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Hernani, pièce de Victor Hugo

Hernani ou l'Honneur castillan est un drame en cinq actes et en vers, de Victor Hugo (Théâtre-Français, 1830).  C'est le premier drame de Victor Hugo qui ait été représenté ; mais avant Hernani l'auteur de Cromwell avait écrit et même fait recevoir au Théâtre-Français Marion de Lorme, qui ne fut représentée qu'en 1831 et à la PorteSaint-Martin. Les deux pièces furent composées la même année (1829), Marion de Lorme en juin, Hernani en septembre.

Cette pièce pèche par la bizarrerie du sujet, l'invraisemblance de l'action et du dénouement, par l'absence de vérité historique et, psychologique. En revanche, on trouve dans ce drame une magnificence d'images, une richesse et un éclat de style, une exaltation de lyrisme, qui en font une oeuvre au plus haut degré poétique. 

Le jour de la représentation, événement mémorable dans l'histoire du romantisme, les partisans de Victor Hugo se réunirent dans la salle, vêtus de costumes extraordinaires : ils emportèrent de haute lutte la victoire sur les « bourgeois »; pendant les entractes, des scènes de pugilat témoignaient, sinon de l'excellence des nouvelles doctrines littéraires, du moins de la vigueur de leurs champions. Ce fut « la bataille d'Hernani-».
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Mounet-Sully dans le rôle d'Hernani.
Mounet-Sully dans le rôle d'Hernani, en 1877.

Le sujet de la pièce.
Doña Sol est aimée à la fois du roi d'Espagne don Carlos, de son oncle le vieux duc Ruy Gomez, et du bandit Hernani, qu'elle aime. Carlos et Hernani se rencontrent deux fois chez doña Sol. La première, le roi sauve le bandit; la seconde, le bandit épargne le roi; mais, cette fois, don Carlos fait cerner Hernani, qui ne s'échappe qu'à grand-peine. Doña Sol se croit abandonnée et se résigne à épouser le vieux duc, qui l'emmène dans son château. Hernani, dont la tête est mise à prix, l'y rejoint, et Ruy Gomez les surprend dans les bras l'un de l'autre. Peu après, don Carlos survient et demande qu'on lui livre le proscrit. Le vieillard lui montre les portraits de ses aïeux et refuse de trahir l'hospitalité. Le roi emmène doña Sol, à la place d'Hernani. Quand celui-ci sort de la cachette où Ruy Gomez l'avait fait entrer, il n'a plus qu'un but : arracher doña Sol à Carlos; que le duc lui permette de poursuivre le ravisseur, puis il n'aura qu'à sonner du cor que le bandit lui remet, et Hernani reviendra se rendre à sa discrétion. 

La scène est ensuite transportée à Aix-la-Chapelle. Don Carlos, candidat à l'empire, attend dans le caveau de Charlemagne la décision des électeurs et adresse au grand empereur un monologue qui est resté célèbre. Des conjurés, à la tête desquels se trouvent Hernani et Ruy Gomez, sont réunis dans la même crypte. Hernani doit tuer Carlos. En ce moment, le canon annonce l'élection de Charles-Quint. Le nouvel empereur sort du caveau : des soldats apostés s'emparent des rebelles. Hernani révèle sa véritable naissance : il est Jean d'Aragon, duc de Ségorbe et de Cardona. Charles-Quint pardonne, et unit Hernani et doña Sol. Mais, tandis que, dans son palais, Jean d'Aragon célèbre ses noces, le son du cor se fait entendre. Ruy Gomez, Masqué, lui rappelle son serment. Hernani et doña Sol s'empoisonnent, et le vieillard, à son tour, se donne la mort. (NLI).

La bataille d'Hernani.
La première d'Hernani (au Théâtre-Français, le 25 février 1830) est demeurée célèbre. Ce fut une bataille, l'assaut donné à la vieille citadelle du classicisme : le théâtre; et ce fut bien pour le romantisme une victoire, mais non pas décisive, car à la seconde représentation la bataille recommença : même, les classiques furent à leur tour, ce soir-là, presque vainqueurs. 

Il faut lire le récit de la première représentation dans l'Histoire du romantisme, de Théophile Gautier, et celui de la seconde dans Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, ouvrage de Mme Victor Hugo. 

