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Voyage fait en Sibérie
pour le passage de Vénus sur le Soleil
Chappe d'Auteroche

La fin d'une aventure

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Aux environs de Kazan, Chappe retrouve la verdure, un ciel serein, des arbres fruitiers dans toute leur parure, des chênes, les premiers qu'ils eût vus depuis son séjour en Russie; des coteaux riants et couverts de bosquets, des villages opulents; enfin tout lui retrace le souvenir et l'image de sa patrie.

Il arrive à Kazan le 1er octobre. Un prince tartare en était gouverneur : il fit servir au voyageur français des pipes avec du tabac de la Chine, des liqueurs, des confitures, des fruits, un melon d'eau. Chappe le trouva si délicieux, qu'il en prit de la graine pour la semer en France, mais elle n'y a pas réussi. L'archevêque russe ne fit pas moins d'accueil que le gouverneur tartare à l'académicien étranger.

« Je trouvai un prélat instruit dans les sciences, l'histoire et la littérature : aussi était-il traité avec la plus grande vénération dans toute la Russie; c'est le seul prêtre, dit celui-ci, que j'aie vu dans ces vastes états, qui ne parût pas étonné  qu'on se  transportât de Paris à Tobolsk pour y observer le passage de Vénus sur le Soleil. »


Le kreml de Kazan.

Chappe  séjourne plusieurs jours à Kazan, notamment pour y effectuer quelques observations astronomiques, qui devaient lui servir à fixer la position de cette ville, qu'il trouve infiniment plus policée que toute la Sibérie
« Elle conserve encore, écrit Chappe un reste de son ancienne opulence, quoique son commerce soit presque éteint. Les maisons, quoiqu'en bois pour la plupart, y sont très bien bâties. Quantité de Noblesse y est réunie, et y vit en société. Tout ce qui est nécessaire ou utile à la vie y est très commun, même en gibier, en poisson et en fruits. On y trouve du pain blanc, aussi peu connu en Sibérie que les ananas. Le vin seul est très rare à Kazan, mais ils ont l'art d'en faire avec différents fruits. 

Les moeurs sont aussi différentes de celles de la Sibérie que les climats. Les femmes y sont à table, dont elles font les honneurs et l'agrément : elles font partie de la société; ainsi qu'à Moscou et à Saint-Pétersbourg. »
Les Tartares, qui font le plus grand nombre des habitants, y sont traités par le souverain avec les égards qu'on doit à leur bonne foi, leur simplicité de moeurs, leur fidélité, leur bravoure. 
« Ils jouissent presque tous d'une petite fortune. Leurs habillements sont beaucoup plus riches que ceux des Tartares dont j'ai déjà parlé : celui des femmes était même différent à quelques égard, principalement par rapport à la coiffure; je n'y en ai jamais vu en pain de sucre. Elles ont beaucoup de rapports avec celles des Russes, à cela près que leurs cheveux sont entrelacés de pierres précieuses et de perles. Ils en font des ornements sur les manches de leurs habillements; d'autres sont attachés à leur cou, et pendent sur leur poitrine. »
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Tatars des environs de Kazan.
Kazan entretient un gymnase ou collège composé de huit professeurs,  deux pour la langue française, deux, pour l'allemand, deux pour le latin, et un pour la langue russe, avec un maître d'armes, qui enseigne à danser.
-« Je cherchais partout dans les environ de Kazan, dit encore l'abbé Chappe, la fameuse plante nommée barometz, dont parle M. l'abbé Lambert, dans son Histoire civile et naturelle. Cette plante (suivant la description de cet auteur) ressemble à un agneau; elle en a toutes les parties, avec une toison délicate, dont les femmes se servent pour couvrir leur tête. elle a quelque peu de sang et de chair : elle n'a point de cornes, mais des bouquets de laine, en façon de cornes : elle vit et se nourrit tant qu'elle a de l'herbe verte autour d'elle, mais ce zoophyte, ou plante animale périt aussitôt que l'herbe voisine vient à se sécher. »
Chappe dit que l'abbé Lambert n'a pas donné ces faits extravagants, pour des vérités qu'il croyait, mais pour engager sans doute les voyageurs à chercher la source de cette fable ridicule. Il ajoute qu'il n'a jamais pu se procurer cette plante inconnue à Kazan; et que ce doit être une espèce de mousse, mais qui n'a point de rapport avec le conte qu'il vient de citer. 
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Enquêtes sur le Barometz

