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Octave Feuillet

Octave Feuillet est un écrivain français, né à Saint-Lô (Manche) le 11 août 1821, mort à Paris le 29 décembre 1890. Fils du secrétaire général de la préfecture de la Manche, il remporta, comme élève du lycée Louis-le-Grand, de nombreuses récompenses au concours général. Tout en commençant des études de droit, il fournit quelques esquisses au Diable à Paris (1846) et raconta au public enfantin d'alors Polichinelle, sa vie et ses nombreuses aventures (1846, illustré). 

En même temps, il s'essayait au théâtre, avec la collaboration de Paul Bocage, par Un Bourgeois de Paris, comédie en un acte et en prose (Odéon, 1845), suivie de Echec et mat, drame en cinq actes (Odéon, 1846); Palma ou la Nuit du Vendredi-Saint, drame en cinq actes (Porte-Saint-Martin, avril 1847); la Vieillesse de Richelieu, comédie en cinq actes (Théâtre-Français, novembre 1848); York, comédie-vaudeville en un acte (Palais-Royal, 1852); mais ses véritables débuts dans la double carrière où il ne devait guère connaître que le succès datent du roman de Bellah (1852), épisode des guerres civiles de l'Ouest, où les réminiscences des Chouans de Balzac sont encore sensibles, et, au théâtre, de la Crise, comédie en quatre actes (Gymnase,1854). 

Roman et comédie avaient auparavant paru dans la Revue des Deux-Mondes, dont Octave Feuillet resta jusqu'à la fin le collaborateur fidèle, sinon fréquent. C'est là que parurent successivement les Scènes et Proverbes (1851), et les Scènes et Comédies (1854). Quelques-unes de ces saynètes, le Pour et le Contre (1854), le Village (1856), le Cheveu blanc (1856), Dalila (1857) avaient obtenu au Gymnase, à la Comédie-Française et au Vaudeville un accueil non moins favorable qu'à la lecture. 

Octave Feuillet s'attachant exclusivement à peindre les moeurs du grand monde ou de la haute bourgeoisie de cette époque, donna dans les dix années suivantes : le Roman d'un jeune homme pauvre (1858), d'où il tira un drame on cinq actes sous le même titre (Vaudeville, 1858), Histoire de Sibylle (1862); Monsieur de Camors (1867) qui tous trois furent lus, discutés et traduits dans toute l'Europe lettrée. 
 

L'amour et l'honneur

« ... Je courus à la fenêtre, et je poussai quelques cris d'appel auxquels personne ne répondit. Durant une dizaine de minutes, je les renouvelai d'instant en instant avec le même insuccès. En même temps nous profitions à la hâte des dernières lueurs du jour pour explorer minutieusement tout l'intérieur du donjon [1]; mais, à part cette porte, qui était comme murée pour nous, et la grande fenêtre, qu'un abîme de près de trente pieds séparait du fond des fossés, nous ne pûmes découvrir aucune issue.

[...]

Comme je m'abandonnais avec tout l'égoïsme de la passion à ma secrète extase, dont quelque reflet peut-être se peignait sur mon visage, je fus réveillé tout à coup par ces paroles qui m'étaient adressées d'une voix sourde et sur un ton de tranquillité affectée :

« Monsieur le marquis de Champcey, y a-t-il eu beaucoup de lâches dans votre famille avant vous ?»

Je me soulevai et je retombai aussitôt sur le banc de pierre, attachant un regard stupide sur les ténèbres où j'entrevoyais vaguement le fantôme de la jeune fille. Une seule idée me vint, une idée terrible, c'était que la peur et le chagrin lui troublaient le cerveau, - qu'elle devenait folle.

« Marguerite! m'écriai-je, sans savoir même que je parlais.» Ce mot acheva sans doute de l'irriter.

« Mon Dieu! que c'est odieux! reprit-elle. Que c'est lâche! oui, je le répète, lâche! »

La vérité commençait à luire dans mon esprit. Je descendis un des degrés.

« Eh! qu'est-ce qu'il y a donc? dis-je froidement.

