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Renan

Ernest Renan est un historien et philosophe né à Tréguier le 27 février 1823, mort à Paris le 2 octobre 1892. Son père, capitaine de vaisseau dans la marine marchande, était Breton; sa mère était d'origine gasconne; lui-même explique, par cette double origine, le mélange en lui d'une poésie rêveuse à la façon celtique et d'une manière toute naturelle et gaie de prendre la vie comme elle se présente. Il fut élevé par des femmes et par des prêtres, et de ces deux actions il garda toujours l'empreinte. Son père étant mort lorsqu'il n'avait que cinq ans, il demeura avec sa mère et sa soeur Henriette, plus âgée que lui de douze ans. Sa soeur, dont la nature morale était d'une élévation et d'une fermeté admirables, entoura toute la première moitié de son existence d'une affection vive et éclairée; c'est, nous dit-il, la personne qui eut sur sa vie l'influence la plus profonde. Il fit ses premières études au séminaire ecclésiastique de Tréguier; sa mère, ses maîtres le poussaient à embrasser l'état ecclésiastique; lui-même pensait trouver dans la prêtrise une vie désintéressée, consacrée à l'étude et ennoblie par un but supérieur, propre à satisfaire ses aspirations intimes. C'est ainsi qu'à quinze ans et demi, il entra, avec une bourse, au petit séminaire de Saint-Nicolas du Chardonnet (Paris), que dirigeait Dupanloup, Il y trouva une façon toute mondaine d'entendre la religion qui le choqua par son contraste avec la foi naïve et simple des prêtres de Tréguier, et peu à peu les fondements moraux de sa foi catholique se trouvèrent ruinés par là.

En 1842, Renan passa au séminaire d'Issy pour y étudier la philosophie, et la lecture des penseurs allemands, de Hegel et de Herder surtout, le détacha du dogme et lui fit concevoir l'univers comme le développement inconscient et spontané d'un principe interne. En 1843 et en 1844 enfin, l'étude de la philologie sémitique, à laquelle il se livrait au séminaire de Saint-Sulpice, lui montra que la Bible ne pouvait être un livre inspiré, et, les preuves historiques s'ajoutant aux preuves philosophiques, il abandonna définitivement son projet de se consacrer à la prêtrise (1843). Dans la douloureuse crise morale qu'il traversa pendant ces années, ce fut sa soeur Henriette qui, le soutenant et le guidant, l'amena « à se dégager complètement des suggestions toutes-puissantes d'une discipline cléricale. »

Dans la pension où il entra alors comme répétiteur, il se lia, d'une amitié qui dura jusqu'à sa mort, avec un jeune homme, moins âgé que lui de quatre ans, Marcelin Berthelot. L'influence de son nouvel ami fut décisive sur la formation de ses idées. Berthelot lui ouvrit les perspectives des sciences physiques et naturelles, plus vastes, assurait-il, que celles de la philologie et de l'histoire, plus précises que celles de la métaphysique allemande. Il lui transmit sa confiance dans la science positive pour atteindre la vérité et pour transformer les sociétés humaines. Il redonna par là un but à sa vie et lui refit en quelque sorte une religion. Tout en travaillant à une Histoire générale des langues sémitiques, continuation de ses études du séminaire, Ernest Renan, dans ses conversations avec Berthelot, se composait une philosophie où il combinait les résultats les études qu'il avait faites jusqu'alors et les théories dont il avait subi l'influence. L'Histoire des langues sémitiques, qu'il présenta en 1848 à l'Académie des inscriptions et qui fonda sa réputation comme orientaliste, est toute imprégnée de philosophie allemande l'étude de la langue, y devient un moyen pour pénétrer dans la connaissance de ce qu'il appelle l'âme sémitique.

