ont fait du nom d'Homère le synonyme du sublime antique, c.-à-d.
naïf et simple. Les poètes cycliques
de la Grèce ancienne, qui puisaient leurs sujets dans un cycle ou
dans une période historique comme la guerre de Troie ou le Retour
des héros, et les poètes de l'école
d'Alexandrie, qui donnèrent
leurs combinaisons artificielles pour des compositions épiques,
montrent combien ce genre de poésie plaisait à l'imagination
conteuse et à l'esprit aventureux des Grecs. Virgile
s'en inspira aussi bien que d'Homère. Imitateur doué du plus
merveilleux génie, il emprunta même aux alexandrins; mais
il mit dans l'Enéide
une foi entraînante à la grandeur et au génie romains,
avec une sensibilité pénétrante et une perfection
de style que Racine lui-même n'a peut-être
pas égalées. Lucain est, selon le
jugement très vrai de Quintilien, un
orateur et un historien beaucoup plus qu'un poète. De son temps,
la société païenne n'avait plus de croyances; les horreurs
de la guerre civile prêtent peut-être à la tragédie,
mais non à l'épopée; enfin le poète plaide
contre César la cause de Pompée
et de Caton; et, malgré son éloquence
souvent déclamatoire, il n'a pu faire que le génie fût
du parti vaincu.
Ce n'était pas la foi qui manquait
au moyen âge; mais l'inspiration poétique et la langue lui
ont fait défaut; et tous les efforts d'une ingénieuse érudition
n'ont pas réussi à faire revivre nos vieilles chansons de
gestes, ni à faire admirer le cycle de Roland ,
non plus que les allégories épiques du Roman de la Rose .
Les grands poètes épiques des littératures modernes
appartiennent à l'Italie et à l'Angleterre. Les sombres et
terribles peintures du Dante, l'agrément
infini de l'Arioste, à qui l'on serait
bien embarrassé de trouver un nom, si on lui ôtait celui de
poète épique, la brillante imagination du Tasse,
gâtée il est vrai par trop de jeunesse, un goût trop
italien et l'abus des imitations, feront vivre éternellement la
Divine
Comédie ,
le Roland furieux et la Jérusalem délivrée .
Les Lusiades
de
Camoëns ne sont guère connus que
par les malheurs du poète, et la classique apparition du géant
Adamastor à Vasco de Gama. Mais le Paradis
perdu
est le monument le plus sublime de l'épopée moderne. On sait
quelle ardeur religieuse animait Milton, et comment
la foi puisée dans la Bible ,
comment les passions ressenties et étudiées dans la révolution
se sont unies dans son âme aux inspirations du génie, pour
tirer de quelques versets de la Genèse
tant de scènes sublimes.
Si nous nommons la Messiade
après le Paradis perdu, et Klopstock
après Milton, c'est seulement pour rappeler
une tentative aussi impossible que malheureuse, celle de faire une épopée
de l'Évangile .
Quant aux Français, ils peuvent
ne pas avoir la tête épique; mais ce n'est pas faute d'épopées,
depuis Chapelain jusqu'à à nous.
"Qu'est-ce
que la Pucelle peut opposer, dans la peinture parlante, au Moïse
du M. de St.Amand; dans la hardiesse et la vivacité, au St Louis
du R. P. Le Moyne; dans la pureté, dans la facilité et dans
la majesté, au St Paul de M. l'évêque
de Vence (Godeau); dans l'abondance et dans la pompe, à l'Alaric
de M. G. Scudéry; enfin, dans la diversité et dans les agréments,
au Clovis de M. Desmarets?"
Ainsi parlait l'oracle de l'hôtel de
Rambouillet ,
l'auteur du poème tué par l'ennui qu'il causait à
ses lecteurs et les plaisanteries de Boileau,
quoiqu'il eût du bon sens, beaucoup de conscience, et quelquefois
même du style; car il a fait dire à son infatigable ennemi
(Epigr. 28) :
Un
vers noble, quoique dur,
Peut
s'offrir dans la Pucelle.
