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Le Livre de
Jérémie est l'un des plus importants recueils de prophéties
contenu en la Bible
se donne pour l'oeuvre d'un certain Jérémie (Yrmyahou), "fils
de Helcias, l'un des prêtres d'Anatoth, dans le pays de Benjamin".
Il s'agirait donc d'un prophète ayant appartenu à une classe
du clergé résidant dans la banlieue de Jérusalem;
l'époque de l'activité prophétique de ce personnage
est déterminée dans les. lignes suivantes. "La parole de
Yahveh lui fut adressée au temps de Josias, fils d'Amon, roi de
Juda, la treizième année de son règne, et au temps
de Joachim, fils de Josias, roi de Juda, jusqu'à la fin de la onzième
année de Sédécias, fils de Josias, roi de Juda, jusqu'à
l'époque où Jérusalem fut emmenée en captivité
au cinquième mois. " Jérémie aurait donc, assiste
aux convulsions suprêmes du royaume de Juda et aurait été
mêlé à tous les incidents de cette période profondément
troublée. Le prophète résume lui-même très
nettement son rôle, en se déclarant chargé par la divinité
de lancer l'anathème contre un peuple rebelle et idolâtre,
«contre les rois de Juda, contre ses chefs, contre ses prêtres
et contre le peuple du pays». Une pareille attitude ne pouvait manquer
de soulever de vives protestations et, à mesure que le prophète
multiplie ses avertissements et ses menaces, l'opposition grandit.
La persistance de Jérémie
à annoncer à ses concitoyens les effroyables châtiments
qui seront la peine de son apostasie à la fois religieuse et morale,
lui attire d'incessantes persécutions et jusqu'aux plus graves dangers.
C'est dans son livre qu'il faut chercher les détails des périls
auxquels il n'échappe momentanément que pour en courir de
nouveaux, que lui valent ses infatigables protestations. Non content de
flétrir le mal, il s'est tellement convaincu de l'inutilité
de la résistance aux Chaldéens ,
considérés comme les instruments du châtiment divin,
qu'il décourage la défense et se donne toutes les apparences
de la trahison à l'endroit de la cause nationale. Cependant, il
ne se rebute point. Il charge son secrétaire Baruch de donner lecture
publique du recueil où il a réuni la série de ses
censures enflammées, proclamant les désastres suspendus sur
la tête du peuple, l'avertissant pour la dernière fois d'y
échapper par une prompte capitulation. Le rouleau, déchiré
et mis en pièces par la main propre du souverain, est immédiatement
reconstitué, et Jérémie continue de s'acquitter de
son ingrate mission jusqu'à ce que l'événement lui
ait donné trop complètement raison. Resté en Judée
après la ruine suprême de la cité, on finit par nous
le montrer entraîné en Égypte dans le mouvement tumultuaire
qui suivit le meurtre du gouverneur Godolias, que le vainqueur avait installé
pour assurer un peu d'ordre à la portion épargnée
da peuple israélite.
L'intérêt religieux et littéraire
qui s'attachait au livre de Jérémie a donc semblé
se doubler d'un intérêt purement historique; c'est là
un jugement quia été exprimé par bon nombre d'exégètes
du temps présent.
«De
tous les livres qui ont été compris dans la collection prophétique,
dit Reuss, il est le plus intéressant pour l'histoire. C'est que
nous n'y rencontrons pas seulement des discours...; une partie notable
du volume contient ce que nous appellerions aujourd'hui des mémoires,
soit une relation de faits composée par un témoin oculaire.
Aucun des prophètes dont il nous est parvenu des écrits ne
paraît avoir été mêlé aux affaires publiques
au même degré que le fils du prêtre Helcias, et si nous
ne craignions pas de donner une fausse couleur aux choses en ne tenant
pas assez compte de la différence des conditions sociales et politiques,
nous dirions volontiers qu'il nous apparaît comme un orateur de l'opposition
dans les graves conflits intérieurs qui précédèrent
et hâtèrent la ruine de la ville et de la dynastie.»
Cependant, quand on y regarde de près,
on ne tarde pas à s'apercevoir que le livre de Jérémie
répond médiocrement aux espérances qu'un premier examen
avait fait naître. Sans parler de pages décidément
inauthentiques, telles que le grand oracle sur Babylone
(ch. L-LI), sans insister sur une série de morceaux du caractère
le plus invraisemblable ou qui reposent sur de vraies impossibilités
(ainsi les voyages de Jérémie jusqu'à l'Euphrate et
ses communications régulières avec les victimes de la première
déportation, sa connaissance précise de la durée de
la captivité de Babylone et un grand nombre d'épisodes qui
supposent cette connaissance), sans relever la présence d'éléments
qui font double emploi et s'excluent mutuellement, il faut convenir que
la composition du recueil est singulièrement incohérente;
ainsi en ont jugé les auteurs de la traduction grecque (Septante),
qui l'ont profondément modifié, soit en ce qui touche l'ordre
des textes, soit à l'égard de leur contenu. Une fois l'attention
mise en éveil, les motifs les plus graves de doute se pressent dans
l'esprit. Voilà un homme qui aurait joué un rôle considérable
dans les quarante dernières années du royaume de Juda, intervenant,
- c'est le livre mis sous son nom qui le prétend, - dans toutes
les circonstances décisives par le conseil et par l'action.