Quant aux conceptions d'ensemble auxquelles Ernest Renan se trouvait conduit, sur le monde et sur l'humanité, il les mit par écrit, à la fin de 1848 et au commencement de 1849, dans un livre qu'il ne devait faire paraître qu'en 1890 : l'Avenir de la science. Cet ouvrage confus, mais débordant d'idées, renferme, à côté de théories sociales, conçues sous l'influence des événements de 48 et que Renan abandonna bientôt, le plan des études d'histoire religieuse auxquelles il consacra sa vie et les théories philosophiques qui demeurèrent l'ancre sur laquelle il n'a jamais chassé. D'après l'Avenir de la science, il ne faut pas voir dans l'univers l'oeuvre d'un esprit créateur, d'un Dieu, extérieur au monde et qui en aurait fixé l'ordonnance; il faut le considérer comme en voie de transformation perpétuelle, comme le développement infini et spontané d'un principe intérieur. Il faut donc rejeter la théologie chrétienne et lui substituer les principes de la philosophie hégélienne. Avec Hegel encore, il faut croire que ce développement amène la réalisation progressive de l'idéal dans l'humanité, l'apparition de la pensée et celle de la vertu, la poursuite désintéressée du vrai et du bien. Cette recherche désintéressée de l'idéal, c'est ce qui constitue la religion éternelle qu'il faut distinguer des religions particulières, limitées par un dogme et condamnées à périr.
 

La culture intellectuelle de l'humanité

« Je ne conçois pas qu'une âme élevée ne souffre pas en voyant la plus grande partie de l'humanité exclue du bien qu'elle possède et qui ne demanderait qu'à se partager. Il y a des gens qui ne conçoivent pas le bonheur sans faveur exceptionnelle, et qui n'apprécieraient plus la fortune, l'éducation, l'esprit, si tout le monde en avait. Ceux-là n'aiment pas la perfection en elle-même, mais la supériorité relative; ce sont des orgueilleux et des égoïstes. Pour moi, je ne comprends le parfait bonheur que quand tous seront parfaits. Je n'imagine pas comment l'opulent peut jouir de plein coeur de son opulence, tandis qu'il est obligé de se voiler la face devant la misère d'une portion de ses semblables. Ma plus vive peine est de songer que tous ne peuvent partager mon bonheur. Il n'y aura de bonheur que quand tous seront égaux, mais il n'y aura d'égalité que quand tous seront parfaits. Quelle douleur pour le savant et le penseur de se voir par leur excellence même isolés de l'humanité, ayant leur monde à part, leur croyance à part! Et vous vous étonnez qu'avec cela ils soient parfois tristes et solitaires Mais ils posséderaient l'infini, la vérité absolue, qu'ils devraient souffrir de la posséder seuls et regretter les rêves vulgaires qu'ils savouraient au moins en commun avec tous. Il y a des âmes qui ne peuvent souffrir cet isolement et qui aiment mieux se rattacher à des fables que de faire bande à part dans l'humanité. Je les aime... Toutefois le savant ne peut prendre ce parti, quand il le voudrait, car ce qui lui a été démontré faux est pour lui désormais inacceptable. C'est sans doute un lamentable spectacle que celui des souffrances physiques du pauvre. J'avoue pourtant qu'elles me touchent infiniment moins que de voir l'immense majorité de l'humanité condamnée à l'ilotisme intellectuel, de voir des hommes semblables à moi, ayant peut-être des facultés intellectuelles et morales supérieures aux miennes, réduits à l'abrutissement, infortunés traversant la vie, naissant, et mourant sans avoir un seul instant levé les yeux du servile instrument qui leur donne du pain, sans avoir un seul moment respiré Dieu.

Un des lieux communs le plus souvent répétés par les esprits vulgaires est celui-ci : « Initier les classes déshéritées de la fortune à une culture intellectuelle réservée d'ordinaire aux classes supérieures de la société, c'est leur ouvrir une source de peines et de souffrances. Leur instruction ne servira qu'à leur faire sentir la disproportion sociale et à leur rendre leur condition intolérable. » C'est là, dis-je, une considération toute bourgeoise, n'envisageant la culture intellectuelle que comme un complément de la fortune et non comme un bien moral. Oui, je l'avoue, les simples sont les plus heureux; est-ce une raison pour ne pas s'élever? Oui, ces pauvres gens seront plus malheureux, quand leurs yeux seront ouverts. Mais il ne s'agit pas d'être heureux, il s'agit d'être parfait. Ils ont droit comme les autres à la noble souffrance. Songez donc qu'il s'agit de la vraie religion, de la seule chose sérieuse et sainte.