Jusqu'au bout, du reste (il y eut quarante-cinq représentations), partisans et adversaires de la pièce se tinrent, pour ainsi dire, mutuellement en échec. Après la sixième, le 8 mars, Sainte-Beuve, grand admirateur alors et prôneur de Victor Hugo, écrivait à un ami :

« Nous sommes tous sur les dents; car il n'y a guère de troupes fraîches pour chaque nouvelle bataille, et il faut toujours donner, comme dans cette campagne de 1814 ».
 Ce qui ne l'empêchait pas d'ajouter, et très justement :
 « En somme la question romantique est portée parle seul fait d'Hernani de cent lieues en avant, et toutes les théories des contradicteurs sont bouleversées... »
Repris en 1838, le drame ne souleva plus de colères. Et, jusqu'en 1851, il se maintint au répertoire. Napoléon III l'interdit, mais leva l'interdiction en 1867 - année de l'Exposition universelle, - et cette nouvelle reprise fut un triomphe. Il y en eut une autre, non moins triomphante, et encore plus belle, en 1877, avec Mounet-Sully dans le rôle d'Hernani, et Sarah Bernhardt dans celui de doña Sol qu'avait créé la célèbre Mlle Mars et qu'avaient successivement joué, après elle, l'admirable actrice romantique Mme Dorval (1838), Emilie Guyon (1841) et Mlle Favart (1867). La pièce, depuis lors, n'a pas quitté le répertoire.

C'est, assurément, la plus populaire de toutes celles de Victor Hugo, avec Ruy Blas. Et cela se conçoit : elle respire, dans son lyrisme, héroïque et passionnel, une jeunesse qui rend le spectateur presque insensible aux invraisemblances de l'action, qui le séduit, l'enivre, malgré tout, et qui a fait souvent comparer ce premier coup de maître de Hugo dramaturge, au Cid. Hernani est le Cid du romantisme.

Remarque d'autant mieux justifiée, que les trois premiers actes et le cinquième d'Hernani se passent en Espagne, où se déroule tout entière la tragédie de Corneille : celle-ci, au XIe siècle, il est vrai, et à Séville; Hernani en 1519, et à Saragosse ou dans les montagnes de l'Aragon; mais ces différences sont bien secondaires : un grand souffle d'honneur castillan emplit et emporte les deux oeuvres, voilà l'essentiel. D'ailleurs le titre complet du drame de Victor Hugo, on l'a dit, était, en 1830 : Hernani ou l'Honneur castillan.

Premier acte : le Roi

Le premier acte, intitulé le Roi (en 1830 il n'avait pas de titre, non plus que les autres actes), se passe donc à Saragosse. Chez qui? chez don Ruy Gomez de Silva, vieux duc amoureux de sa nièce, doñaSol, qu'il veut épouser, mais qui ne l'aime pas, qui aime Hernani, le banni, le « bandit » jeune, beau, intrépide... et mystérieux, véritable type de l'amant tragique ou « fatal » cher aux poètes de la génération romantique. Mais un troisième personnage, qu'elle ne connaît pas, aime aussi doña Sol : c'est le roi d'Espagne, don Carlos. Or, la duègne doña Josefa, croyant ouvrir à Hernani la « petite porte masquée » par où il doit entrer, l'a ouverte au roi; et celui-ci force la duègne - qui, elle non plus, ne le connaît pas - à le cacher dans la chambre. Paraissent presque en même temps doña Sol et Hernani; et alors, dans l'espèce d'opéra sans musique qu'est ce drame - sans autre musique, du moins, que ses admirables harmonies ou mélodies verbales, - éclate (on l'a dit et redit) un premier « duo », où le « brigand » révèle à la jeune fille le « mandat d'anathème» dont il est « chargé  », et où celle-ci, indifférente à tout ce qui n'est pas sa passion, déclare et répète : « Je vous suivrai »... Qu'il vienne la chercher demain, à minuit! - Le mandat d'anathème dont parle Hernani est le serment, qu'il a fait tout enfant, de venger sur Carlos la mort du grand seigneur son père, condamné par le père de Carlos à monter sur l'échafaud. Mais on trouvera plus loin tout le « duo... » Don Carlos l'interrompt en « ouvrant avec fracas la porte de l'armoire » où il s'était blotti; et les deux hommes, qui ne se connaissent pas (Hernani est un nom de guerre, et don Carlos ne se nomme pas; - d'ailleurs, il n'a presque rien entendu), croisent le fer devant doña Sol tremblante. Mais on frappe à la porte. C'est le duc. Il entre. Et d'abord, à la vue de ces deux hommes, dont l'un, Hernani, lui est inconnu et dont l'autre a rabattu son chapeau sur ses yeux, il s'indigne, - en de beaux vers. Mais au moment où il demande à ses valets sa hache, son poignard et sa dague de Tolède, don Carlos découvre son visage, et annonce que son « aïeul », l'empereur d'Allemagne est mort. C'est pour causer de l'événement avec son « féal » sujet qu'il est venu,
incognito, la nuit,
Et l'affaire est bien simple, et voilà bien du bruit!
Don Ruy Gomez renvoie ses gens et s'approche respectueusement du roi, « que doña Sol examine avec crainte et surprise, et sur lequel Hernani, demeuré dans un coin, fixe des yeux étincelants ». Conversation politique; après quoi, don Carlos dit au duc : « Cette nuit tu me loges », et, parlant d'Hernani, qu'il « daigne... protéger » : - « C'est quelqu'un de ma suite ». - Hernani, resté seul, exhale sa haine
Oui de ta suite, ô roi! de ta suite! - J'en suis! 
Nuit et jour en effet, pas à pas. je te suis...
etc., etc. C'est la fin de l'acte.