Eh bien ! ce personnage du prophète-prêtre
Jérémie, les livres des Rois n'en soupçonnent même
pas l'existence pour les temps de Josias, de Joachim et de Sédécias;
son nom n'y est pas prononcé, ce qui ferait penser qu'il ne figurait
pas dans les sources qui étaient à la disposition du rédacteur
des livres historiques et qu'il a dû être emprunté,
comme ç'a été le cas pour le prophète Daniel,
à un cycle de récits et d'anecdotes
de moindre autorité, concernant les derniers temps de la royauté
juive. Voici maintenant une seconde réflexion, de plus de portée
encore : le rôle de Jérémie est éminemment paradoxal;
c'est, quand on y regarde de près, un personnage absurde, impossible.
En pleine guerre, il déclare que les ennemis de son peuple sont
les instruments des vengeances divines sur Israël et qu'il ne faut
leur opposer aucune résistance. Non seulement il décourage
et énerve la défense, mais il prêche la trahison. Ses
compatriotes sont furieux, mais, en dépit de quelques mauvais procédés
dont ils usent à son égard, lui laissent poursuivre jusqu'au
bout une campagne détestable. La question qui se pose ici est: N'est-ce
pas là un rôle tout artificiel; n'est-ce pas là l'expression
des vues auxquelles sont arrivés les docteurs du second Temple quand
ils ont cherché à se rendre compte des raisons profondes,
c. -à-d. théologiques, qui ont déterminé la
victoire des Chaldéens ?
Voilà des questions qu'il est indispensable de se poser, et il n'est
plus permis de les écarter dédaigneusement par l'affirmation,
un peu puérile, que le rôle de Jérémie présente
un caractère de vérité et d'authenticité incontestables.
On l'a dit assez longtemps d'un personnage plus important encore que Jérémie,
à savoir de Moïse, avant d'être amené à
rajeunir d'abord de cinq, puis de dix siècles, la législation
mise sous son nom. Ou Jérémie a joué, dans les convulsions
suprêmes de Jérusalem, le rôle d'un fou malfaisant,
- rôle que Renan a bien fait ressortir, mais
sans vouloir en tirer la conséquence logique, - ou bien il exprime,
sous une forme vive et pénétrante, la philosophie
de l'histoire, qui est, d'un bout à l'autre, la doctrine de la Bible
et qui est sortie des écoles du second temple.
On arrive à ce même résultat
d'une composition pseudépigraphe du Livre de Jérémie,
si l'on discute les rapports de cette oeuvre soit avec le Deutéronome ,
soit avec la prétendue réforme de Josias, comme nous l'avons
fait dans notre étude intitulée la Question du Deutéronome
d'après une hypothèse (Essais bibliques, Paris, 1894).
Quel que soit le parti auquel la critique
juge à propos de s'arrêter après un nouvel et scrupuleux
examen des documents, soit l'hypothèse d'un fonds ancien fortement
remanié, soit la thèse d'une composition pseudonyme qu'on
pourrait rapporter au une siècle avant notre ère, le Livre
de Jérémie conserve sa place au premier rang des grandes
oeuvres bibliques. Son inspiration, tour à tour tendre et passionnée,
la large envolée de ses développements oratoires, la spiritualité
singulièrement hardie de certains passages, dont le christianisme
s'est emparé pour leur donner une forme définitive, tout
cela contribue à maintenir sa situation traditionnelle. Quant à
la personnalité de l'auteur, nous croyons qu'elle n'a rien à
gagner aux essais récemment faits pour la dégager; un Jérémie,
qui aurait été réellement le héros du livre
de ce nom, serait un personnage éminemment paradoxal auquel, - à
défaut de notre admiration, nous pourrions tout au plus accorder
notre indulgence. En revanche, le livre contient, sous la forme arrangée
et artificielle que les écrivains juifs de l'époque grecque
pratiquaient de préférence, l'expression de sentiments très
délicats et de vues de la plus grande élévation, document
inestimable pour l'histoire des idées morales et religieuses. (M.
Vernes). |
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