Je comprends la plus radicale divergence sur les meilleurs moyens pour opérer le plus grand bien de l'humanité; mais je ne comprends pas que des âmes honnêtes diffèrent sur le but, et substituent des fins égoïstes à la grande fin divine : perfection et vie pour tous. Sur cette première question, il n'y a que deux classes d'hommes : les hommes honnêtes qui se subordonnent à la grande fin sociale, et les hommes immoraux qui veulent jouir et se soucient peu que ce soit aux dépens des autres. S'il était vrai que l'humanité fût constituée de telle sorte qu'il n'y eût rien à faire pour le bien général, s'il était vrai que la politique consistât à étouffer les cris des malheureux et à se croiser les bras sur des maux irrémédiables, rien ne pourrait décider les belles âmes à supporter la vie. Si le monde était fait comme cela, il faudrait maudire Dieu et puis se suicider.

Il ne suffit pas pour le progrès de l'esprit humain que quelques penseurs isolés arrivent à des points de vue fort avancés, et que quelques têtes s'élèvent comme des folles avoines au-dessus du niveau commun. Que sert telle magnifique découverte si tout au plus une centaine de personnes en profitent? En quoi l'humanité est-elle plus avancée, si sept ou huit personnes ont aperçu la haute raison des choses? Un résultat n'est acquis que quand il est entré dans la grande circulation. Or les résultats de la haute science ne sont pas de ceux qu'il suffit d'énoncer. Il faut y élever les esprits. Kant et Hegel auraient beau avoir raison; leur science, dans l'état actuel, demeurait incommunicable, Serait-ce leur faute? Non : ce serait la faute des barbares qui ne les peuvent comprendre, ou plutôt la faute de la société qui suppose fatalement des barbares. Une civilisation n'est réellement forte que quand elle a une base étendue. L'antiquité eut des penseurs presque aussi avancés que les nôtres; et pourtant la civilisation antique périt par sa paucité, sous la multitude des barbares. Elle ne portait pas sur assez d'hommes; elle a disparu, non faute d'intensité, mais faute d'extension. Il devient tout à fait urgent, ce me semble, d'élargir le tourbillon de l'humanité; autrement des individus pourraient atteindre le ciel quand la masse se traînerait encore sur terre. Ce progrès-là ne serait pas de bon aloi, et demeurerait comme non accompli.

Si la culture intellectuelle n'était qu'une jouissance, il ne faudrait pas trouver mauvais que plusieurs n'y eussent point de part, car l'homme n'a pas de droit à la jouissance. Mais du moment où elle est une religion, et la religion la plus parfaite, il devient barbare d'en priver une seule âme. Autrefois, au temps du christianisme, cela n'était pas si révoltant : au contraire, le sort du malheureux et du simple était en un sens digne d'envie, puisqu'ils étaient plus près du royaume de Dieu. Mais on a détruit le charme, il n'y a plus de retour possible. De là une affreuse, une horrible situation; des hommes condamnés à souffrir sans une pensée morale, sans une idée élevée, sans un sentiment noble, retenus par la force seule comme des brutes en cage. Oh! cela est intolérable!

Que faire? Lâcher les brutes sur les hommes? Oh! non, non; car il faut sauver l'humanité et la civilisation à tout prix. Garder sévèrement les brutes et les assommer quand elles se ruent? Cela est horrible à dire. Non! il faut en faire des hommes, il faut leur donner part aux délices de l'idéal, il faut les élever, les ennoblir, les rendre dignes de la liberté. Jusque-là, prêcher la liberté sera prêcher la destruction, à peu près comme si, par respect pour le droit des ours et des lions, on allait ouvrir les barreaux d'une ménagerie. Jusque-là les déchirements sont nécessaires, et, bien que condamnables dans l'appréciation analytique des faits, ils sont légitimes en somme. L'avenir les absoudra, en les blâmant, comme nous absolvons la grande Révolution, tout en déplorant ses actes coupables et en stigmatisant ceux qui les ont provoqués. »
 

(E. Renan, L'Avenir de la science).