Mais le vrai poème épique du
XVIIe siècle est le Télémaque ,
condamné par Voltaire et défendu par Chateaubriand,
qui, tous deux, avaient leurs raisons. Peut-on écrire l'épopée
en prose? Voltaire répond :
"On
confond toutes les idées, on transporte toutes les limites des arts,
quand on donne le nom de poème à la prose. Le Télémaque
est un roman moral. J'ose dire plus : c'est que si cet ouvrage était
écrit en vers français, il deviendrait un poème ennuyeux,
par la raison qu'il est plein de détails qu'on ne souffre pas dans
notre poésie, et que de longs discours poétiques et économiques
ne plairaient pas assurément en vers français." (Essai
sur la poésie épique).
II eût été plus équitable
de reconnaître les qualités d'un grand poète dans un
ouvrage plein de goût antique et du génie moderne, animé
d'une imagination tour à tour forte ou gracieuse, où l'imitation
même est une création, où la prose est flexible, mélodieuse
et colorée comme les plus beaux vers. Mais Voltaire
n'avait pas ce qu'il fallait pour goûter l'admirable peinture des
Champs-Élysées. De plus, il était du métier,
et avait écrit la Henriade .
Son malheur est de l'avoir faite à vingt et un ans, pour joindre
les succès de l'épopée à ceux du théâtre,
et de n'y avoir vu qu'une composition artificielle, en vers, et du genre
historique. Aussi, à part quelques beaux vers, Voltaire est-il moins
curieux que Chapelain, sans être beaucoup plus amusant.
Le XIXe
siècle a produit les Martyrs ,
oeuvre d'un talent supérieur auquel a manqué ce qui fait
la supériorité de Fénelon,
la longue habitude de l'Antiquité et l'effusion d'un heureux génie.
A des conceptions originales et tour à tour fortes et touchantes,
Chateaubriand mêle une érudition mal dissimulée, une
secrète disposition à l'analyse et à l'examen, une
intention systématique qui étouffent l'inspiration; mais
on n'oubliera jamais les beaux récits d'Eudore et l'épisode
de Velléda.
Les Martyrs ne sont pas d'ailleurs
le seul effort de l'épopée au XIXe
siècle. Sans parler d'une foule d'oeuvres dans le genre classique,
plus inconnues l'une que l'autre, on trouve chez de grands poètes
les intentions et le nom même de l'épopée appliqués
â la poésie philosophique. Ce sera une des singularités
de notre époque savante et incrédule d'avoir substitué
le doute à la foi comme élément poétique, et
d'avoir fait des troubles et des agitations de l'âme obscurcie la
matière d'une nouvelle et immense épopée, dont le
héros serait l'humanité. Des épopées se sont
appelées divines; des poèmes comme Jocelyn
ont été donnés pour des épisodes. Milton avait
chanté la création du monde et le premier homme; on a, de
nos jours, essayé de chanter le dernier homme et la fin des temps.
Il est difficile à l'ambition des poètes d'aller plus loin,
quoiqu'elle se soit placée même hors des temps. Il vaut mieux
pour eux revenir sur la Terre et dans le monde, pour nous répéter
l'éternelle grandeur et l'éternelle misère de la vie
humaine, sous une forme vraie et belle, qui, sans doute, ne peut plus être
l'épopée, mais qui sera toujours la poésie.
(A. D.).
 |
En
librairie - Jean Bottéro, Le
Roman de Gilgamesh, Albin Michel, 2000. Du même, L'Epopée
de Gilgames, le grand homme qui ne voulait pas mourir, Gallimard, 1992.
- Jean-Daniel Forest, L'Epopée de Gilgamesh et sa postérité,
Paris Méditerranée, 2003. - Jacqueline de Romilly, Les
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- Roger Chauvire, L'épopée irlandaise, le cycle de Finn,
Terre de Brume, 1995.
J.-C.
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orales des Evenks de Sibérie), Gallimard, 2000. - Nicole Revel,
Masinu Intaray, La quête en épouse (Mamininbin, une
épopée palawan, chantée par Misinu + CD audio), L'Asiathèque
/ L et M, 2000. Roger Lescot, Mamé Alan, Epopée kurde,
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Mythes et Dogmes, Roman arthurien, Epopée romane, Paradigme
Publications Universitaires, 1999. - Klara Csuros, Variétés
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Honoré Champion, 1999. - Jacqueline Fabre-Serris et Alain Deremetz,
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1998. - Bassirou Dieng et Lilyan Kesteloot, Les épopées
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orale n° 32), Maison des Sciences de l'homme, 1995. - Gabriel Bianciotto
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Herbin, Chanson de geste et tradition épique en France au Moyen
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