- C'est vous, répliqua-t-elle avec une brusque véhémence, c'est vous qui avez payé cet homme, ou cet enfant, - je ne sais, - pour nous emprisonner dans cette misérable tour! Demain, je serai perdue... déshonorée dans l'opinion... et je ne pourrai plus appartenir qu'à vous! Voilà votre calcul, n'est-ce pas? Mais celui-là, je vous l'atteste, ne vous réussira pas mieux que les autres. Vous me connaissez encore bien imparfaitement, si vous croyez que je ne préférerai pas le déshonneur, le cloître, la mort, tout, à l'abjection de lier ma main, - ma vie, à la vôtre!...

- Mademoiselle, dis-je avec tout le calme que je pus trouver, je vous supplie de revenir à vous, à la raison. Je vous atteste sur l'honneur que vous me faites outrage. Veuillez y réfléchir. Vos soupçons ne reposent sur aucune vraisemblance. Je n'ai pu préparer en aucune façon la perfidie dont vous m'accusez et, quand je l'aurais pu, enfin, comment vous ai-je jamais donné le droit de m'en croire capable?

- Tout ce que je sais de vous me donne ce droit, s'écria-t-elle en coupant l'air de sa cravache. Il faut bien que je vous dise une fois ce que j'ai dans l'âme depuis trop longtemps. Qu'êtes-vous venu faire dans notre maison, sous un nom, sous un caractère empruntés?... Nous étions heureuses, nous étions tranquilles, ma mère et moi... Vous nous avez apporté un trouble, un désordre, des chagrins que nous ne connaissions pas. Pour atteindre votre but, pour réparer les brèches de votre fortune, vous avez usurpé notre confiance... vous avez fait litière de notre repos... vous avez joué avec nos sentiments les plus purs, les plus vrais, les plus sacrés ... vous avez froissé et brisé nos coeurs sans pitié. Voilà ce que vous avez fait... ou voulu faire; peu importe! Eh bien, je suis profondément lasse et ulcérée de tout cela, je vous le dis! Et quand, à cette heure, vous venez m'offrir en gage votre honneur de gentilhomme, qui vous a permis déjà tant de choses indignes, certes j'ai le droit de n'y pas croire, et je n'y crois pas! »

J'étais hors de moi; je saisis ses deux mains dans un transport de violence qui la domina :

« Marguerite! ma pauvre enfant... écoutez, bien! Je vous aime, cela est vrai, et jamais amour plus ardent, plus désintéressé, plus saint, n'entra dans le coeur d'un homme... Mais vous aussi, vous m'aimez... Vous m'aimez, malheureuse, et vous me tuez! Vous parlez de coeur froissé et brisé... Ah! que faites-vous donc du mien?... Mais il vous appartient, je vous l'abandonne... Quant à mon honneur, je le garde... il est entier!... et avant peu je vous forcerai bien de le reconnaître... Et sur cet honneur je vous fais serment qui, si je meurs, vous me pleurerez; que si je vis jamais, - tout adorée que vous êtes, - fussiez-vous à deux genoux devant moi, - jamais je ne vous épouserai, que vous ne soyez aussi pauvre que moi, ou moi aussi riche que vous! Et maintenant priez, priez; demandez à Dieu des miracles, il en est temps. »

Je la repoussai alors brusquement loin de l'embrasure et je m'élançai sur les gradins supérieurs : j'avais conçu un projet désespéré, que j'exécutai aussitôt avec la précipitation d'une démence véritable. Ainsi que je l'ai dit, la cime des hêtres et des chênes qui poussent dans les fossés de la tour s'élevait au niveau de la fenêtre. A l'aide de ma cravache ployée, j'attirai à moi l'extrémité des branches les plus proches, je les embrassai au hasard et je me laissai aller dans le vide. J'entendis au-dessus de ma tête mon nom : « Maxime! » proféré soudain avec un cri déchirant. Les branches auxquelles je m'étais attaché se courbèrent de toute leur longueur vers l'abîme, puis il y eut un craquement sinistre, elles éclatèrent sous mon poids, et je tombai rudement sur le sol.