Le développement de l'univers et celui de l'humanité, dont l'étude est l'objet de la philosophie, ne peut pas nous être révélé par la spéculation-abstraite, mais seulement par les sciences positives, comme la physique, la chimie, l'histoire naturelle, la grammaire comparée, la mythologie. C'est ici que se marque, avec l'influence de Berthelot, celle des études philologiques où Renan était engagé, et c'est l'effort pour combiner les principes généraux d'hégélianisme avec l'idée de science positive qui fait l'originalité de la philosophie d'Ernest Renan. Puisque le détachement des intérêts matériels et inférieurs, le dévouement à une fin idéale, est ce qui constitue la vie morale et la vie religieuse, au sens large du mot, la pensée philosophique, la science positive prennent pour le savant philosophe le caractère d'une religion; celui qui prie en esprit et en vérité, c'est celui qui pense. Les savants-philosophes, qui constituent une élite intellectuelle, doivent s'efforcer, comme des prêtres, d'élever la foule vers eux, de la faire participer à la vie supérieure, à l'idéal. La transformation des sociétés doit être l'oeuvre de la science. Puisque tout est engagé dans un perpétuel devenir, connaître l'humanité, c'est connaître son développement, son histoire; puisque le développement de l'humanité, comme celui de la nature, est l'oeuvre d'une spontanéité inconsciente, il n'y a pas, pour l'historien, d'étude plus importante que l'histoire des religions et, dans l'histoire religieuse, l'histoire des origines; car nulle part nous ne pouvons mieux voir à l'oeuvre cette spontanéité créatrice. L'événement moral le plus considérable de l'histoire de l'humanité, c'est la création du christianisme qui, malgré ses erreurs scientifiques et l'étroitesse de son dogmatisme théologique, a proclamé des vérités morales éternelles.

« Le livre le plus important du XIXe siècle, écrit-il, devrait avoir pour titre : Histoire critique des origines du christianisme. »
A la fin de 1849, Ernest Renan était chargé d'une mission scientifique en Italie; il y passa huit mois. Ce voyage fut pour lui le point de départ d'une transformation nouvelle, aussi profonde que celle qui lui avait fait abandonner le catholicisme; il y sentit quel pouvait être dans la vie le rôle de l'art et de la beauté, et nous voyons se développer en lui, à côté de la conscience morale et de la raison scientifique, l'imagination, la fantaisie de l'artiste. Il renonce en même temps à ses rêves démocratiques de régénération universelle, déçu par les événements politiques et convaincu par son voyage de la variété des sociétés humaines; il aperçoit, avec la complexité des problèmes sociaux, le caractère relatif et incertain des solutions qu'on essaie d'en donner et des opinions qu'on professe à leur égard. Dès lors, son monde intérieur de sentiments et d'idées se trouvait constitué dans sa riche diversité; parmi les croyances et les tendances essentielles dont l'équilibre délicat assurait l'harmonie de sa nature, il y en a dont les événements extérieurs et dont le cours des années ont accru de plus en plus l'importance relative ; mais on ne saurait dire qu'ils en aient créé de nouvelles.

