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Les Voyages de Gulliver
Le Voyage à Laputa, à Balnibarbi, 
à Luggnagg, à Gludbdubdrid et au Japon
Troisième partie, chapitre premier
Jonathan Swift, 1727  
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Présentation Lilliput Brobdingnag Laputa Houyhnhnms
I. - L'auteur entreprend un troisième voyage. Il est pris par des pirates. Méchanceté d'un Hollandais. Il arrive à Laputa.
 
Swift 
1727

Il n'y avait que deux ans environ que j'étais chez moi, lorsque le capitaine William Robinson, de la province de Cornouaille, capitaine du Hopewell, vaisseau pansu de trois cents tonneaux, vint me trouver. J'avais été autrefois chirurgien d'un autre vaisseau dont il était capitaine, et propriétaire pour un quart, dans un voyage au Levant, et j'y avais été toujours traité comme un frère plutôt que comme un subalterne. Le capitaine ayant appris mon arrivée, me rendit une visite, où il me marqua seulement la joie qu'il avait de me trouver en bonne santé. Ses visites se répétèrent sans qu'il ne soit question que de pures civilités. Un jour, pourtant, il s'inquiéta de savoir si je m'étais fixé pour toujours, et m'apprit qu'il méditait un voyage aux Indes orientales, et comptait partir dans deux mois. Il m'insinua en même temps que je lui ferais grand plaisir de vouloir bien être le chirurgien de son vaisseau; qu'il y aurait un autre chirurgien pour m'assister et deux autres garçons; que j'aurais une double paie; et qu'ayant éprouvé que la connaissance que j'avais de la mer, était au moins égale à la sienne, il s'engageait à se comporter à mon égard, comme avec un capitaine en second.

 

 