Second acte : le Bandit

Le second, intitulé le Bandit, se passe également à Saragosse et la nuit, mais dans un « patio » (cour) du palais de Silva. Arrive don Carlos avec quelques seigneurs. Ceux-ci lui apprennent le nom de l'homme qu'il a « laissé partir »; mais il s'en soucie bien!
j'en veux à sa maîtresse, et non point à sa tête.
J'en suis amoureux fou! Les yeux noirs les plus beaux, 
Mes amis! Deux miroirs! deux rayons! deux flambeaux!
Je n'ai rien entendu de toute leur histoire
Que ces trois mots : - Demain, venez, à la nuit noire!
Il en a entendu un peu plus, puisqu'il sait le signal à faire pour que doña Sol descende de sa chambre. « Il faut frapper des mains trois fois. » La voici. Mais, si elle est tombée dans le piège, elle n'est femme ni à céder aux offres les plus éblouissantes, fût-ce celle d'un trône d'impératrice, ni à plier sous la violence. Et, comme il l'a saisie et « cherche à l'entraîner », elle lui arrache son poignard, prête à le tuer et à se tuer ensuite. Elle crie de toute sa force : « Hernani! Hernani! » Et Hernani paraît. Ses amis ont fait prisonniers les seigneurs amenés par le roi et qui étaient allés au-devant du « brigand » avec l'ordre de lui pousser « une estocade ». Les deux hommes se retrouvent donc face à face, comme la veille, avec pour seul témoin doña Sol. Mais, cette fois, don Carlos refuse le combat auquel Hernani le provoque avec rage. Ce qui était possible hier, où ils étaient l'un pour l'autre deux inconnus, ne l'est plus :
... Je suis votre seigneur le roi. 
Frappez, mais pas de duel...
Hernani ne saurait être un assassin; et, non seulement il brise son épée en criant au roi : « Va-t'en donc!», mais il est assez généreux pour le couvrir de son manteau; car, dit-il-:
Car dans nos rangs pour toi je crains quelque couteau. 
Assurément, il ajoute :
... Ma vengeance altérée 
Pour tout autre que moi fait ta tête sacrée.
Mais, dès ce moment, nous sentons qu'il n'arrivera pas à se venger; qu'il sera comme un Hamlet espagnol, ou, si l'on préfère, qu'il y a en lui un merveilleux orateur et poète, mais non pas un héros de la vengeance. La scène suivante, lyriquement très belle - second « duo » d'amour, - nous montre, dans ce chef de bande, surtout un élégiaque. On comprend que le premier mot de doña Sol, après le départ de Carlos, dont les menaces vibrent encore à ses oreilles, soit : « Maintenant, fuyons vite ! » Mais Hernani, gémissant :
Pour que ma doña Sol me suive et m'appartienne, 
Pour lui, prendre sa vie et la joindre à la mienne, 
Pour l'entraîner sans honte encore et sans regrets,
Il n'est plus temps; je vois l'échafaud de trop près...
Sans doute, il veut « fuir seul ». Il veut? Une plainte de la jeune fille : « Ah! vous êtes ingrat! » suffit pour le retenir. Il s'agenouille devant elle; et, comme en extase :
Soyons heureux! buvons, car la coupe est remplie,
Car cette heure est à nous, et le reste est folie. 
Parle-moi, ravis-moi. N'est-ce pas qu'il est doux 
D'aimer et de savoir qu'on vous aime à genoux? 
D'être deux? d'être seuls? et que c'est douce chose 
De se parler d'amour la nuit quand tout repose?
Oh! laisse-moi dormir et rêver sur ton sein...
Mais avec le mot « sein » va rimer celui de « tocsin » , jeté par doña Sol effarée. Le tocsin, en effet, sonne dans Saragosse, réveillant la ville, dont toutes les fenêtres s'éclairent. Un montagnard accourt :
... Seigneur, les sbires, les alcades
Débouchent dans la place en longues cavalcades! 
Alerte, Monseigneur
Alors, enfin, Hernani - qui, d'abord, au bruit des cloches, à la vue des lumières, soupirait : « Rendormons-nous » - se lève. Redevenu digne de son « mandat », il prend l'épée du montagnard, et s'élance au secours de sa troupe, après avoir reçu de doña Sol un baiser, qui est « le premier», - « le dernier peut-être »...