Émules Jason, c'estui-là qui conquit de la Toison, autant que de Gilgamesh qui trouva (et perdit) la plante d'immortalité, les voyageurs européens qui se rendaient en "Tartarie" au siècle de Chappe ne manquaient pas d'enquêter sur le Barometz... tout en proclamant bien haut que ce n'était là qu'une fable! Les récits de cette quête se ressemblent, et les motifs du mythe sont toujours tissés dans la même toile. Voici, par exemple, le récit qu'en a faisait un certain docteur Solnick, compagnon (imaginaire?) de Gmelin, selon l'abbé Delaporte (Le Voyageur Français, ou connaissance de l'Ancien et du Nouveau monde, t. VII, 1768). Cette variante comporte quelques détails supplémentaires (la plante a aussi des ongles, "sa pulpe est semblable  à la chair d'écrevisse", et "si un loup s'en approche, il se jette dessus, et la mange avec avidité, croyant dévorer un agneau"). Comme il est d'ordinaire à cette époque, on n'y remet en cause le mythe que pour y voir l'expression déformée d'une réalité :

Je sais que cette opinion, toute absurde qu'elle est, a trouvé croyance dans l'esprit de quelques naturalistes; et j'ai connu des gens qui ne doutaient nullement de la vérité du fait. Il est possible, sans doute, qu'il existe une plante qui enlève tous les sucs de la terre qui est autour d'elle, et par là, fasse mourir l'herbe qui s'y trouve. Sa figure même peut avoir quelque rapport avec celle de l'agneau; il y a des choses plus singulières dans la nature. J'avoue que pendant mon séjour à Astrakan, je fis plusieurs courses dans les environs, pour voir ce merveilleux arbrisseau; mais je ne trouvai que quelques buissons secs, éparpillés çà et là dans la campagne, et dont la tête touffue, et la couleur brune, est portée par une simple tige. Il est vrai qu'il ne croît point d'herbe dans l'espace où s'étend l'ombre de cet arbuste; mais c'est une propriété qui lui est commune avec d'autres plantes. Je consultai la dessus plusieurs Tartares; et tous se moquèrent de ces contes ridicules.

Retour à Pétersbourg
Chappe partit de Kazan, et passa la Volga dans un endroit où ce premier fleuve de l'Europe, et l'un des plus beaux,  peut avoir deux cents toises de largeur sur soixante pieds de profondeur; il fut dix-sept minutes à le traverser sur un bateau de six rameurs. 

« On m'avait assuré, dit-il, à Tobolsk et à Kazan, qu'on y trouvait quantité de pirates, et qu'on s'amusait même à les chasser au fusil connue des canards; mais je n'y ai jamais vu de ces pirates, quoique j'aie parcouru ses bords l'espace de cent lieues. »
D'autres voyageurs avant Chappe, à l'exemple de Delisle, évoquent les brigands de la Volga en des termes semblables. Ce qui donne a penser que les rumeurs à leur sujet se nourrissait peut-être en partie du folklore local, qui s'était emparé de l'histoire vraie de Stenka Razine qui avait écumé la région seulement quelques décennies plus tôt et dont le nom était devenu une légende. Quoiqu'il en soit, le 8 octobre, l'académicien arrive sans encombre à Kousmodéniansk, après avoir traversé le pays de nouveaux peuples, tels les Schuwaschi (Tchouvaches). Ceux-ci, note-t-il, diffèrent peu des Russes dans leur habillement et sont chrétiens, mais aussi peu instruits et superstitieux que le Wotiakes (Ostiaks). A partir de là,  il reprend la route de Pétersbourg,  qu'il avait suivie en allant à Tobolsk.
« A mesure que j'approchais de Saint Péterbourg, situé plus au Nord, écrit-il, le froid se faisait sentir de jour en jour plus vivement, et m'opposait les plus grands obstacles pour voyager avec des voitures à roues : quelques rivières étaient déjà gelées. »
Il rentre dans la capitale de la Russie le 1er novembre 1761, y passe l'hiver, auprès du baron de Breteuil, qui était l'ambassadeur de France auprès du tsar, puis s'embarque au printemps dès que la mer est libre, et se trouve en France au mois d'août 1762, près de deux ans après en être parti.
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