En 1850, Ernest Renan obtient une place à la Bibliothèque nationale, et de 1850 à 1856, habitant avec sa soeur Henriette, il poursuivit ses études de philologie et d'histoire religieuse. II publia en 1852, Averroès et l'Averroïsme, où il montrait les dangers de l'orthodoxie qui arrêta chez les musulmans l'évolution de la pensée scientifique et philosophique. L'histoire générale des langues sémitiques parut en 1855 et, l'année suivante, il était nommé membre de l'Académie des inscriptions. Il publiait en même temps dans le Journal des Débats et la Revue des Deux Mondes des articles qu'il réunit sous le titre d'Études d'histoire religieuse (1857) et d'Essais de morale et de critique (1859). Les préoccupations morales et artistiques y sont également marquées. On y trouve déjà tous les traits principaux de sa méthode historique : il s'appuie, en érudit, sur une étude attentive des textes, il cherche à dégager l'intérêt philosophique du mouvement historique qu'il étudie, et il s'efforce de parler au sentiment et à l'imagination par des portraits vivants qui symbolisent ce mouvement. Un souci tout nouveau du style se marque dans ces études; Henriette Renan apprit à son, frère à viser avant tout à la simplicité, et il atteignit sous son influence à quelque chose d'austère et de délicat tout ensemble. Sur l'état politique et social de la France, dont il continuait à s'occuper, ses jugements sont sévères : il ne voyait partout que recherche de l'utile et n'apercevait d'élévation morale ni dans les masses, ni dans la classe dirigeante.

Il épousa en 1856 Mlle Scheffer, la nièce du peintre Ary Scheffer. Mlle Scheffer « lui fit voir en toute chose le naturel, le pittoresque; dans cet érudit et ce penseur, elle éveilla le poète endormi ». Son entrée dans ce milieu artistique et son mariage achevèrent la transformation qui fit « du savant auteur de l'Histoire des langues sémitiques, l'écrivain poétique et génial de la Vie de Jésus ». Son style prit une grâce et une fraîcheur exquises.  Et c'est avec toutes ses facultés pleinement développées qu'il aborda la grande oeuvre qui devait occuper vingt années de sa vie : les Origines du christianisme. Il en écrivit le premier volume, la Vie de Jésus, pendant un voyage qu'il fit en Phénicie (1860-61), comme chargé d'une mission archéologique; il le conçut, en Galilée, devant les paysages mêmes qu'avait vus Jésus, et il le rédigea aux côtés de sa soeur Henriette qui l'avait accompagné et qui mourut auprès de lui, le 24 septembre 1861, à Amschit, emportée par un accès de fièvre pernicieuse. 

Ernest Renan a consacré à la mémoire de sa soeur un opuscule, Ma soeur Henriette, tiré d'abord à cent exemplaires seulement, qui n'a été rendu public qu'après sa mort et qui, par la profondeur et la pureté du sentiment comme par la beauté de la forme, est peut-être son chef-d'oeuvre. A son retour de Phénicie, il fut nommé professeur de langue hébraïque, chaldaïque et syriaque au Collège de France (janvier 1862). Mais sa première leçon, où il nommait Jésus « un homme incomparable », ayant excité des manifestations violentes des cléricaux et des anticléricaux (21 février), le cours fut suspendu et, deux ans plus tard, supprimé. Dans l'intervalle, la publication de la Vie de Jésus (23 juin 1863) avait fait de lui un des personnages les plus célèbres d'Europe. Ce livre charmant est la première tentative qui ait été faite pour reconstituer, en s'appuyant sur les textes, la physionomie de Jésus, considéré comme un personnage historique, et le milieu où il a vécu. Et tout en découvrant chez Jésus, en psychologue et en artiste, l'humain d'un pays et d'une époque, Ernest Renan dégage, en philosophe, ce qu'il y a, dans sa morale, de vérité éternelle.

Dans le deuxième volume des Origines, les Apôtres (1866), il cherche à expliquer la croyance à la résurrection du Christ, où il voit l'illusion de l'amour. Pour écrire le troisième volume, Saint Paul, il fit un nouveau voyage en Orient (1864-65), afin de visiter les lieux où avait passé l'apôtre; il analyse dans son ouvrage l'état moral et social de l'empire romain et le caractère de l'apôtre, pour nous montrer comment Paul, l'homme d'action, a rendu viable la religion rêvée par Jésus et comment sa foi ardente l'a emporté à la fois sur l'étroitesse rituelle des Juifs qui aurait entravé l'expansion de la religion nouvelle et sur le scepticisme indifférent des païens, auxquels l'administration impériale assurait bien la sécurité et le bien-être matériels, mais dont le polythéisme ne pouvait satisfaire les besoins moraux. Il y indique en même temps le conflit entre la nouvelle conception, morale et religieuse, de la vie, que la Judée allait imposer à l'Europe, et la conception artistique de la vie, qui avait été celle de la Grèce.