Il me dit enfin tant de choses obligeantes, et il me parut un si honnête homme, que je me laissai gagner, ayant d'ailleurs, malgré mes malheurs passés, une plus forte soif de découvrir le monde que jamais. La seule difficulté que je voyais, était d'obtenir le consentement de ma femme. Elle me l'accorda pourtant assez volontiers, considérant, sans doute, les avantages que ses enfants en pourraient retirer.   
Nous mîmes à la voile le 5 août 1706, et arrivâmes au Fort Saint-Georges le 11 avril 1707, où nous restâmes trois semaines pour rafraîchir notre équipage, dont la plus grande partie était malade. De là nous allâmes vers le Tonkin, où notre capitaine résolut de s'arrêter quelque temps, parce que la plus grande partie des marchandises qu'il avait envie d'acheter ne pouvait lui être livrée que dans plusieurs mois. Pour se dédommager un peu des frais de ce retardement, il acheta un sloop chargé de différentes sortes de marchandises, dont les Tonkinois font un commerce ordinaire avec les îles voisines, et mettant sur ce petit navire quatorze hommes, dont il y en avait trois du pays, il m'en fit capitaine, et me donna un pouvoir tandis qu'il ferait ses affaires au Tonkin.
Il n'y avait pas trois jours que nous étions en mer qu'une grande tempête s'étant élevée, nous fûmes poussés pendant cinq jours vers le nord-nord-est, et ensuite à l'Est. Le temps devint un peu plus calme, mais le vent d'ouest soufflait toujours assez fort. Le dixième jour, deux pirates nous donnèrent la chasse, et bientôt nous prirent : car mon navire était si chargé, qu'il allait très lentement, et qu'il nous fut impossible de faire la manoeuvre nécessaire pour nous défendre.
Les deux pirates vinrent à l'abordage, et entrèrent dans notre navire à la tête de leurs gens; mais nous trouvant tous couchés sur le ventre, comme je l'avais ordonné, ils se contentèrent de nous lier, et nous ayant confiés à des gardes, ils se mirent à visiter la barque.  
Je remarquai parmi eux un Hollandais, qui paraissait avoir quelque autorité, quoiqu'il n'eût le commandement d'aucun des navires. Il connut à nos manières que nous étions Anglais, et nous parlant en sa langue, il nous dit qu'on allait nous lier dos à dos, et nous jeter dans la mer. Comme je parlais hollandais assez bien, je lui déclarai qui nous étions, et le conjurai, en considération du nom commun de chrétiens, et de chrétiens  et protestants, de voisins et d'alliés, d'intercéder pour nous auprès du capitaine. Mes paroles ne firent que l'irriter; il redoubla ses menaces, et s'étant tourné vers ses compagnons, il leur parla en langue japonaise, du moins je le suppose, répétant assez souvent le nom de christianos.
Le plus gros vaisseau de ces pirates était commandé par un capitaine japonais, qui parlait un peu hollandais, mais très imparfaitement. Il vint à moi, et après m'avoir fait diverses questions, auxquelles je répondis très humblement, il m'assura qu'on ne nous ôterait point la vie. Je lui fis une très profonde révérence, et me tournant alors vers le Hollandais, je lui dis que j'étais bien fâché de trouver plus d'humanité dans un païen que dans un chrétien. Mais j'eus bientôt lieu de me repentir de ces paroles inconsidérées : car ce misérable réprouvé ayant tâché en vain de persuader les deux capitaines de me jeter dans la mer (ce qu'on ne voulut pas lui accorder, à cause de la parole qui m'avait été donnée), il obtint que je serais encore plus rigoureusement traité, que si ont m'eût fait mourir. On avait partagé mes gens dans  les deux vaisseaux et dans la barque. Quant à moi, on résolut de me laisser dériver dans un petit canot avec des avirons, une voile et des provisions pour quatre jours. Le capitaine japonais les augmenta du double, et tira de ses propres vivres cette charitable augmentation; il ne laissa pas qu'on me fouillât. Je descendis donc dans le canot, pendant que mon Hollandais brutal m'accablait de dessus le pont de toutes les injures, et imprécations que son langage lui pouvait fournir.
Environ une heure avant que nous eussions vu les deux pirates, j'avais pris hauteur, et avais trouvé que nous étions à 46° degrés de latitude nord, et à 183° de longitude [1]. Lorsque je fus un peu éloigné, je découvris avec ma lunette de poche différentes îles au sud-ouest. Alors je haussai ma voile, le vent étant bon, dans le dessein d'aborder à la plus prochaine de ces îles, ce que j'eus bien de la peine à faire en trois heures. Cette île n'était qu'une roche, où je trouvai beaucoup d'oeufs d'oiseaux : alors battant mon fusil, je mis le feu à quelques bruyères et à quelques joncs marins pour pouvoir cuire ces oeufs, qui furent ce soir-là toute ma nourriture, étant résolu d'épargner mes provisions autant que je le pourrais. Je passai la nuit à l'abri d'une roche, où ayant étendu des bruyères sous moi, je dormis assez bien.

Le jour suivant, je fis voile vers une autre île, et de là vers une troisième et une quatrième, me servant quelquefois de mes rames. Mais pour ne point ennuyer le lecteur, je lui dirai seulement qu'au bout de cinq jours, j'atteignis la dernière île que j'avais vue, qui était au sud-sud-est de la première.


[1] Cela se situe un peu au sud des Aléoutiennes.
Cette île était plus éloignée que je ne croyais, et  je ne pus y arriver qu'en cinq heures. J'en fis presque tout le tour avant que de trouver un endroit pour pouvoir y aborder. Ayant pris terre à une petite crique, qui était trois fois plus large que mon canot, je trouvai que toute l'île n'était qu'un rocher, avec quelques espaces où il croissait du gazon et des herbes très odoriférantes. Je pris mes petites provisions, et après m'être un peu rafraîchi, je mis le reste dans une des cavernes, dont il y avait grand nombre. Je ramassai plusieurs oeufs sur le rocher, et arrachai une quantité de joncs marins et d'herbes sèches, afin de les allumer le lendemain pour cuire mes oeufs car j'avais sur moi ma pierre, ma mèche, avec un verre ardent. Je passait toute la nuit dans la grotte, où j'avais mis mes provisions; mon lit était ces mêmes herbes sèches destinées au feu. Je dormis peu, car j'étais encore plus inquiet que las. Je considérais qu'il était impossible de ne pas mourir dans un lieu si misérable, et qu'il me faudrait faire bientôt une triste fin. Je me trouvai si abattu de ces réflexions, que je n'eus pas le courage de me lever; et avant que j'eusse assez de force pour sortir de ma grotte, le jour était déjà fort grand. Je fis quelques pas sur les rochers. Le temps était beau, et le soleil si ardent, que j'étais obligé de détourner mon visage.
Mais voici tout à coup que le temps s'obscurcit, d'une manière pourtant très différente de ce qui arrive par l'interposition d'un nuage. Je me tournai vers le soleil, et je vis un grand corps opaque et mobile entre lui et moi, qui semblait aller çà et là. Ce corps suspendu, qui me paraissait à deux milles de hauteur, me cacha le Soleil environ six ou sept minutes; mais je ne notai pas que l'air soit devenu plus frais ou le ciel plus sombre  que si j'avais été à l'ombre d'une montagne [2]. Quand ce corps fut venu plus près de l'endroit où j'étais, il me parut être d'une substance solide, dont la base était plate, unie et luisante très brillante à cause de la réverbération de la mer au-dessous de lui. Je m'arrêtai sur une hauteur à deux cents pas environ du rivage, et je vis ce même corps descendre et s'approcher de moi, à un moins d'un mile anglais environ de distance. Je pris alors mon télescope, et je découvris un grand nombre de personnes en mouvement, qui me regardaient et se regardaient les unes les autres, qui se penchaient, mais dont je pouvais pas distinguer ce qu'elles faisaient. [2] Contrairement, donc, à ce qui se produit lors des éclipses totales de Soleil.

