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Marion Delorme, de Victor Hugo

Marion Delorme est un drame en cinq actes et en vers, de Victor Hugo, représenté pour la première fois sur le théâtre de la Porte-Saint-Martin, le 11 août 1831. Cette oeuvre dramatique, qui s'appela d'abord Un duel sous Richelieu, fut écrite par V. Hugo en juin 1829. Un soir de juillet, l'auteur en fit la lecture à de nombreux amis : Balzac, A. de Musset, A. Dumas, Alfred de Vigny, Sainte-Beuve, Villemain, Mérimée, Soumet, Frédéric Soulié, etc., et le lendemain, l'un d'eux, Taylor, alors directeur des Français, se présenta chez le poète et la lui demanda. 
" Il est inutile d'aller aux voix, dit Taylor au comité de lecture, M. Hugo ne présente pas sa pièce, c'est nous qui la lui demandons. "
Cependant Marion Delorme ne devait être représentée que deux ans après. La censure ayant cru reconnaître Charles X dans le portrait que le poète a tracé de Louis XIII gouverné par un prêtre et grand chasseur, mit son veto sur Marion Delorme, et ce veto fut maintenu malgré les démarches de l'auteur auprès de Martignac, de Polignac, ensuite auprès de Charles X lui-même. Victor Hugo a raconté sa conversation avec le roi; elle a pour titre : Le 7 août 1829, et se trouve dans les Rayons et les ombres :
C'était le sept août, ô sombre destinée!
C'était le premier jour de leur dernière année... 

... Seuls, dans un lieu royal, cela à côte marchant 
Deux hommes, par endroits du coude se touchant, 
Causaient....

Le premier avait l'air fatigué, triste et grave... 

... C'était un roi, vieillard à la tête blanchie, 
Penché de poids des ans et de la monarchie. 
L'autre était un jeune homme, étranger chez les rois, 
Un poète ....

... Or entre le poète et le vieux roi courbé
De quoi s'agissait-il? D'un pauvre ange tombé 
Dont l'amour refaisait l'âme avec son haleine, 
De Marion, lavée ainsi que Madeleine 
Qui boitait et traînait son pas estropié,
La censure, serpent, l'ayant mordue au pied...

Un an après éclatait la révolution de 1830, et l'inquisition littéraire étant abolie, c'est dans les in pace de cette inquisition que les directeurs allèrent chercher des pièces pour leur théâtre. Mlle Mars pensa au Duel sous Richelieu, au beau rôle de la Marion transfigurée qu'elle aurait à interpréter, et elle alla supplier le poète d'ajouter à ses succès un succès de plus. Mais Victor Hugo ne céda pas aux prières de la grande actrice, il ne céda à aucune sollicitation. En esquissant au quatrième acte de son drame la physionomie mesquine, petite, ridicule de Louis XIII, il avait, disait-on, ou plutôt avait dit la censure, voulu faire le portrait non pas de l'aïeul de Charles X, mais de Charles X lui-même. Or, dans ce moment d'effervescence révolutionnaire, il n'appartenait point au poète de livrer à la risée d'un parterre ce roi déchu, cette royauté évanouie, et qu'il se souvenait, du reste, d'avoir aimée. Les succès de scandale et d'argent répugnaient à son cour; voilà pourquoi il attendit.

Cependant, un an après, lorsque fut apaîsée un peu la tourmente politique, lorsque Charles fut oubliât l'auteur n'eut plus à craindre qu'on reconnut dans sa pièce les allusions dénoncées par la censure et auxquelles lui, simple historien, n'avait pas songé. Il donna donc au théâtre de la Porte-Saint-Martin le Duel sous Richelieu, qui dès lors, pour complaire à Mme Dorval, s'appela Marion Delorme. Les rôles furent distribués au lendemain d'Antony , les répétitions commencèrent, et le 11 août, enfin, la toile se leva devant la nouvelle oeuvre dramatique du grand poète.

