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Subrahmanyan
Chandrasekhar
est un astronome né le 19 octobre 1910
à Lahore, mais issu d'une famille de brahmanes
aisée originaire du sud de l'Inde, où il passera les premières années
de sa vie, et neveu du physicien Chandrasekhara Venkata Raman (prix Nobel
de physique en 1930). Après des études à Madras, puis au Trinity College
à Cambridge, il s'est installé aux États-Unis.
Ses recherches ont notamment porté sur la théorie des astres compacts
(naines blanches ,
trous noirs ...).
Ses apports à l'astrophysique vont cependant bien au-delà . Non seulement,
il a formé toute une génération de théoriciens, aujourd'hui toujours
en activité, mais comme directeur de l'Astrophysical Journal, qui
est une pièce maîtresse des dispositifs de communication entre chercheurs,
il a contribué pendant plusieurs décennies à donner le ton de ce qui
sera longtemps l'astrophysique américaine. Chandrasekhar est mort le 21
août 1995. Parmi la poignée de géants qui ont porté sur leurs épaules
l'astrophysique du 20e siècle, aucun,
sans doute, n'aura incarné mieux que lui les grands accomplissements de
cette science. Ses découvertes, ses cheminements, ses méthodes, la vocation
nouvelle qu'il a donnée à sa discipline, autant que les diverses fonctions
qu'il a exercées ont fait de cet homme discret l'un des astronomes les
plus influents du siècle passé.
Prélude
indien
L'aventure de Chandrasekhar
commence aux confins lointains de l'Empire britannique, en 1928. Il a dix-huit
ans, fait des études à Madras, et va faire cette année-là , de son propre
aveu, la rencontre la plus déterminante de sa vie : celle du physicien
Arnold
Sommerfeld, de passage pour un cycle de conférences et à qui le jeune
homme demande un rendez-vous. Chandra, comme l'appelleront plus tard ses
confrères, est enthousiaste. Il a lu l'ouvrage de son héros intitulé
La
structure de l'atome et ligne spectrales, et serait presque prêt Ã
le réciter! Pas si vite, l'interrompt Sommerfeld, "mon livre date de
cinq ans. Il est aujourd'hui dépassé. De nouvelles lois pour la physique
ont été introduites depuis!" La lame de fond de cette nouvelle physique,
que l'on appelle déjà la mécanique quantique et qui agite toute l'Europe,
n'avait pas encore atteint l'Inde. Chandrasekhar reçoit l'onde de choc
en pleine figure. Sonné, il demande :
"Tout ce
que je sais est-il donc faux?".
Sommerfeld le rassure
:
"Si vous
avez bien assimilé la physique ancienne, vous n'êtes pas complètement
désarmé pour aborder la nouvelle".
Et le physicien de donner
au jeune homme la copie d'un article qu'il vient d'écrire sur une application
aux électrons
de la nouvelle statistique. Celui-ci contient plusieurs références, que
l'étudiant parvient dès les jours suivants à se procurer à la bibliothèque.
L'une est un article de Ralph Fowler, un physicien
de Cambridge, consacré au comportement des électrons soumis à un fort
confinement. Fowler y explique que selon les termes de la nouvelle physique
apparaît un phénomène appelé la dégénérescence
: les électrons sont saisis d'une agitation frénétique, différente
de l'agitation thermique responsable ordinairement de la pression d'un
gaz, mais qui aura le même effet. Un gaz très comprimé, aussi froid
soit-il, finit par opposer une solide résistance à tout effort supplémentaire
pour le comprimer. Pour Fowler, cette "pression de dégénérescence"
résout une énigme soulignée à propos des naines blanches
par Arthur Eddington, un des pionniers de la
physique stellaire et lui aussi de Cambridge, dans un livre sur la structure
des étoiles ,
publié en 1926.
Eddington prenait
l'exemple du compagnon de Sirius ,
qui a été la première naine blanche découverte, au 19e
s. Il s'agit d'un astre de la masse
du Soleil ,
mais du diamètre de la Terre .
Ce qui signifie une masse par une unité de volume 60 000 fois supérieure
à celle de l'eau. Eddington interprétait cette densité colossale par
un affaiblissement de la pression
thermique dû au refroidissement de l'étoile, qui se révélait dès lors
incapable de contrer les effets de son propre poids .