Troisième acte : le Vieillard

« Le château de Silva dans les montagnes d'Aragon », voilà où se passe le troisième acte, intitulé le Vieillard, et qui est très supérieur, dramatiquement, aux deux premiers. Il est même très dramatique, plein de beaux coups de théâtre et d'émouvantes situations. Dans la galerie des portraits de sa famille, don Ruy Gomez dit son amour à doña Sol qu'il doit épouser dans une heure. Il est vieux, il le sait! mais il a nom Silva. Et puis, que vaut d'ordinaire l'amour des jeunes hommes?
Tous ces jeunes oiseaux,
A l'aile vive et peinte, au langoureux ramage,
Ont un amour qui mue ainsi que leur plumage.
Les vieux, dont l'âge éteint la voix et les couleurs,
Ont l'aile plus fidèle, et, moins beaux, sont meilleurs.
Nous aimons bien. Nos pas sont lourds? nos yeux arides? 
Nos fronts ridés? Au coeur on n'a jamais de rides...
Il la prie d'aller mettre sa « parure de noce » ; et elle y va, malgré la nouvelle, apportée par un page, que la bande d'Hernani a été détruite, et que le chef, dit-on, est mort. Lorsqu'elle rentre, Hernani est là, déguisé en pèlerin. La voyant ainsi parée, il devient comme fou; il crie aux valets, aux femmes qui la suivaient :
Qui veut gagner ici mille carolus d'or?
(la somme promise à qui le « livrera »). Et il se nomme! deux fois, trois fois... Mais don Ruy Gomez :
Fusses-tu Hernani, fusses-tu cent fois pire,
Pour ta vie au lieu d'or offrît-on un empire, 
Mon hôte, je te dois protéger en ce lieu, 
Même contre le roi, car je te tiens de Dieu.
Il sort pour « faire armer le château » et en « fermer la porte », laissant Hernani avec doña Sol à qui il a bien dit de rentrer chez elle, et qui «fait quelques pas comme pour suivre ses femmes », mais s'arrête... Hernani la raille et félicite amèrement sur la beauté des pièces de l'écrin nuptial, qu'il manie l'une après l'autre; mais elle : « Vous n'allez pas au fond ! », et de l'écrin elle tire un poignard, celui qu'elle prit au roi. Hernani tombe à ses pieds; et un troisième « duo » commence :
Oh! je voudrais savoir, ange au ciel réservé, 
Où vous avez marché, pour baiser le pavé!...
Duo qui, d'ailleurs, pareil à celui du second acte et même à celui du premier, serait un solo, si « l'ange » n'interrompait çà et là d'une exclamation ou de quelques vers les discours du bandit. Mais il est vrai que ces rares paroles de la jeune fille suffisent. Toutes expriment le même amour indomptable, absolu, que nous avons toujours vu ou deviné en elle; et il n'est pas étonnant qu'à ces mots d'Hernani :
- Que n'ai-je un monde? 
Je te le donnerais! Je suis bien malheureux!
elle réponde, en se jetant à son cou :
- Vous êtes mon lion superbe et généreux.
Malgré la défaite irrémédiable qu'il a subie - tous ses montagnards sont morts ! - et bien qu'il vienne de lui chanter sur lui-même, en désespéré :
Agent aveugle et sourd de mystères funèbres!
... âme de malheur faite avec des ténèbres! 
Où vais-je? je ne sais. Mais je nie sens poussé 
D'un souffle impétueux, d'un destin insensé.
...........
Cependant, à l'entour de ma course farouche,
Tout se brise, tout meurt. Malheur à qui me touche!
Oh! fuis! détourne-toi de mon chemin fatal, 
Hélas! sans le vouloir, je te ferais du mal!
il est demeuré pour elle l'uniquement adorable!

