Aperçu | C'est dans les colonies grecques de la côte ionienne, en Asie mineure (Milet, Samos, Éphèse, Colophon, etc.) que s'est initié au VIe siècle avant notre ère le grand tournant de la pensée, dont aussi bien les sciences actuelles que toute notre philosophie sont les héritières. Dans ces Cités-Etats de commerçants, on échange aussi les biens que les idées, les uns et les autres venant de très loin, et le débat porté sur la place publique commence à supplanter l'autorité tombé du ciel. On commence à comprendre les pourquoi et les comment du monde qui nous entoure et de nous-mêmes, peuvent eux aussi être remis en question. Mais si rien ne va ne soit, d'où tout procède-t-il donc? Il s'ensuit qu'au milieu des nombreux faits dont s'étaient, dès la plus haute Antiquité, emparé l'industrie et les arts, nécessaires à la vie matérielle des humains, on voit alors surgir çà et là quelques vues théoriques, doctrinales, dépourvues de tout lien pratique. Le lieu de la parole contradictoire n'avait aucun point de contact avec les ateliers où travaillaient les esclaves. Et la recherche du principe de toute chose, l'archè (arch), y accapare désormais ceux que l'on appellera plus tard les Présocratiques, et dans lesquels on verra les premiers physiciens ou philosophes de la nature. Tant leur projet était ambitieux, ils ont surtout été les premiers métaphysiciens : pour eux, la nature c'était l'être, et l'être était un tout. La question de savoir quel est le principe du monde, comme aucune de celles qui portent sur l'origine et la fin des choses, n'a jamais (jusqu'ici en tout cas) pu recevoir de solution dans les choses elles-mêmes. Les premiers philosophes, pourtant, ouvrent la voie en allant invoquer tour à tour les forces diverses de la nature comme principe d'explication. Chacun proposera sa réponse : que ce soit l'eau pour Thalès, l'air pour Anaximène, le feu pour Héraclite, l'eau, la terre, l'air et le feu pour Empédocle, ou même, avec Anaximandre, quelque chose d'aussi "dépouillé" que la matière indéfinie (apeiron), c'est bien toujours à un principe matériel que l'on songe. Et en évacuant ainsi le sacré et le merveilleux du champ de l'explication, ils franchissent le pas essentiel, qui permet de passer du pourquoi au comment. Ainsi, Héraclite, renonçant à se préoccuper de l'essence de la matière, peut se demander d'où elle provient, ou plus exactement de quelle transformation elle est le résultat. Il essaye d'établir que « le feu se change en air, l'air en eau, et l'eau en terre ». Et comme ce grand philosophe soutient aussi le premier que « le feu n'est que du mouvement, » il est conduit à enseigner que « tout est mouvement. ». De leur côté, les Pythagoriciens considèrent que la matière est un mélange d'eau et de poussière, universellement répandu, pénétré à la fois du principe actif ou mâle, et du principe passif ou femelle. Avec la première physique, c'est aussi la première chimie qui voit le jour. Il n'en demeure pas moins que la petite personnalité de l'humain se sent vite écrasée par la grandeur de l'univers; l'humain ne se considère encore que comme une partie de la nature, une goutte d'eau dans l'océan des choses. Cela va conduire l'esprit à se replier sur lui-même et à se dégager un instant de la matière. Pour expliquer la production intarissable des êtres, les éléments de la nature ne suffisent plus : pour les Pythagoriciens, le principe des choses devra être cherché dans des entités aussi abstraites que les nombres; pour Anaxagore, ce sera à l'esprit lui-même de devenir cause première. Toute une philosophie, une conception du monde va dès lors se forger de cette distinction de la matière et de l'esprit, et de leur dialogue permanent. Mais Anaxagore inscrit aussi sa pensée dans une autre perspective qui, elle, tardera davantage à s'imposer : il s'agit de la philosophie mécanique, inaugurée par l'école atomistique, d'après laquelle la matière se compose de parcelles infiniment petites, insécables, appelées atomes. Elle a été mise en avant et développée par Leucippe et Démocrite, et plus tard sera défendue à Rome par Épicure et Lucrèce, notamment. - .La destruction et la génération, loi de la matière La