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La construction des phrases
L'ordre des mots
La phrase étant un assemblage de mots dont le sens individuel concourt, au moyen  des rapports grammaticaux qu'ils ont entre eux, à former un sens général qui est celui de la phrase même, on appelle construction l'ordre dans lequel ces mots sont rangés les uns à l'égard des autres. Dans la famille indo-européenne, certaines langues telles que le sanscrit, le grec, le latin, l'allemand, etc., comportent deux espèces de construction qui se rencontrent souvent au sein d'une même phrase : la construction par mots isolés et la construction par mots composés.

La première de ces constructions est celle pour laquelle la phrase latine patrem fiius amat, « le fils aime son père », peut servir de type. Comme son nom l'indique, elle a pour caractère l'emploi de chacun des mots qui la composent séparément de celui qui le précède ou de celui qui le suit, et généralement muni d'une flexion finale ou désinence qui en détermine le rôle grammatical actuel. C'est ainsi que, dans la phrase citée, patrem est à l'accusatif du singulier comme régime direct de amat;filius, au nominatif du même nombre à titre de sujet; et amat, à la troisième personne du singulier de l'indicatif actif du verbe amo. On voit par là que la fonction de chacun de ces mots étant déterminée par des signes phonétiques particuliers (m pour l'accusatif, s pour le nominatif, t pour la troisième personne du singulier d'un verbe actif), leur arrangement n'influe pas sur la signification de la phrase qu'ils constituent, et, de fait, on peut les déplacer sans inconvénient et dire filius amat patrem ou filius patrem amat, etc., sans altération sensible de la signification. II en résulte que, dans la construction par mots isolés, l'ordre des mots est à peu près libre. Cette liberté, qui est absolue en poésie, n'est guère contrariée en prose que par certaines dispositions d'usage ou par l'intention de mettre en relief en lui donnant la place d'honneur tel ou tel mot important. La construction par mots composés n'est jamais unique dans une phrase, car le verbe ne saurait y être soumis; pareillement, il est interdit de faire entrer à la fois dans un composé le sujet et l'attribut d'un même verbe. Le dernier mot d'un composé est le seul qui soit susceptible de subir les variations flexionnelles; ceux qui le précèdent en sont dépourvus et n'entrent en composition que sous une forme invariable appelée thématique. 

On voit les conséquences de ce mode de combinaison : rien d'extérieur n'indiquant la fonction grammaticale qui incombe aux premiers termes des mots composés, l'indication absente ne peut être fournie que par un arrangement invariable grâce auquel une même place dans le composé est toujours occupée par un mot pourvu d'un même rôle grammatical. C'est ainsi que, dans un composé formé d'un adjectif et d'un substantif, celui-là précède toujours celui-ci, et que toutes les fois que les composants sont un mot régime et un mot régi, ce dernier vient en tête du composé. La construction par mots composés, très fréquente en grec et dans les langues germaniques, a pris moins de développement en latin. En sanscrit, au contraire, elle a fini par acquérir, au moins dans la langue littéraire, un développement surprenant.  Sous les réserves indiquées plus haut, tous les mots de la langue peuvent se combiner entre eux en forme de composés, et certains composés comprennent jusqu'à quinze ou vingt mots dont le rapprochement implique les relations grammaticales les plus diverses.

Dans les langues indo-européennes modernes, comme les  langues romanes en général et le français en particulier, la perte de la plupart des désinences propres au latin, surtout dans les substantifs et les adjectifs, a eu pour effet de rendre nécessaire un arrangement qui y supplée comme dans les composés des langues anciennes de la même famille. De là l'ordre à peu près invariable des mots dans la construction française. A certains égards, toutefois, l'anglais est allé plus loin encore dans cette voie que le français; les adjectifs y ayant perdu jusqu'aux signes phonétiques et orthographiques du genre et du nombre, se placent invariablement avant le substantif qu'ils qualifient, comme dans les anciens composés. 

Nous ne nous sommes occupés jusqu'ici que de la construction simple. La construction complexe ou coordonnée, dans laquelle deux ou plusieurs phrases sont reliées entre elles au moyen de conjonctions, remonte à la plus haute antiquité ; elle existe déjà dans les textes dont se compose le recueil des hymnes du Rig-Veda, c.-à-d. dans le plus ancien document connu de la littérature indo-européenne. En général, cette construction s'est développée au moyen de la corrélation des pronoms démonstratifs et du pronom relatif. La plupart des conjonctions ne sont d'ailleurs que des formes de ces pronoms employées adverbialement.

En français, on met d'abord le sujet, puis ses dépendances, puis le verbe et l'attribut avec toutes leurs dépendances. L'usage le plus général dans les langues anciennes était de mettre d'abord les noms (soit sujets, soit compléments) accompagnés de leurs dépendances, et de terminer par le verbe. Une construction est vicieuse quand elle produit l'amphibologie. Ainsi, dans cette phrase : « Hypéride a imité Démosthène en ce qu'il a de beau », on ne sait auquel des deux orateurs se rapporte le dernier membre. Si c'est au premier, il faudrait : « Hypéride, en ce qu'il a de beau, a imité Démosthène »; si c'est au second : « Hypéride a imité Démosthène en ce que celui-ci a de beau ».