La Marion, l'héroïne du drame que nous allons essayer de raconter, ce n'est pas ou plutôt ce n'est plus cette Marion Delorme dont les historiens du XVIIe siècle et du XIXe ont à l'envi écrit l'histoire et à laquelle ils ont à nos yeux si complaisamment délié la ceinture; ce n'est plus cette courtisane ayant jeté sa pudeur par-dessus les moulins et émiettant ses charmes à tout ce qui a un rang à la cour, un nom à la ville; allant de Richelieu à Cinq-Mars, c'est-à-dire du bourreau à la victime, et du marquis de X... au comte de Z...; ce n'est plus la vierge folle, la maîtresse à la mode, la rivale heureuse de Ninon de Lenclos; ce n'est plus, en un mot, cette Marion Delorme à la fois belle, spirituelle et dévergondée qui rappelle les hétaïres d'Athènes...

La Marion du poète a été lavée de ses fautes comme Madeleine, l'autre courtisane aux cheveux dorés; C'est une Marion purifiée, transfigurée, redevenue Marie. Elle a fui ses adorateurs, elle a fermé son boudoir bleu, elle a quitté Paris et maintenant, retirée, cachée, ensevelie dans une petite ville de province, à Blois, elle ne vit que pour celui et par celui dont l'amour lui a fait une seconde virginité, pour Didier.

Didier croit Marie pure autant que belle; son amour est ardent, passionné, mais respectueux, et il n'oserait effleurer des lèvres les boucles blondes de son amie. 

Là-haut, dans en vertu, dans sa beauté première, 
Veille, sans tache encore, un ange de lumière, 
Un être chaste et doux, à qui sur les chemins 
Les passants à genoux devraient baiser les mains. 
Et moi, qui suis-je, hélas! qui rampe avec la foule? 
Pourquoi troubler cette eau si belle qui s'écoule? 
Pourquoi cueillir ce lis? pourquoi d'un souffle impur 
De cette âme sereine aller ternir l'azur?
Ainsi se parle Didier au moment où il va franchir le balcon de sa maîtresse, et quand il fait part à Marie de ses scrupules, Marie souffre cruellement, car elle a à la fois trop d'amour pour tromper celui qu'elle aime et trop d'amour pour le détromper. C'est le marquis Gaspard de Saverny qui dénouera ou plutôt tranchera le noeud de cette situation équivoque.

Gaspard de Saverny est un jeune débauché insoucieux et élégant. Il a été l'amant de Marion Delorme, et venu à Blois, il ne sait plus comment il a rencontré la courtisane et a suivi ses pas, la regardant d'une façon un peu galante... trop galante même de l'avis de Didier.

Didier est bâtard, et depuis cette nuit où, tout enfant encore, il fut déposé nu sur le seuil d'une église, il a beaucoup vu, beaucoup senti, beaucoup souffert; repoussé, méprisé, but, à son tour, il hait les humains, il les méprise, il est fier et triste, il est âpre, il est sauvage; il ne croit plus à rien... Si, il croit en Marie, en son amour, en sa pureté.

Du jour où je voue vis, ma vie encor bien sombre 
Se dora. Vos regards m'éclairèrent dans l'ombre. 
Dès lors tout a changé... 
Car jusqu'à vous, hélas! seul, errant, opprimé, 
J'ai lutté, j'ai souffert... je n'avais point aimé.
Bien imprudent, vous le voyez, a été Gaspard de Saverny, le jeune fat.

Sous le plus frivole des prétextes, Didier, le lendemain, propose un duel à celui qui lui a déplu, et sans plus d'hésitation - cela se pratiquait ainsi en l'an 1638 - les deux jeunes gens se mettent à ferrailler sous un réverbère, en pleine rue.

Mais en ce temps régnait le cardinal de Richelieu. Or, l'Eminence rouge avait défendu les duels sous peine de mort, et ce jour-là il avait précisément donné l'ordre au guet de redoubler de surveillance. On sait ce que valaient les ordres du cardinal. Le capitaine quartenier était donc aux écoutes. Tout à coup il entend le cliquetis des épées, et, suivi des archers à la longue rapière, il survient au milieu des combattants. Le marquis, au fait des roueries des jeunes seigneurs débauchés et coureurs d'aventures de cette époque, est peu intimidé par cette soudaine apparition, et, se laissant tout doucement glisser à terre, il fait le mort. Didier seul est désarmé et emmené par la garde.