matière ne forme pas une masse immobile : ne voyons-nous pas tous les corps diminuer ou s'épuiser à la longue par des émanations continuelles, jusqu'à ce que le temps les dérobe à nos yeux? Cependant la masse générale ne souffre point de ces pertes particulières; les éléments, en appauvrissant une partie, vont en enrichir une autre, et ne laissent d'un côté la décrépitude que pour porter ailleurs la fraîcheur du jeune âge. Ainsi jamais ils ne se fixent; l'univers se renouvelle tous les jours, les mortels se prêtent mutuellement la vie pour un moment. On voit des espèces se multiplier, d'autres s'épuiser : un court intervalle change les générations, et, comme aux courses des jeux sacrés, nous nous passons de main en main le flambeau de la vie. Comme une expérience journalière nous rend témoins de la formation et du progrès de tous les corps, tu es obligé de convenir que chaque espèce est entretenue par un nombre infini d'éléments. Voilà pourquoi les mouvements destructeurs ne peuvent tenir les corps dans un état de dissolution continuelle, ni les mouvements créateurs leur assurer une éternelle durée. Ces principes ennemis se font la guerre avec des succès à peu près égaux. Tantôt les uns, tantôt les autres remportent la victoire, pour être défaits à leur tour. Les vagissements que poussent les enfants au moment de leur entrée dans la vie se mêlent au râle de la mort, et jamais l'aurore ni la nuit n'ont visité ce globe sans entendre les cris plaintifs de l'enfant au berceau, et de tristes sanglots autour d'un cercueil. » (Lucrèce, De natura rerum, II, 61, 565 et suiv. ; trad. Lagrange). | En attendant, les Guerres médiques, la rivalité entre Athènes et Sparte pour la suprématie de la Grèce, les arts, la richesse et la suprématie qu'acquiert Athènes, exercent une influence sensible sur la marche des sciences comprises sous la dénomination générale de philosophie. Périclès, en protégeant les sciences, les arts et les lettres, fait qu'Athènes devienne le foyer des lumières et le centre de la civilisation en Méditerranée. Mais, comme partout où des existences rivales sont mises en présence les unes des autres, on voit l'ambition, la vanité et l'ignorance lever orgueilleusement la tête. Aussi vit-on bientôt à Athènes une secte, appelée du nom de Sophistes, s'arroger le monopole de la spéculation philosophique, et les avantages pécuniaires et honorifiques qui s'y rattachaient. C'est du moins ainsi que Platon, Xénophon et Aristote nous représentent Protagoras, Gorgias, Prodicus, Hippias et beaucoup d'autres. Ces penseurs - ou devait-on dire, ces parleurs, dont le principal savoir consistait dans les subtilités de l'art poétique et sur la rhétorique, paraissent avoir été à en juger d'après les fragments conservés dans Platon, Xénophon et Aristote complètement étranger à la culture des sciences physiques et naturelles. La période sophistique ne sera pas vaine pour autant, puis qu'elle marque la naissance de l'axiologie (philosophie des valeurs) et puisque aussi le dernier penseur de cette génération, Socrate, sera aussi l'un des plus grands philosophes de l'histoire. A partir de Socrate, la spéculation philosophique change d'orientation, sans que pourtant les bases jetées par les Présocratiques ne disparaissent réellement. Simplement, la question n'est plus pour ceux qui se préoccuperont désormais de la nature, d'identifier et de désigner des principes matériels - chacun peut faire son marché dans ceux déjà disponibles (éléments, nombres ou atomes) - , mais de leur conférer un statut. Platon, élève de Socrate, suit aussi, dans sa cosmologie qu'il expose principalement dans le Timée, les leçons des Pythagoriciens. Pour Platon, le monde sensible n'est que la reproduction imparfaite du monde des Idées. Il a été façonné par un démiurge à partir d'une matière préexistante, éternelle, une matière qui apparaît dès lors comme le frein de la perfection que seules possèdent les idées. On pourrait dire de façon lapidaire (et en paraphrasant certains de ces successeurs) que pour Platon la matière est la prison des idées. La théorie de la matière qui en découle conduit Platon à proposer d'associer à chacun des quatre éléments