(Source : L. D. Jaffe website).

L'amour naturel de la vie me fit naître quelques sentiments de joie, et l'espérance que cette aventure pourrait m'aider à me délivrer de l'état fâcheux où j'étais. Mais en même temps le lecteur ne peut s'imaginer mon étonnement, de voir une espèce d'île en l'air, habitée par des hommes qui avaient l'art et le pouvoir - comme j'en étais le témoin - de la hausser, de l'abaisser, et de la faire marcher à leur gré; mais n'étant pas alors en humeur de philosopher sur un si étrange phénomène, je me contentai d'observer de quel côté l'île tournerait, car elle me parut alors arrêtée. Cependant elle s'approcha de mon côté, et j'y pus découvrir plusieurs grandes terrasses et des escaliers de proche en proche pour communiquer des unes aux autres. Sur la terrasse la plus basse, je vis plusieurs hommes qui pêchaient des oiseaux à la ligne, et d'autres qui regardaient. Je leur fis signe en agitant mon bonnet (mon chapeau étant depuis longtemps hors d'usage), et mon mouchoir; et lorsque je me fus approché de plus près, je criai de toutes mes forces, et ayant alors regardé fort attentivement, je vis une foule de monde amassée sur le bord qui était vis-à-vis de moi. Je constatai par leurs postures qu'ils me voyaient, quoiqu'ils ne m'eussent pas répondu : j'aperçus alors quatre ou cinq hommes, montant avec empressement au sommet de l'île, je m'imaginai qu'ils avaient été envoyés à quelques personnes d'autorité, pour en recevoir des ordres sur ce qu'on devait faire en cette occasion.

La foule des Insulaires augmenta, et en moins d'une demi-heure l'île s'approcha tellement qu'il n'y avait plus que cent pas de distance entre elle et moi. Ce fut alors que je me mis en diverses postures humbles et touchantes, et que je fis les supplications les plus vives. Mais je ne reçus point de réponse : ceux qui me semblaient le plus proches, étaient, à en juger par leurs habits, des personnes de distinction. Je les vis discuter l'air sérieux, tout en regardant souvent dans ma direction.  A la fin un d'eux me fit entendre sa voix dans un langage clair, poli et très doux, dont le son approchait de l'italien; ce fut aussi en italien que je répondis, m'imaginant que le son et l'accent de cette langue, serait plus agréable à leurs oreilles que tout autre langue. Bien que ni eux ni moi ne comprenions la langue de l'autre, la détresse dans laquelle je me trouvais pouvait être aisément comprise. 
On me fit signe de descendre du rocher, et d'aller vers le rivage, ce que je fis; et alors l'île volante s'étant abaissée à un degré convenable, et son bord placé juste au-dessus de moi, on me jeta de la terrasse d'en bas une chaîne avec un petit siège qui y était accroché, sur lequel m'étant assis, je fus dans un moment enlevé par le moyen de poulies.
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