L'astronome se demandait ce qu'il adviendrait si l'astre se refroidissait
encore. Comme il ne pouvait admettre l'idée que l'effondrement puisse
se poursuivre indéfiniment, il concluait au mystère. Un mystère résolu
par Fowler, donc : les naines blanches ne s'effondrent pas indéfiniment
sur elles-mêmes simplement parce que la pression de dégénérescence
les soutient, quelle que soit leur température .
Chandrasekhar, pour qui c'est le premier contact avec le monde des étoiles,
va se procurer rapidement l'ouvrage d'Eddington. Dès cet instant, les
dés sont jetés. Du moins pour le jeune homme; l'astrophysique devra encore
attendre un peu...
Chandrasekhar est
une éponge. Il assimile la nouvelle physique, ses nouvelles règles et
ses nouvelles questions à une vitesse hallucinante. Deux ans plus tard,
l'étudiant décroche une bourse pour se rendre à Cambridge. Pour lui
les études, c'est bien davantage qu'une porte d'accès à la connaissance.
Il partage les aspirations de la bourgeoisie indienne de son temps et le
combat de Gandhi et de Nehru
: l'indépendance de l'Inde. Il y a mille façons d'y parvenir. L'émergence
dans le pays d'une génération de brillants scientifiques et intellectuels
internationalement connus en est une. C'est la voie adoptée par les physiciens
Raman,
Saha et Bose,
par le mathématicien
Ramanujan ou encore le
poète Rabindranath Tagore. C'est aussi le chemin
que souhaite suivre Chandrasekhar. Il part, donc!
Et
vogue la limite de Chandrasekhar!
Le 31 juillet 1930,
il embarque à Bombay sur un paquebot italien, le Lloyd Triestino,
qui vogue vers Venise. Le temps sera exécrable
pendant toute la traversée de l'Océan indien, mais les éléments se
calment un peu après Aden. Et Chandra, sujet au mal de mer, trouve enfin
quelque répit pour retourner à ses travaux. Il met la dernière main
à l'article commencé avant son départ. Une théorie de la structure
interne des naines blanches dans laquelle pour la première l'équation
de Fowler se trouve directement confrontée à celles d'Eddington. Quand
il a terminé ce travail, quelque chose le frappe. Au centre d'une naine
blanche telle que Sirius B, la vitesse des électrons dégénérés doit
atteindre 180 000 km/s. C'est beaucoup. Et c'est même assez pour que les
effets relativistes ne doivent plus être négligés.
Chandrasekhar comprend
que si la masse de la naine blanche est plus importante, les électrons
vont frôler des vitesses qui se heurteront nécessairement au mur de la
vitesse limite c de la lumière… Que se passe-t-il alors? Le jeune
homme pose et résout plus ou moins approximativement quelques équations
et la réponse surgit : il ne peut pas exister de naine blanche dont la
masse dépasserait 1,4 masses solaires! Au-delà de cette masse la pression
de dégénérescence ne peut plus soutenir le poids de l'astre qui s'effondre
donc sur lui-même sans que rien ne puisse lui faire obstacle.
Ce résultat, obtenu
sur un bateau ivre entre deux nausées, n'a l'air de rien. Il va pourtant
se révéler capital au moins pour deux raisons. La mise en évidence d'une
telle masse maximale, que l'on appelle aujourd'hui la limite de Chandrasekhar,
est ainsi déjà en soi un progrès important des connaissances. Elle est
le point de départ de ce qui est aujourd'hui le pont aux ânes de l'astrophysique
stellaire : le destin des étoiles dépend de leur masse. Elle constitue
aussi la première marche de ce grand escalier qui gravit le siècle, depuis
les naines blanches jusqu'aux trous noirs, en passant par les étoiles
à neutrons. Le second point à souligner est le caractère révolutionnaire
de la démarche qui a été adoptée. Chandrasekhar, pour la première
fois, a établi une propriété d'un astre (sa masse), à partir de concepts,
de grandeurs et de lois qui appartenaient jusque là au seul domaine quantique.
Or, si l'on voulait résumer en une formule ce qui aura caractérisé l'astrophysique
du XXe siècle, on dira certainement, avec
Kameshwar Wali ( bibliographie),
qu'elle est devenue, grâce à Chandrasekhar, une physique de l'extrême.
Elle aura non seulement balisé le territoire où se rencontrent l'indéfiniment
petit et l'indéfiniment grand, mais aussi et surtout celui où les lois
de la physique sont portées au plus près de leur point de rupture.
La
vie est dure!
Ralph Fowler, qui
dirigera sa thèse, accueille Chandrasekhar à Cambridge avec bonhomie.