Don Ruy Gomez les trouve « dans les bras l'un de l'autre... et comme absorbés dans leur regard ». Indigné, furieux, il menace le « fourbe », le «judas », - lorsqu'on entend un bruit de trompettes annonçant l'arrivée du roi :

Dieu! le roi! dernier coup!...
pense doña Sol. Mais, triomphe de l'honneur, don Ruy Gomez fait entrer Hernani dans une cachette que dissimule son propre portrait. Et c'est en vain que don Carlos, ayant paru avec une foule de gentilshommes et de soldats, ordonne au vieillard de lui livrer le bandit. - Carlos se venge en emmenant doña Sol. Don Ruy ne sait pas qu'elle est aimée du roi. Mais Hernani sorti de sa cachette (où il n'a rien entendu), Hernani prêt à se laisser tuer plutôt que de se battre avec le vieux duc, demande, en échange de sa vie, la « joie » de revoir doña Sol une dernière fois; et, apprenant qu'elle est aux mains de Carlos : - « Vieillard stupide! il l'aime! », clame-t-il.- « Malédiction! » crie le duc. Et les deux hommes s'unissent pour la vengeance. Seulement, celle-ci accomplie, Hernani mourra dès que le voudra Ruy Gomez. Et Ruy Gomez, pour signifier sa volonté, n'aura qu'à jouer du cor que lui remet Hernani.

Quatrième acte : le Tombeau

Le quatrième acte, intitulé le Tombeau, se passe, la nuit; à Aix-la-Chapelle, dans les caveaux « qui renferment le tombeau de Charlemagne».

Nous donnons-ci dessous le célèbre monologue de don Carlos devant ce tombeau; méditation politique qu'une première scène a préparée, et dont l'ampleur, l'éloquente gravité, la noblesse, - comme l'ambition dont elle est brûlante, - sont extraordinaires... 
 

Le monologue de Don Carlos
[le roi est tombé « dans une profonde rêverie ». Il en sort, et se tourne vers le tombeau de Charlemagne :]