Construction et versification.
Dans la versification française, nous nous rapprochons davantage de la construction grecque et latine. Ainsi, ce vers de Racine (Athalie, I, 1) :

Oui , je viens dans son temple adorer l'Éternel ;
Il aurait pu être fait ainsi, en vertu de la construction grammaticale
Oui, je viens adorer l'Éternel dans son temple;
Mais cette ligne de douze syllabes a un ton moins soutenu, est moins harmonieuse que le vers de Racine. Dans Corneille (Cinna V, 1)
Toutes les dignités que tu m'as demandées. 
Je te les ai sur l'heure et sans peine accordées,
Au lieu de : « Je t'ai accordé sur l'heure et sans peine toutes les dignités que tu m'as demandées  », n'est pas une construction grammaticale en français; elle est tout
à fait latine et grecque. Nos prosateurs s'écartent aussi quelquefois de la construction grammaticale. Ainsi, au lieu de dire :  « On obtenait tout de lui avec le mot de gloire », Voltaire dit plus vivement : « Avec le mot de gloire on obtenait tout de lui »; au lieu de : « Stanislas était perdu s'il demeurait  », il dit : « Si Stanislas demeurait, il était perdu-»; mettant le conséquent avant l'antécédent, le subordonné avant le principal. 

Très souvent la force, l'éclat, la clarté même d'une pensée tiennent à un certain ordre, régulier ou non, que l'écrivain a choisi de préférence à tout autre. Ainsi, dans cette phrase de Bossuet

« O nuit désastreuse! ô nuit effroyable! où retentit tout à coup comme un éclat de tonnerre cette étonnante nouvelle : Madame se meurt, Madame est morte " ! 
Remplacez ce désordre apparent par cette construction purement grammaticale : 
« La nuit où cette nouvelle étonnante : Madame se meurt, Madame est morte, retentit tout à coup comme un éclat de tonnerre, fut une nuit désastreuse, une nuit effroyable" ;
Que deviennent la pensée et le sentiment? Où est la chaleur et l'éloquence? Ces exemples expliquent très bien comment, à l'aide de la liberté ou plutôt de la souplesse des constructions, les Anciens pouvaient produire des effets oratoires si remarquables. Cette sorte de construction, qui brise l'ordre grammatical, s'appelle construction oratoire, parce que c'est surtout dans les discours qu'elle a sa place naturelle et qu'elle produit le plus sûr effet.

Les règles de construction sont d'autant plus précises, d'autant plus rigoureuses, que les langues sont plus analytiques. En effet, dans les langues synthétiques, la richesse des déclinaisons, la diversité des terminaisons pour les différents cas rend les inversions plus faciles que dans les langues où la dépendance d'un régime est toujours accusée par la préposition qui le précède. Les lois qui déterminent la place de chaque mot dans la phrase sont pour les langues analytiques une cause de clarté. En revanche, les langues synthétiques, avec leur construction plus libre, offrent plus de ressources aux orateurs et aux poètes, en leur permettant de marquer avec une grande délicatesse les nuances de la pensée.

Ordre des mots et ordre des idées.
L'ordre des mots dans la phrase sert essentiellement à exprimer l'ordre des idées. Il peut servir en outre à exprimer les rapports grammaticaux. Dans les langues anciennes, comme le grec, et le latin, où la forme des mots exprimait leur fonction grammaticale, l'ordre dans lequel ils se suivaient ne pouvait exprimer que l'ordre des idées. En français, au contraire, où la fonction des mots n'est pas marquée par leur forme, l'ordre qu'ils suivent dans la phrase exprime bien toujours celui des idées, mais il sert en même temps à exprimer leurs rapports grammaticaux. De là cette différence que dans les langues anciennes l'ordre des différentes parties de la proposition était libre, tandis qu'en français il est soumis à des lois. On pouvait également dire en latin Romulus condidit Romam, ou Romam condidit Romulus, ou Condidit Romam Romulus. Le sens était le même, seul l'ordre des idées différait, le point de départ de la phrase étant successivement Romulus, Rome ou l'idée de fonder. On ne pourrait en français modifier l'ordre des mots dans la phrase Romulus a fondé Rome, car c'est la place des mots Romulus et Rome qui détermine leur fonction. 

Mais comme toute langue doit pouvoir reproduire l'ordre des idées, il suffit de changer la construction grammaticale pour donner successivement à la phrase française les mêmes points de départ qu'en latin. On traduira donc Romulus condidit Romam par Romulus a fondé Rome; Romam condidit Romulus par Rome a été fondée par Romulus et Condidit Romam Romulus par La fondation de Rome est due à Romulus. Il n'est donc pas vrai de dire, comme le croyaient les grammairiens du XVIIIe siècle, que les langues anciennes suivaient un autre ordre que les langues modernes. Il y a longtemps que Weil l'a montré, c'est simplement le rapport : de la syntaxe à l'ordre des mots qui a changé. On voit d'après cela ce qu'il faut entendre par langues à construction libre et langues à construction fixe. Les langues classiques, le sanscrit, le grec et le latin sont des langues à construction libre; le français, le turc, l'allemand, l'anglais, le chinois sont des langues à construction fixe. 

On distingue la construction ascendante, qui est celle où le complément précède le terme complété : c'est celle du turc et de l'allemand dans les propositions dépendantes; et la construction descendante qui place le complément après le terme complété : c'est celle qui domine en français et en allemand dans les propositions principales. (Paul Régnaud / Paul Giqueaux /  P).

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