Il l'aide à publier son article sur la structure des naines blanches,
mais se montre réservé devant le second, où l'existence de la masse
limite est présentée. Cette attitude sera globalement celle de tout Cambridge
pendant les années suivantes. Frustrant, mais tant pis. L'étudiant est
là aussi pour apprendre. Il suit les cours de mécanique statistique de
Fowler, ceux de mécanique quantique de Dirac,
ainsi que l'enseignement de la relativité générale dispensé par Eddington.
Avec celui-ci, une forme d'amitié s'instaure progressivement. Ils partagent
les mêmes options pacifistes et internationalistes, et le même goût
pour les longues promenades à vélo… En dépit de cela, la vie est dure
à Cambridge. Il y a la mort de sa mère, la solitude, le racisme rampant,
etc. sans parler de son végétarisme rigoureux, qui s'accorde si mal avec
la cuisine anglaise! Et puis, personne non plus pour s'intéresser à sa
découverte. Il doute, et songe à abandonner l'astronomie et s'orienter
vers la physique théorique. Il séjourne ainsi quelque temps à Göttingen
chez Max Born, puis à Copenhague,
auprès de Niels Bohr. Échouant dans la résolution
d'un problème que lui avait confié Dirac, il reviendra dépité en Angleterre.
Après l'obtention de son doctorat, une autre envie lui vient. Léon
Rosenfeld, rencontré au Danemark, lui avait fait partager son enthousiasme
pour la révolution soviétique. Alors, maintenant, il souhaite se rendre
compte par lui-même et se rend à l'observatoire de Pulkovo en juillet
1934.
LÃ -bas, il rencontre
la jeune garde de l'astronomie soviétique, Lev Landau,
Viktor
Ambartsumian, Nikolai Kozyrev et d'autres.
A l'exception d'Ambartsumian, tous seront plus tard déportés en Sibérie,
emprisonnés ou éliminés par le régime stalinien. En attendant, c'est
l'insouciance. Et Chandrasekhar a la surprise de constater l'intérêt
que suscitent ici ses travaux sur les naines blanches. Landau a publié
en 1932 dans une revue soviétique un bref article qui conclut lui aussi
à l'existence d'une masse limite. A la différence de Chandra, il ne croit
pourtant pas qu'un effondrement indéfini soit inéluctable au-delà . Il
est déjà sur la piste de ce que seront les étoiles à neutrons. Mais
c'est une suggestion d'Ambartsumian que Chandrasekhar va surtout retenir.
"Jusqu'ici,
lui dit son interlocuteur, tu n'as considéré que des naines blanches
de masse supérieure à la masse limite, et un autre dont la masse est
inférieure. Tu seras beaucoup plus convaincant, si tu parviens à produire
une théorie complète qui établirait la loi qui fournit, pour toutes
les valeurs possibles de masse, la valeur du rayon de l'étoile…"
De retour à Cambridge,
Chandrasekhar se sent revigoré et s'attelle à ce nouveau problème. Malheureusement
les mathématiques nécessaires se révèlent vite trop compliquées. Et
il ne voit qu'une solution : faire les calculs numériques pour un certain
nombre de points et tracer sa courbe "à la main". A l'époque, les machines
à calculer sont rares. Mais il se trouve qu'Eddington en possède une.
Une Braunshweiger dont il faut tourner la manivelle jusqu'Ã ce
qu'un jeu compliqué de bielles et de roues dentées consente à livrer
le résultat... Le professeur ne voit aucune objection à la prêter Ã
son étudiant, qui la transporte aussitôt sur un chariot jusqu'à sa chambre.
Le travail prendra plusieurs mois. Et presque chaque jour durant cette
période, Eddington, dont rien ne laisse prévoir la prochaine trahison,
vient s'informer de l'avancement des travaux et l'encourager. Il consulte
ses brouillons, et n'élève jamais la moindre objection. Vient enfin le
grand jour. Le 11 janvier 1935, Chandrasekhar peut enfin présenter ses
résultats à une réunion de la Royal Astronomical Society, Ã
Burlington House, Ã Londres. Le jeune homme
est anxieux, car par une indiscrétion il a appris qu'Eddington prendra
la parole après lui, avec une communication intitulée "Dégénérescence
relativiste". Il a raison de s'inquiéter, car aussitôt qu'il aura
terminé son exposé, Eddington va l'assassiner. En quelque phrases, il
démolit tout le travail de l'étudiant. Des étoiles qui imploseraient?