Charlemagne, pardon! ces voûtes solitaires
Ne devraient répéter que paroles austères.
Tu t'indignes sans doute à ce bourdonnement 
Que nos ambitions font sur ton monument.
- Charlemagne est ici! Comment, sépulcre sombre, 
Peux-tu sans éclater contenir si grande ombre? 
Es-tu bien là, géant d'un monde créateur, 
Et t'y peux-tu coucher de toute ta hauteur? 
- Ah ! c'est un beau spectacle à ravir la pensée 
Que l'Europe ainsi faite et comme il l'a laissée! 
Un édifice, avec deux hommes au sommet, 
Deux chefs élus auxquels tout roi-né se soumet. 
Presque tous les états, duchés, fiefs militaires, 
Royaumes, marquisats, tous sont héréditaires, 
Mais le peuple a parfois son pape ou son césar, 
Tout marche, et le hasard corrige le hasard. 
De là vient l'équilibre, et toujours l'ordre éclate. 
Électeurs de drap d'or, cardinaux d'écarlate, 
Double sénat sacré dont la terre s'émeut, 
Ne sont là qu'en parade, et Dieu veut ce qu'il veut. 
Qu'une idée, au besoin des temps, un jour éclose,
Elle grandit, va, court, se mêle à toute chose, 
Se fait homme, saisit les coeurs, creuse un sillon; 
Maint roi la foule aux pieds, ou lui met un bâillon;
Mais qu'elle entre un matin à la diète, au conclave, 
Et tous les rois soudain verront l'idée esclave, 
Sur leurs têtes de rois que ses pieds courberont, 
Surgir, le globe en main ou la tiare au front.
Le pape et l'empereur sont tout. Rien n'est sur terre 
Que pour eux et par eux. Un suprême mystère 
Vit en eux, et le ciel, dont ils ont tous les droits, 
Leur fait un grand festin des peuples et des rois, 
Et les tient sous sa nue, où son tonnerre gronde, 
Seuls, assis à la table où Dieu leur sert le monde. 
Tête à tête ils sont là, réglant et retranchant, 
Arrangeant l'univers comme un faucheur son champ, 
Tout se passe entre eux deux. Les rois sont à la porte, 
Respirant la vapeur des mets que l'on apporte,
Regardant à la vitre, attentifs, ennuyés,
Et se haussant, pour voir, sur la pointe des pieds. 
Le monde au-dessous d'eux s'échelonne et se groupe.
Ils font et défont. L'un délie, et l'autre coupe. 
L'un est la vérité, l'autre est la force. Ils ont
Leur raison en eux-même, et sont parce qu'ils sont. 
Quand ils sortent, tous deux égaux, du sanctuaire, 
L'un dans sa pourpre et l'autre avec son blanc suaire, 
L'univers ébloui contemple avec terreur 
Ces deux moitiés de Dieu, le pape et l'empereur.
- L'empereur! l'empereur! être empereur! - O rage, 
Ne pas l'être! et sentir son coeur plein de courage! -
Qu'il fut heureux celui qui dort dans ce tombeau! 
Qu'il fut grand,! De son temps c'était encor plus beau. 
Le pape et l'empereur! Ce n'était plus deux hommes. 
Pierre et César! en eux accouplant les deux Romes, 
Fécondant l'une et l'autre en un mystique hymen, 
Redonnant une forme, une âme au genre humain, 
Faisant refondre en bloc peuples et pêle-mêle 
Royaumes, pour en faire une Europe nouvelle, 
Et tous deux remettant au moule de leur main 
Le bronze qui restait du vieux monde romain! 
Oh! quel destin! - Pourtant cette tombe est la sienne! 
Tout est-il donc si peu que ce soit là qu'on vienne? 
Quoi donc! avoir été prince, empereur et roi! 
Avoir été l'épée, avoir été la loi!
Géant, pour piédestal avoir eu l'Allemagne!
Quoi!1 pour titre césar et pour nom Charlemagne!
Avoir été plus grand qu'Annibal, qu'Attila,
Aussi grand que le monde!... et que tout tienne là! 
Ah! briguez donc l'empire, et voyez la poussière 
Que fait un empereur! Couvrez la terre entière 
De bruit et de tumulte; élevez, bâtissez 
Votre empire, et jamais ne dites : C'est assez 
Taillez à larges pans un édifice immense! 
Savez-vous ce qu'un jour il en reste? ô démence! 
Cette pierre! Et du titre et du nom triomphants? 
Quelques lettres à faire épeler des enfants! 
Si haut que soit le but où notre orgueil aspire,
Voilà le dernier terme!... - Oh! l'empire! l'empire! 
Que m'importe? j'y touche, et le trouve à mon gré. 
Quelque chose me dit : - Tu l'auras! - Je l'aurai. 
- Si je l'avais!... - O ciel! être ce qui commence! 
Seul, debout, au plus haut de la spirale immense!
D'une foule d'états l'un sur l'autre étagés,
Être la clef de voûte, et voir sous soi rangés
Les rois, et sur leur tête essuyer ses sandales; 
Voir au-dessous des rois les maisons féodales, 
Margraves, cardinaux, doges, ducs à fleurons;
Puis évêques, abbés, chefs de clans, hauts barons;
Puis clercs et soldats; puis, loin du faîte où nous sommes, 
Dans l'ombre, tout au fond de l'abîme, - les hommes.
- Les hommes! c'est-à-dire une foule, une mer,
Un grand bruit, pleurs et cris, parfois un rire amer, 
Plainte qui, réveillant la terre qui s'effare, 
A travers tant d'échos nous arrive fanfare!
Les hommes! - Des cités, des tours, un vaste essaim. 
De hauts clochers d'église à sonner le tocsin! -

(Rêvant.)