En 1869, Ernest Renan, ayant terminé et fait paraître Saint Paul, se présenta comme candidat de l'opposition libérale aux élections législatives de Seine-et-Marne, où il échoua. Les deux années suivantes, la guerre et la Commune produisirent dans sa pensée, comme autrefois la réaction qui suivit 48, un ébranlement profond : le règne de la raison et du devoir était plus éloigné encore qu'il ne l'avait cru; ce qu'il y avait de folie, de barbarie, de brutalité immorale chez les peuples les plus civilisés, Allemands ou Français, éclatait au grand jour; les imperfections fatales de la nature humaine ne conduisaient-elles pas à croire que le progrès n'est qu'une illusion? Il interrompit ses études d'histoire religieuse, pour proposer à la France, dans la Réforme intellectuelle et morale (1872), un plan de réorganisation et pour faire dans les Dialogues philosophiques (écrits en 1871, publiés cinq ans plus tard) son examen de conscience philosophique. Dans la Réforme intellectuelle et morale, il rejette l'organisation démocratique issue de la Révolution française et dont la guerre et la Commune lui paraissent être la condamnation; il veut reconstituer la France sur un type aristocratique, plaçant à sa tête une élite de gens d'esprit supérieur et que leur situation mette à l'abri des tentations intéressées; c'est, sous une forme nouvelle, le rêve qu'il avait conçu, dès 1848, d'une élite intellectuelle et morale chargée de diriger la nation.

Dans les Dialogues philosophiques reparaissent aussi les convictions qu'il s'était formées déjà quand il écrivait l'Avenir de la science la science seule permet de connaître la vérité; il n'y a point de surnaturel particulier; l'univers va vers sa fin, qui est la réalisation de l'idéal, sous l'impulsion d'une nécessité intérieure; l'humain participe à l'oeuvre de l'univers par la science, par la morale et par l'art, c.-à-d. par l'effort désintéressé vers l'idéal. Plus qu'autrefois, Renan insiste sur l'incertitude de nos connaissances, sur les hasards et les avortements sans nombre qui accompagnent la réalisation de l'idéal; il se demande si la raison et la justice sont destinées à se réaliser sur la planète Terre, et si tout ce que pourra faire l'élite, ce ne sera pas de mettre un jour la masse hors d'état de lui nuire, en régnant sur elle par la terreur, grâce à la supériorité de ses connaissances scientifiques. Nous ne trouvons pas, dans les Dialogues philosophiques, de principes tout à fait nouveaux mais seulement des applications nouvelles, parfois paradoxales, de principes anciens et un déplacement dans l'importance relative d'idées qu'Ernest Renan avait énoncées déjà ; les tendances sceptiques et pessimistes qui étaient demeurées jusque-là dans une demi-obscurité, apparaissent en pleine lumière et au premier plan.