Nous sommes au troisième acte et la toile se lève devant le château de Nangis. C'est un vieux château déjà avec son donjon à ogives et ses tourelles, c'est un dernier vestige de cette féodalité qui depuis Louis XI a essayé de renaître de ses cendres et qu'à cette heure Richelieu brise et finalement anéantit pour préparer le règne souverain de Louis XIV. Mais ce n'est pas aujourd'hui sur le donjon du vieux château, non plus que sur ses tourelles ou son grand parc à la Henri IV, que se portent les regards; c'est sur l'entrée principale de la demeure seigneuriale tendue de noir avec l'écusson des Nangis et des Saverny au milieu.

Le marquis Gaspard de Saverny a fait le mort, il vous en souvient; mais il ne suffit pas d'être mort, il faut aussi être enterré. Sous le déguisement d'un officier au régiment d'Anjou, avec un emplâtre sur l'oeil, par sur croît de précaution, le jeune fou, accompagné de son ami Brichanteau, s'est donc mis gravement à trainer son cercueil en carrosse jusqu'au château de Nangis, chez son oncle. Tout est muet, triste, grave; tous sont en pleurs dans la maison, et le vieux marquis lui-même, le vieil oncle de Gaspard, reste, les bras croisés et immobile, accablé sous se douleur. On ne lui a rien dit en effet de la supercherie, car il faut que ses larmes soient vraies, son désespoir sincère, réel à tous les yeux; il faut qu'il joue son rôle à la faon de Probus, cet acteur de l'Antiquité, qui, ayant à interpréter la douleur d'un père qui a perdu son enfant, fit apporter sur la scène l'urne renfermant les cendres de son propre fils.

Le désespoir du vieillard navre Gaspard de Saverny; il voudrait tout lui dire, mais Brichanteau l'en empêche; il a vu rôder dans la maison un homme de mauvaise mine et tout de noir habillé, et le corbeau, dit-il, 

Est noir de même et vient à l'odeur du tombeau. 
Plus que jamais, tais-toi. C'est une face ingrate 
Et louche a rendre un fou prudent comme Socrate.
Tout est prêt pour les funérailles et un valet s'approche du marquis de Nangis pour savoir de lui l'heure qu'il a fixée pour la cérémonie et lui dire aussi qu'une troupe de comédiens demande asile. Pour des comédiens l'heure est assez mai choisie, fait observer Brichanteau; mais l'hospitalité est un devoir, et les comédiens sont introduits dans le château.
« L'auteur de ce drame, a raconté Mme Victor Hugo travaillait souvent en marchant; il n'avait qu'un pas à faire pour être sur le boulevard Montparnasse; il se promenait là parmi les allants et venants nombreux qu'y attirent les cabarets des barrières, les boutiques en plein vent, les spectacles forains et le cimetière. En regard du cimetière, il y avait dans ce moment une baraque de saltimbanques. Cette antithèse de la parade et de l'enterrement le confirmait dans son idée d'un théâtre où les extrêmes se toucheraient, et ce fut là que lui vint à l'esprit le troisième acte de Marion Delorme, où le deuil du maruis de Nangis contraste avec les grimaces du gracieux. »
Le gracieux, c'est le comique de le troupe, le bouffon enfin; il y a un père noble aussi et une duègne; il y a un Charlemagne, empereur d'Occident, pour jouer le Bradamaille de Garnier, et comme les comédiens n'ont pas de préjugés littéraires, le scaramouche vient d'engager pour représenter le Cid de Corneille un amoureux et une amoureuse de tragédie qu'il a rencontrés sur le pavé de la grande route. «Toi, tu feras les Chimènes à l'oeil noir, a-t-il dit à la jeune femme, et quant à toi, si tu veux d'un bon rôle, tu joueras les Rodrigues »;
C'est un rôle tragique, il t'irait, entre tous.
Le scaramouche, parlant ainsi, ne pensait pas si bien dire, et si le nouvel enrôlé représente jamais sur la scène le héros castillan qui, pour l'amour de Chimène, tue en duel don Sanche, en vérité il sera dans son rôle; car, vous l'avez deviné, ce jeune homme qui fuyait sur le grand chemin, c'est Didier; celle qui fuyait avec lui, c'est Marie.

Et les deux amoureux défient maintenant tous les espions de Son Eminence de les reconnaître sous leur costume espagnol, et tous les capitaines quarteniers du royaume de venir les chercher dans la grange du château de Nangis. Aussi, tandis que les comédiens sont occupés, les uns à répéter leur rôle, les autres à préparer le repas du soir; eux, les mains dans les mains, se regardent avec ivresse, parlent de leur amour, font des projets charmants, rêvent un avenir plein de délices.