Base de nations portant sur leurs épaules
La pyramide énorme appuyée aux deux pôles,
Flots vivants, qui toujours, l'étreignant de leurs plis, 
La balancent, branlante, à leur vaste roulis, 
Font tout changer de place et, sur ses hautes zones, 
Comme des escabeaux font chanceler les trônes, 
Si bien que tous les rois, cessant leurs vains débats,
Lèvent les yeux au ciel... Rois, regardez en bas!
- Ah! le peuple! - océan! - onde sans cesse émue, 
Où l'on ne jette rien sans que tout ne remue 
Vague qui broie un trône et qui berce un tombeau! 
Miroir où rarement un roi se voit en beau! 
Ah! si l'on regardait parfois dans ce flot sombre, 
On y verrait, au fond, des empires sans nombre, 
Grands vaisseaux naufragés, que son flux et reflux 
Roule, et qui le gênaient, et qu'il ne connaît plus!
- Gouverner tout cela! - Monter, si l'on vous nomme, 
A ce faîte! Y monter, sachant qu'on n'est qu'un homme! 
Avoir l'abîme là!... - Pourvu qu'en ce moment
Il n'aille pas me prendre un éblouissement! 
Oh! d'états et de rois mouvante pyramide, 
Ton faîte est bien étroit! Malheur au pied timide! 
A qui me retiendrais-je? Oh! si j'allais faillir 
En sentant sous mes pieds le monde tressaillir! 
En sentant vivre, sourdre et palpiter la terre!
- Puis, quand j'aurai ce globe entre mes mains, qu'en faire? 
Le pourrai-je porter, seulement? Qu'ai-je en moi? 
Etre empereur mon Dieu! j'avais trop d'être roi?
Certe, il n'est qu'un mortel de race peu commune 
Dont puisse s'élargir l'âme avec la fortune.
Mais, moi! qui me fera grand? qui sera ma loi? 
Qui me conseillera?

(Il tombe à deux genoux devant le tombeau).

Charlemagne! c'est toi!
Ah! puisque Dieu, pour qui tout obstacle s'efface, 
Prend nos deux majestés et les met face à face,
Verse-moi dans le coeur, du fond de ce tombeau, 
Quelque chose de grand, de sublime et de beau! 
Oh! par tous ses côtés fais-moi voir toute chose. 
Montre-moi que le monde est petit, car je n'ose 
Y toucher. Montre-moi que sur cette Babel 
Qui du pâtre à César va montant jusqu'au ciel, 
Chacun en son degré se complaît et s'admire, 
Voit l'autre par-dessous et se retient d'en rire. 
Apprends-moi tes secrets de vaincre et de régner, 
Et dis-moi qu'il vaut mieux punir que pardonner!
- N'est-ce pas? - S'il est vrai qu'en son lit solitaire 
Parfois une grande ombre au bruit que fait la terre 
S'éveille, et que soudain son tombeau large et clair
S'entrouvre, et dans la nuit jette au monde un éclair, 
Si cette chose est vraie, empereur d'Allemagne, 
Oh! dis-moi ce qu'on peut faire après Charlemagne! 
Parle! dût en parlant ton souffle souverain 
Me briser sur le front cette porte d'airain! 
Ou plutôt, laisse-moi seul dans ton sanctuaire 
Entrer, laisse-moi voir ta face mortuaire, 
Ne me repousse pas d'un souffle d'aquilons, 
Sur ton chevet de pierre accoude-toi. Parlons. 
Oui, dusses-tu me dire, avec ta voix fatale, 
De ces choses qui font l'oeil sombre et le front pâle! 
Parle, et n'aveugle pas ton fils épouvanté, 
Car ta tombe sans doute est pleine de clarté! 
Ou, si tu ne dis rien, laisse en ta paix profonde 
Carlos étudier ta tête comme un monde; 
Laisse qu'il te mesure à loisir, ô géant! 
Car rien n'est ici-bas si grand que ton néant! 
Que la cendre, à défaut de l'ombre, me conseille

(Il approche la clef de la serrure).