Mais vers quoi? Imaginera-t-on que des densités puissent être atteintes
telles que la lumière elle-même, comme l'avait montré
Karl
Schwarzschild en 1916, se trouve piégée par le champ de gravitation
d'un tel astre? Quelle absurdité! Chandrasekhar qui n'aurait jamais imaginé
pareil coup de poignard, s'extirpe en titubant de la réunion, un voile
blanc devant les yeux. Il est cassé.
Le
refuge américain
Son premier réflexe
est la contre-attaque. Dès le lendemain, il fait parvenir son travail,
ainsi que l'argumentation d'Eddington, Ã Dirac, Bohr, Rosenfeld, Fowler,
Pauli
et d'autres. Tous sont d'accord avec ses résultats et contestent le point
de vue d'Eddington. Pauli résume l'opinion générale :
"Votre
travail est impeccable, alors que les thèses d'Eddington sont dénuées
de sens. Il ne comprend rien à la physique. Il voudrait que ses lois se
règlent sur sa vision de la nature".
Pourtant personne n'accepte
d'exprimer publiquement son désaveu du trop prestigieux astronome. Chandrasekhar
est seul. Désespéré, il ne songe plus qu'à fuir Cambridge. Pas question
pourtant de retourner en Inde. La recherche en Inde est devenue un panier
de crabes. On y intrigue plus que l'on y travaille. Le rêve de prestige
des grands esprits au service de l'indépendance, s'est piteusement brisé
depuis que son oncle Raman et Saha pont commencé à s'entre-déchirer
au seul nom de leurs vanités. Finalement, c'est en Amérique, où Eddington
n'est pas un mandarin intouchable, qu'il partira s'installer dès 1936,
et où il demeura jusqu'à sa mort en 1995. Sollicité d'abord par Harlow
Shapley à Harvard, il rejoint l'année suivante Otto
Struve, arrière-petit fils du fondateur de l'observatoire de Pulkovo,
et qui dirige l'observatoire de Yerkes, à Wiliams Bay, près de Chicago.
Struve est préoccupé par le recul de son observatoire, longtemps le plus
prestigieux du monde, depuis la montée en puissance de l'astronomie californienne .
Le télescope du mont Wilson fonctionne depuis une quinzaine d'années,
celui du mont Palomar est déjà en projet. D'où l'idée de réagir en
créant à Yerkes et à l'université de Chicago le pôle d'astrophysique
théorique qui fait encore défaut aux observatoires de la côte Ouest.
Struve veut faire travailler ensemble astronomes d'observation et théoriciens.
A l'époque, une démarche inédite. Le noyau de la nouvelle équipe sera
constitué de jeunes chercheurs venus d'Europe : Gerard
Kuiper, Bengt Strömgren et Chandrasekhar,
qui a seulement 25 ans, mais dont les idées sont accueillies ici sans
tabou, et se voit chargé de mettre en place un cursus de préparation
au doctorat en astronomie. Il va ainsi former au cours des décennies suivantes
une génération de chercheurs de premier plan, qui va de Carl
Sagan à Jeremiah Ostriker (actuellement à l'observatoire de l'université
de Princeton, et à l'Institut d'astronomie de Cambridge, en Angleterre),
en passant par plusieurs futurs prix Nobel… A partir de cet instant, grâce
à l'initiative de Struve et au programme de Chandrasekhar, les États-Unis
disposeront aussi de compétences théoriques enfin équivalentes à celles
de l'Europe, et des équipes capables de tirer le meilleur parti de leurs
instruments géants. La "force de frappe" ainsi constituée qui va assurer
à l'Amérique un leadership en astrophysique qui ne cessera plus de renforcer.
Pendant ce temps
Eddington, de l'autre côté de l'Atlantique, poursuit son travail de sape,
qualifiant à chacune de ses conférences le résultat de Chandrasekhar
de "bouffonnerie stellaire". Un colloque consacré aux novae
et aux naines blanches, qui se tient à Paris
en 1939, auquel vient assister Chandrasekhar, sera l'occasion d'une ultime
confrontation avec Eddington. Le soir, lors d'un dîner de gala donné
à l'hôtel de ville
de la Capitale, les deux hommes se retrouvent pour la dernière fois face
à face. "Je suis désolé si je vous ai blessé ce matin", bredouille
le vieil astronome. "Avez-vous changé d'idée", demande Chandrasekhar.