Hélas! toute espérance est un roseau; les deux amants ont compté sans le marquis Gaspard qui, toujours insoucieux et léger, s'en vient, tandis qu'on prépare son enterrement, rôder autour de la grange, afin de voir un peu les comédiennes, et reconnaît Marion Delorme. L'aventure est si étrange, l'histoire si folle, que le jeune seigneur, évaporé, grille déjà de la conter; il la dirait aux arbres du parc s'il ne se trouvait là un auditeur tout disposé à en rire avec lui. Cet auditeur, c'est inconnu, l'homme noir que Brichanteau a vu rôder; il trouve la chose plaisante en effet et il en rit avec le marquis de Saverny mais son rire est étrange, il est sinistre; c'est le rire de l'espion qui vient de mettre la main sur la proie qu'il chassait.

Avec l'aide de Marion, Laffenas - c'est ainsi que s'appelle le renard - arrive bientôt à Didier, et de Didier à Saverny qui, s'apercevant de la sottise qu'il a faite, veut la réparer, sauver son hôte, et se perd. Alors le traitre se démasque :

.... Mes maîtres,
Ecoutez! Je suis juge au secret tribunal, 
Lieutenant criminel du seigneur cardinal.
Et le lieutenant criminel ordonne aux gardes d'arrêter les deux jeunes gens.

Le marquis de Nangis, qui a perdu Gaspard au moment où il venait de le retrouver, est fou de désespoir; Marion Delorme est folle de douleur, et tous deux, le vieillard et la jeune femme, vont se jeter aux pieds de Louis XIII en criant : "Grâce!" Mais le roi dévot a trop péché hier pour faire grâce aujourd'hui, et avec les mots "justice, exemple",  etc., que son cardinal maître lui a appris à répéter, le roi écolier renvoie en bâillant le père et la maîtresse. Cependant Langely, le bouffon, a, par une supercherie, arraché la grâce des condamnés des mains de Louis XIII. Mais à son tour le ministre arrache au roi l'ordre qui la révoque.

L'échafaud est prêt; le bourreau attend, appuyé sur sa hache; les gardes font la haie, et les deux jeunes gens s'avancent à pas lents : Gaspard est toujours plein de gaieté, il a le sourire aux lèvres; Didier est triste et pâle, et les mains croisées sur sa poitrine; il tient la tête baissée. Ce n'est pas la crainte de la mort qui le rend ainsi. Que lui importe la mort? il sait à présent la vérité sur le passé de sa maîtresse, il sait que Marie s'appela Marion et son coeur est brisé, tout son être anéanti, et tout bas il murmure :

Oh! malheureuse femme!
Oh! n'as-tu pas frémi de me mentir ainsi,
Moi qui laissais aller mon coeur à ta merci! 
Cependant, la courtisane accroupie aux pieds de son amant, les yeux en larmes, les mains jointes, implore son pardon, et lui, qui vient de la maudire, se souvient que cette femme fut bonne et aimante, qu'elle fut la seule étoile éclairant son ciel noir, il se souvient qu'il l'a aimée, son coeur lui dit qu'il l'aime toujours, et, haletant, il se précipite vers Marie - oui, Marie encore - la serre dans ses bras et lui dit :
Écoute-moi : ma vie est déjà dénouée,
Je vais mourir, la mort fait tout voir au vrai jour.
Va, si tu m'as trompé, c'est par excès d'amour! 
Et ta chute d'ailleurs, l'as-tu pas expiée? 
Ta mère, en ton berceau, t'a peut-être oubliée 
Comme moi. Pauvre enfant! toute jeune, ils auront 
Vendu ton Innocence!... Ah! relève ton front!
Ecoutez tous : à l'heure où je suis, cette terre 
S'efface comme une ombre, et la bouche est sincère! 
Eh bien, en ce moment, du haut de l'échafaud, 
- Quand l'innocent y meurt, il n'est rien de plus haut -
Marie, ange du ciel que la terre a flétrie, 
Mon amour, mon épouse, - écoute-moi, Marie - 
Au nom du Dieu vers qui la mort va m'entraînant, 
Je te pardonne!
Ainsi finit le roman des amours pures de Marion Delorme et de Didier. (PL).
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