Entrons...

(V. Hugo, Hernani, Acte IV, scène II).

Don Carlos pénètre dans le tombeau, pour y attendre le résultat de l'élection qui va faire un nouvel empereur d'Allemagne. Si c'est lui que choisit la diète, trois coups de canon l'annonceront à la ville. Il sait, d'ailleurs, que dans ces caveaux vont s'assembler des conjurés : tant mieux! il les aura tous dans la main.Les voici. Ils tirent au sort le nom de celui qui devra frapper. C'est Hernani, - dont la joie éclate, et à qui Ruy Gomez offre vainement, pour prendre sa place, tout ce qu'il possède : fiefs, châteaux, villages, etc.; mieux : le cor fatal.

Mais on entend un coup de canon. « La porte du tombeau s'entrouvre. Don Carlos paraît sur le seuil. Pâle, il écoute. » Le troisième coup, en le faisant empereur, le rend sacré, on nous en a prévenus :

S'il a le Saint-Empire, il devient, quel qu'il soit, 
Très auguste, et Dieu seul peut le toucher du doigt!
Aussi peut-il dire tranquillement aux conjurés :
Messieurs, allez plus loin! l'empereur vous entend.
Il n'a d'autre part qu'un geste à faire - et il le fait - pour que « toutes les profondeurs du souterrain se remplissent de soldats portant des torches et des pertuisanes » (tableau qui rappelle la fin du quatrième acte de Cromwell). Les conjurés sont désarmés, et Hernani, dédaigneusement séparé des grands seigneurs de la conjuration, qui, seuls, doivent être châtiés, se fait enfin connaître : il est Jean d'Aragon, « duc de Segorbe et duc de Cardoña, marquis de Monroy, vicomte Albatera, vicomte de Gor, seigneur de lieux » dont il ignore le compte. Mais don Carlos, devenu Charles-Quint, se sent devenir réellement un autre homme; et non seulement il pardonne à Hernani : il lui accorde doña Sol, il lui passe au cou sa propre Toison d'or, le fait chevalier, l'embrasse! - Puis, s'adressant à tous les conjurés :
Je ne sais plus vos noms, messieurs. 
Haine et fureur, Je veux tout oublier...
Ce qui n'est pas sans nous rappeler le dénouement de Cromwell, malgré l'hypocrisie du Protecteur et la sincérité de l'empereur.

Cinquième acte : la Noce

Le cinquième acte, intitulé la Noce, a pour décor, dans une nuit exquise, « une terrasse du palais d'Aragon », - palais d'Hernani.- Nous admirons les derniers éclats de la fête, ternie seulement par l'apparition d'une espèce de « spectre », « domino noir » que les plus grands seigneurs « suivent des yeux avec une sorte d'effroi ». Paraissent les mariés, doña Sol, Hernani, plus beaux encore de leur bonheur que de leur beauté même. Tout le monde se retire, et tout s'éteint, « flambeaux et musiques »; et c'est, dans le silence des choses, deux âmes qui se ravissent. 

Quatrième et dernier « duo », différent des autres parce qu'il est à la fois d'amour et de joie - joie pleine, immense, - et parce que doña Sol y est aussi Poète, en son lyrisme nouveau, qu'Hernani lui-même. Et c'est pourquoi nous citerons aussi ce duo du cinquième acte...

Mais, tout à coup, le son du cor!... Et le « domino noir » de tout à l'heure - Ruy Gomez - est devant Hernani, lui rappelle son serment, lui tend une fiole de poison. Doña Sol, qu'Hernani avait pu éloigner, revient, voit le poison, défend à son mari de la sacrifier (« Vous êtes à moi. Que m'importent tous vos autres serments! »), menace de son poignard le vieux duc impassible, tombe à ses genoux, pleure, se jette sur Hernani, lui arrache la fiole; et enfin, le voyant décidé à mourir, boit la moitié du poison, et lui donne l'autre... qu'il boit. Ils meurent embrassés; Hernani le premier,... de quelques secondes. Et le vieillard, trop vengé, se tue... (Léopold-Lacour).

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