"Non? Alors pourquoi vous excusez-vous?" Et le jeune homme de tourner
les talons. Le lendemain, Chandrasekhar quitte la France à bord du paquebot
Normandie
pour lequel se sera la dernière traversée. Tout est dit, croit-il. La
guerre éclate quelques semaines plus tard. Eddington meurt d'un cancer
en 1944.
Nouveau
départ
De retour à Chicago,
Chandresekhar décide qu'il ne s'occupera plus jamais des naines blanches.
Parallèlement à ses activités pédagogiques, il aborde la période la
plus productive et la plus heureuse de sa carrière. Il n'est aucun domaine
de l'astrophysique auquel il n'apporte sa pierre, défrichant à l'occasion
de nouveaux grands chapitres. Mais tout se détraque en 1952. En pleine
chasse aux sorcières maccarthyste, il va être la victime des intrigues
de Strömgren. Chandrasekhar se trouve ainsi écarté de ses activités
d'enseignant. Trahi par ses amis, lâché par ses collègues, il trouve
une position de repli, qu'il pense provisoire, en devenant rédacteur en
chef de l'Astrophysical Journal. Cette revue, jusque-là ne publiait,
pour l'essentiel, que des articles techniques émanant de l'université
de Chicago, mais elle passe à cette époque entre les mains de l'American
astronomical Association (AAS) qui veut en faire un espace privilégié
où sera publiée toute la recherche en astrophysique produite aux États-Unis.
C'est un homme aigri et taciturne, qui va donc conduire cette transition,
puis, pendant près de 20 ans, diriger d'une main d'acier le journal. Chandrasekhar,
qui ne cessera son travail de recherche, se coupe à partir de cette époque
complètement de la communauté astronomique. Il n'entretiendra plus avec
ses confrères que des échanges liés à la publication de leurs articles.
Cet isolement intransigeant ne l'empêche pourtant pas de jouer un rôle
capital dans les évolutions que connaît alors l'astrophysique, spécialement
avec l'explosion de la radioastronomie (quasars ,
rayonnement cosmologique à 3K ,
pulsars ,
chimie du milieu interstellaire …).
Chandrasekhar se montre attentif à ce que la jeune génération de chercheurs
que la nouvelle discipline suscite puisse travailler en interaction permanente
avec les astronomes optiques. Il transformera l'Astrophysical Journal
en
lieu de dialogue entre les deux communautés. Une démarche qui semble
aujourd'hui naturelle. Mais à l'époque, il fallait la pénétration de
vue d'un Chandrasekhar pour en percevoir tous les enjeux.
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Les quasars
à la mode Chandrasekhar
Un soir de février
1963, le téléphone sonne dans le bureau de Chandrasekhar, alors rédacteur
en chef de l'Astrophysical Journal, Ã Chicago. A l'autre bout du
fil, Maarten Schmidt, un astronome de Caltech,qui
lui annonce qu'il vient de découvrir un objet avec un énorme décalage
spectral. Cette découverte pourra-t-elle être annoncée dans le prochain
numéro de la revue? "Voyons, calcule Chandrasekhar,
nous sommes
mercredi et nous bouclons vendredi soir. Si tu envoies ton article demain
par avion, il devrait arriver vendredi matin. Oui, je peux m'arranger…"
Mais le pli a du retard. Il n'arrive à l'Université de Chicago que le
vendredi après-midi. Trop tard pour l'imprimerie.