Je pense que la nature fangeuse du terrain amortit la violence du choc, car je me sentis vivant, quoique blessé. Un de mes bras avait porté sur le talus maçonné de la douve, j'y éprouvai une douleur tellement aiguë que le coeur me défaillit. J'eus un court étourdissement. - J'en fus réveillé par la voix éperdue de Marguerite :

« Maxime! Maxime! criait-elle, par grâce, par pitié! au nom du bon Dieu, parlez-moi! pardonnez-moi! »

Je me levai, et je la vis dans la baie de la fenêtre, au milieu d'une auréole de pâle lumière, la tête nue, les cheveux tombants, la main crispée sur la barre de la croix, les yeux ardemment fixés sur le sombre précipice.

« Ne craignez rien, lui dis-je. Je n'ai aucun mal. Prenez seulement patience une heure ou deux. Donnez-moi le temps d'aller jusqu'au château, c'est le plus sûr. Soyez certaine que je vous garderai le secret et que je sauverai votre honneur comme je viens de sauver le mien. »
 

(O. Feuillet., Le Roman d'un jeune homme pauvre).


 [1] La tour d'Elven, où Maxime de Champcey, le « jeune homme pauvre », qui, ruiné, est devenu, sous un nom roturier, l'intendant de la riche famille bretonne des Laroque d'Arz, s'est trouvé inopinément enfermé à la brune avec l'héritière de cette famille, Marguerite d'Arz, qu'il aime.

L'Académie française avait appelé Feuillet au fauteuil de Scribe (3 avril 1862), et l'impératrice Eugénie, qui témoignait hautement ses sympathies pour l'écrivain, lui avait fait attribuer les fonctions de bibliothécaire du palais de Fontainebleau qu'il résigna au lendemain du 4 septembre, malgré les instances du gouvernement de la Défense nationale. Durant cette période, le théâtre ne lui avait guère été moins favorable : Rédemption (Vaudeville, 1860); Montjoye, comédie en cinq actes (Gymnase, 1863); la Belle au bois dormant, drame en cinq actes (Vaudeville-Féeries, 1865); le Cas de conscience, comédie en un acte en prose (Théâtre-Français, 1867); Julie, drame en trois actes (ibid., mai 1869), eurent des fortunes diverses, mais la plupart se maintinrent longtemps sur l'affiche.

Dans la seconde période de sa vie, Octave Feuillet écrivit encore de délicats récits, dont quelques-uns lui furent inspirés soit par less défaites de la France, soit par les moeurs nouvelles, tels que Julia de Trécoeur (1872); Un Mariage dans le Monde (1875); les Amours de Philippe (1877); le Journal d'une femme (1877); Histoire d'une Parisienne (1882); la Veuve, le Voyageur (1884); la Morte (1886); le Divorce de Juliette, Charybde et Scylla, le Curé de Bourron (1884); Honneur d'Artiste (1890). 

Le public féminin lui était d'ailleurs resté fidèle et sa vogue n'eut pas à souffrir de l'invasion bruyante du naturalisme. Toutefois, on ne peut guère citer que pour en rappeler l'éphémère durée ses dernières tentatives théâtrales : l'Acrobate, comédie en un acte (1873); le Sphinx, drame en quatre actes (Théâtre-Français, 1874), où il trouva dans Mlle Croizette une interprète hors ligne; les Portraits de la marquise, comédie en trois actes (ibid., 1882), écrite vingt ans auparavant pour le théâtre du château de Compiègne; Un Roman parisien, pièce en cinq actes (1883); Chamillac, comédie en cinq actes (1886). Il avait également adapté pour la scène, avec le concours de Louis Gallet, une pièce de sa jeunesse, la Clef d'or, dont Eugène Gautier avait écrit la musique (cinq actes, 1878). 

Octave Feuillet, dont les dernières années avaient été cruellement attristées par la perte d'un fils, eut pour successeur à l'Académie française Pierre Loti. II existe de lui un portrait peint par François Bonvin (1859). (Maurice Tourneux).

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Dictionnaire biographique
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