Le quatrième volume des Origines, l'Antéchrist, porte la marque de ce désenchantement; il n'a plus la sérénité des Apôtres ou du Saint Paul; Ernest Renan y raconte la lutte entre la civilisation antique et le christianisme, entre l'art, la beauté visible et la foi, la vertu, la morale; entre Néron et saint Paul; le fanatisme étroit de l'apôtre le satisfait aussi peu que le dilettantisme féroce de l'empereur; il voudrait à saint Paul un sentiment plus juste de l'incertitude des opinions humaines, et, repris par le charme de l'Italie, où il était retourné pour préparer son ouvrage, sentant d'ailleurs tout ce qu'il y a souvent de vain dans l'effort de l'humain vers le bien moral, il soutient que la beauté vaut la vertu. Il n'en continue pas moins, d'un travail incessant et régulier, les Origines du christianisme. A l'Antéchrist succède l'Église chrétienne, puis le dernier volume Marc-Aurèle. Dans ces deux derniers volumes, il nous montre les dangers que peut présenter le gouvernement d'une élite, d'une aristocratie intellectuelle et morale. Dans l'Église chrétienne, il étudie le gnosticisme; dans Marc-Aurèle, il cherche ce que le stoïcisme a fait pour l'empire romain (Marc-Aurèle); le gnosticisme et le stoïcisme ont échoué, parce qu'ils ne s'adressaient qu'à une élite; le christianisme a réussi parce que c'était une morale universelle et qui s'adressait au sentiment de tous. Ernest Renan, dans ces volumes, nous apparaît plus défiant que jamais vis-à-vis de tout dogmatisme, en dehors des sciences positives de la nature, seules maîtresses, affirme-t-il, de certitude. Il revient en même temps à une vue moins pessimiste de l'évolution sociale et se réconcilie jusqu'à un certain point avec la démocratie, moins dangereuse pour la haute culture désintéressée que ne le serait le triomphe des partis conservateurs et cléricaux.

C'est cette attitude intellectuelle que nous découvrent clairement les Drames philosophiques (Caliban, l'Eau de Jouvence, le Prêtre de Némi, l'Abbesse de Jouarre), écrits entre 1878 et 1886. Ernest Renan voit de plus en plus ce qu'il y a d'incomplet et d'incertain dans tous les systèmes politiques et sociaux, dans toutes les théories philosophiques et religieuses; il distingue ce qu'il peut y avoir pourtant de vérité relative dans les systèmes les plus contraires; il conçoit des façons de vivre très différentes et qui lui semblent également légitimes, parce qu'elles sont également éloignées de celle des sots et des méchants; aussi ne présente-t-il plus ses idées philosophiques, ses théories morales et sociales sous forme dogmatique; il incarne dans des personnages distincts les opinions opposées. 

Le style d'Ernest Renan dans la dernière partie de sa vie diffère autant du style de la Vie de Jésus que celui-ci différait du style de l'Avenir de la science; s'il n'en a pas la grâce austère, il a, avec le même charme et la même simplicité, plus de liberté et plus d'abandon, plus de fantaisie et plus d'audace. Les Souvenirs d'enfance et de jeunesse, publiés en 1883, sont le chef-d'oeuvre de cette nouvelle manière. En 1879, Renan avait été élu membre de l'Académie française. En 1884, il était nommé administrateur du Collège de France, où sa chaire d'hébreu lui avait été rendue dès 1870 par la République. Tout en écrivant de temps à autre quelques fantaisies, articles de revue ou drames philosophiques, pour se distraire de ses travaux historiques, il continuait sa collaboration au Corpus des inscriptions sémitiques, dont il avait conçu l'idée et tracé le plan en 1868, et il commençait, à soixante ans, à rédiger l'Histoire du peuple d'Israël (5 vol.), pour montrer comment s'était formée peu à peu chez les prophètes l'idée d'une religion sans dogmes et sans rites, consistant seulement dans la pureté du coeur et dans l'amour de la justice; en 1892, il rejoignait ainsi l'époque de Jésus, et il menait à bien, avant de mourir, la grande oeuvre de sa vie, destinée à raconter l'origine et le développement de l'idée-morale qui est l'essence du christianisme et qui constitue la religion éternelle. Pendant ces dernières années, persuadé toujours que, de manière ou d'autre, à travers des foules d'erreurs et d'échecs, l'idéal se réalise dans le monde et que la vérité finira par l'emporter; convaincu, d'autre part, du caractère complexe et relatif de toutes les vérités morales, sociales et religieuses; il était devenu d'une sérénité ironique et bienveillante : ironique pour tout dogmatisme étroit et intolérant; bienveillante pour tout effort vers le vrai, vers le bien, ou simplement vers le bonheur. Ni les souffrances de la maladie, ni l'approche de la mort ne troublèrent cette sérénité. (René Berthelot).

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