A moins de travailler
le week-end. Mais ça, ce n'est pas du tout syndical, commente le chef
d'équipe des presses. "Mais, bon, je vais quand même en parler
aux gars", finit-il par dire. Cinq minutes plus tard, il revient avec
une bonne nouvelle : "ils sont d'accord à condition que vous leur expliquiez
pourquoi cela est important". Chandrasekhar s'exécute. Il explique
que les quasars sont les objets les plus distants jamais observés, et
qu'ils représentent probablement le meilleur outil pour comprendre l'origine
de l'univers. Il avouera plus tard qu'il n'a jamais su si son auditoire
l'avait compris. Mais il se souviendra que, quelques semaines plus tard,
quand la photo de Maarten Schmidt avait fait la couverture du magazine
Time,
un typographe l'avait punaisée sur un mur de l'imprimerie de l'université
de Chicago... |
Chandrasekhar a-t-il
désormais tourné la page Eddington? La suite montre que non. En 1971,
il abandonne ses fonctions à l'Astrophysical Journal pour s'attaquer
de front à la discipline qui avait fait la gloire de son aîné : la relativité
générale! Ayant dépassé le maître, il va se plonger, entouré par
une équipe de jeunes théoriciens, dans l'étude de ces monstruosités
qu'elle génère, et dont Eddington n'avait jamais voulu entendre parler
: les trous noirs! Il faut dire que la situation avait bien changée. La
découverte des premières étoiles à neutrons fin 1967, qui s'étaient
révélées sous la forme de pulsars avait ajouté de la crédibilité
à toutes les spéculations sur la mort compacte des étoiles. Et beaucoup
de chercheurs travaillaient à cette époque sur ce sujet. Tous avaient
fini cependant par se heurter à des difficultés que seules des connaissances
approfondies aussi bien en astrophysique et en relativité générale qu'une
extrême dextérité mathématique pouvaient lever. Or à cette époque
il n'y a que trois personnes au monde, et deux seulement, capable de relever
le défi : l'une vit en Union soviétique et appartient à l'équipe de
Zel'dovich,
c'est Igor Novikov, une autre vit en Angleterre,
c'est Dennis Sciama, qui sera à Cambridge le
professeur de Stephen Hawking. La dernière vit
aux États-Unis : il s'agit d'un homme à l'élégance stricte, aux cheveux
désormais aussi gris que ses célèbres costumes impeccablement taillés,
et vers qui désormais tous les regards se tournent. C'est bien sûr Chandrasekhar,
enfin sorti de la tour d'ivoire dans laquelle il s'était reclus pendant
20 ans. On le croise de plus en plus souvent à partir de 1971, dans les
cafétérias des campus contestataires de Californie. Au milieu de jeunes
chevelus en chemises à fleurs et pattes d'ef, il fait tache. Pourtant,
ils boivent ses paroles avec révérence. Pas seulement parce qu'il partage
leurs valeurs non-violentes et leur opposition à la guerre du Viet-Nâm,
mais parce qu'il leur apporte exactement les outils dont ils ont besoin
pour résoudre les petits problèmes théoriques qui les tracassent...
Au bout de quelque
temps, Chandrasekhar va pourtant être lâché par ces jeunes ingrats.
Jugeant que pour l'essentiel, l'affaire est close, et décidés à relever
de nouveaux défis, ils le laisseront finir seul les derniers calculs.
Des travaux qui sont interrompus à la fin des années 1970 par deux attaques
cardiaques, mais il parvient à achever en 1983, son ouvrage sur la théorie
mathématique des trous noirs qui est encore aujourd'hui la bible de tous
les chercheurs qui abordent ce domaine. Et lorsque, un certain jour de
novembre, il est tiré de sa douche à six heures du matin par un coup
de téléphone lui annonçant son prix Nobel, il croit d'abord que c'est
pour ce travail. Aussi, quand on lui explique qu'il devra partager la récompense
avec un autre lauréat, il lance : "Hawking, je parie!". Mais non,
il s'agit de Wiliam Fowler (à ne pas confondre avec Ralph), qui a travaillé
sur la fabrication des atomes
à l'intérieur des étoiles. Une sorte de complément du domaine défriché
par Chandrasekhar. Ainsi c'est symboliquement la totalité de ce superbe
et redoutable monument qu'est devenu en cinquante ans l'astrophysique stellaire
qui se trouve cette année-là récompensée. Pas forcément reconnu par
tous, comme en témoigne cette remarque qu'on lui fera lors du dîner consulaire
qui suit la remise du prix Nobel de physique :
"Apparemment,
lui dit une dame assise à côté de lui, les travaux pour lesquels vous
êtes reconnu ont été accomplis il y a cinquante ans. Qu'avez-vous fait
depuis? Oh, vous avez attendu le Nobel pendant tout ce temps! ".
En tout cas, la boucle
est presque bouclée pour Chandrasekhar. Il lui reste encore à écrire,
dans sa retraite de Wiliams Bay, une biographie d'Eddington. Une forme
d'hommage à son vieil adversaire, en même temps qu'un exorcisme pour
qu'enfin puisse se refermer la blessure trop de temps restée à vif.
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En
bibliothèque - Kameshwar C. Wali,
Chandrasekhar,
la naissance de l'astrophysique, Diderot Éditeur, 1997 (beaucoup de
ce qui est dit dans cette page trouve sa source dans cette attachante biographie).
En
librairie - Kip Thorne, Trous noirs
et distorsions du temps, Flammarion, 1997, rééd. coll. Champs 2001
(Chandrasekhar est un des fils rouges de cette traversée du 20e
siècle
astrophysique que propose l'auteur). |
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