traditionnels, qu'il conserve comme principes matériels, à des figures géométriques - des polyèdres réguliers -, expressions parfaites, selon lui, du monde des idées. La terre, l'élément le plus lourd et le plus stable, se compose d'hexaèdres; le feu, léger et subtil, de tétraèdres, qui sont les polyèdres qui ont le moins de faces et les arêtes les plus aiguës; l'air, sur la base de raisonnements-analogiques du même genre se trouve de la même façon être une matérialisation de l'idée d'octaèdres, et l'eau d'isocaèdres. Platon note ensuite que tous ces polyèdres simples sont formés de triangles (pas si éloignés que cela des atomes démocritéens, au fond), eux-mêmes composés de lignes, décomposables à leur tour en un nombre indéfiniment grand de points, points qui sont autant de manifestations de l'un. Les Néoplatoniciens, de l'Antiquité tardive, à Alexandrie et ailleurs, s'inscriront dans la même perspective d'idéalisation de la matière. Les alchimistes dont les théories s'élaborent, elles aussi, dans ce creuset, comme les chimistes et les physiciens pendant très longtemps, tireront par ailleurs profit des doctrines d'Aristote. Celui a été un critique méthodique des Présocratiques mais aussi de Platon, son ancien maître. Aristote conserve les quatre éléments traditionnels (eau, air, terre et feu) et les joint à un cinquième élément (l'éther, déjà invoqué par Phérécyde et Héraclite, notamment), pour constituer, via leurs transformations et leurs combinaisons, une "chimie du monde" aux riches potentialités. On la voit déjà à l'oeuvre, par exemple dans les explications des phénomènes météorologiques qu'il donne, ou encore dans les traités de Théophraste, son élève. Mais surtout, Aristote s'interroge lui aussi sur les causes premières, et installe la matière dans une problématique nouvelle qu'elle ne quittera pour ainsi dire plus en philosophie. A l'opposition verticale matière / idées de Platon, Aristote substitue une opposition horizontale : matière / forme. Une doctrine qui prend le nom d'hylémorphisme (hylè = matière, morphè = forme). La forme n'est plus un préalable à la matière, elle lui est corrélative. Il n'a pas de matière sans forme, pas plus qu'il n'y a de forme sans matière. En fait, le philosophe de Stagire, préoccupé d'expliquer le monde en mouvement, contrairement à Platon qui le figeait dans l'idéalité, va plus loin encore et insère la matière dans son système de causalité du monde, où il identifie quatre causes : la cause matérielle, la cause formelle, la cause efficiente et la cause finale. Ainsi, dans l'exemple d'une statue, la cause matérielle est l'airain, la cause formelle la forme qui préexiste dans l'esprit du sculpteur, la cause efficiente est le sculpteur et la cause finale, ce en vue de quoi est la statue, par exemple l'ornement ou le culte. [...] Les premiers philosophes furent ceux-là mêmes qui posèrent la question du pourquoi des phénomènes. Mais ils n'y répondirent qu'en ramenant les phénomènes à leur élément matériel. [l'eau, lair, etc. Autrement dit, ces philosophes] ne connurent que la cause matérielle. Certains d'entre eux s'avisèrent néanmoins que la matière ne peut se mettre d'elle-même en mouvement et furent contraints à cet effet de poser une cause efficiente : découverte qu'Aristote attribue assez mystérieusement à Parménide. Mais en vue de quoi la cause efficiente met-elle la matière en mouvement? Il aurait fallu poser ici la cause finale, mais les philosophes qui s'avisèrent ne firent que poser des principes. (Pierre Aubenque, Aristote et le Lycée, in Histoire de la Philosophie, t. 1, La Pléiade, 1969). La physique mise en place par Aristote se décolle en quelque sorte des principes en se donnant le moyen de les dépasser. Elle apparaît dès lors assez riche et consistante pour perdurer pendant des siècles. Sa conception de la matière et de la causalité se prolongera ainsi jusqu'à la naissance de la physique moderne au XVIIe siècle et de la chimie moderne dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, et restée jusque là attachée à l'antique confusion de la substance des corps (que l'on rapportait toujours aux quatre éléments) et de leur état (solide, liquide, etc.). | |