|
Epictète
est un philosophe grec du Ier
siècle ap. J.-C., né à Hiérapolis
en Phrygie. Les détails de sa vie
nous sont si peu connus que nous ne pouvons fixer avec, précision
ni la date de sa naissance ni celle de sa mort. Nous savons seulement qu'il
fut contemporain de Néron, qu'il vécut
sous Trajan; il a peut-être connu Hadrien
avant qu'il fût empereur. Il était esclave d'Epaphrodite,
affranchi de Néron, et fut plus tard affranchi lui-même. Il
était encore esclave quand il entendit les leçons du philosophe
stoïcien Musonius Rufus. Dès la
même époque il eut l'occasion d'appliquer les préceptes
de sa morale. Un jour, raconte Celse,
son maître lui tordait la jambe avec un instrument de torture; Epictète
lui dit en souriant : « Tu vas la casser ». Et la jambe
ayant été cassée en effet, il ajouta : «-Je
te le disais bien, que tu allais la casser. » Il resta boiteux
toute sa vie. Il est vrai que, selon d'autres historiens, il était
né avec cette infirmité. Lorsque en 90 ap. J.-C. Domitien,
par un édit, chassa de Rome les philosophes suspects de républicanisme,
Epictète se retira à Nicopolis en Epire
: il y resta probablement jusqu'à sa mort et y vécut pauvrement,
sans famille, sans biens, n'ayant, comme il le disait, que la terre, le
ciel et un manteau. Epictète n'a rien écrit : il ne se souciait
pas de la gloire. Mais il a prêché sa morale avec un zèle
infatigable et une conviction ardente. Son éloquence, dont nous
retrouvons un écho dans les Entretiens, était un peu
familière et sans grâce, mais puissante : il faisait naître,
dit un de ses disciples, dans l'âme de ses auditeurs, tous les sentiments
qu'il voulait. Tel était l'enthousiasme qu'il inspirait, qu'un de
ses admirateurs paya après sa mort 3000 drachmes une lampe de terre
dont il se servait. Arrien, un de ses disciples
à Nicopolis, et qui fut plus tard préfet de Cappadoce,
rédigea ses leçons en huit livres, dont quatre seulement
nous sont parvenus : ce sont les Entretiens. Arrien tira aussi de
ce recueil, et publia sous le titre de Manuel (ou Enchiridion),
les maximes essentielles qui lui ont paru résumer le mieux l'enseignement
du maître.
-
Extraits des
Entretiens d'Epictète
Louange
a Dieu
« Si nous avions
le sens droit, quelle autre chose devrions-nous faire, tous en commun et
chacun en particulier, que de célébrer Dieu, de chanter ses
louanges, et de lui adresser des actions de graces? Ne devrions-nous pas,
en fendant la terre, en labourant, en prenant nos repas, chanter un hymne
à Dieu?
[...]
Mais ce pourquoi
nous devrions chanter l'hymne le plus grand, le plus à la gloire
de Dieu, c'est la faculté qu'il nous a accordée de nous rendre
compte de ses dons, et d'en faire un emploi méthodique. Eh bien!
puisque vous êtes aveugles, vous le grand nombre, ne fallait-il pas
qu'il y eût quelqu'un qui remplit ce rôle, et qui chantât
pour tous l'hymne à la divinité ? Que puis-je faire, moi,
vieux et boiteux, si ce n'est de chanter Dieu? Si j'étais rossignol,
je ferais le métier d'un rossignol; si j'étais cygne, celui
d'un cygne. Je suis un être raisonnable; il me faut chanter Dieu.
Voilà mon métier, et je le fais. C'est un rôle auquel
je ne faillirai pas, autant qu'il sera en moi; et je vous engage à
chanter avec moi.
Utilité
des épreuves
Que crois-tu que
fût devenu Hercule, s'il n'y avait pas eu le fameux lion, et l'hydre,
et le cerf, et le sanglier, et plus d'un homme inique et cruel qu'il a
chassés et dont il a purgé la terre? Qu'aurait-il fait, si
rien de pareil n'avait existé? Il est évident qu'il se serait
enveloppé dans son manteau, et qu'il n'aurait pas été
Hercule.
Réponse
aux objections tirées du mal
Quand tu reproches
quelque chose à la Providence, examine bien, et tu verras que ce
qui était arrivé était logique. - Oui; mais ce malhonnête
homme a plus que moi! - De quoi? - D'argent. - C'est qu'au point de vue
de l'argent, il vaut mieux que toi, car il flatte, il est impudent, il
travaille jusque dans la nuit pour en avoir. De quoi donc t'étonnes-tu?
Mais regarde s'il a plus que toi de probité, s'il a plus que toi
de conscience et d'honneur. Tu trouveras que non. Au contraire, tu as plus
que lui de ce pour quoi tu vaux mieux que lui.
Rappelez-vous donc
toujours, ayez toujours présent à l'esprit, que la loi de
la nature est que celui qui vaut mieux ait plus que celui qui vaut moins
de ce pour quoi il vaut mieux; et jamais sous ne vous indignerez...
Il n'y a de mal
dans le monde que pour ceux qui le font
Quand la vigne se
trouve-t-elle dans un mauvais état? - Quand elle est dans un état
contraire à sa nature. » - Et le coq ? - « De même.
» - De même donc aussi l'homme. Or, quelle est sa nature ?
Est-ce de mordre, de ruer, de jeter en prison et de couper des têtes
? Non, mais de faire le bien, de venir en aide aux autres, et de faire
des voeux. On est donc dans un mauvais état, que tu le veuilles
ou non, dès lors qu'on est injuste. - « Le mal n'a donc
pas été pour Socrate ? » - Non, mais pour ses juges
et ses accusateurs. - « A Rome, il n'a donc pas été
pour Helvidius ? » - Non, mais pour celui qui l'a fait périr.
- « Que dis-tu là? » - C'est pour la même raison
que tu n'appelles pas malheureux le coq victorieux qui a été
blessé, mais le coq sans blessures, qui a été vaincu.
C'est encore pour la même raison que tu trouves heureux non pas le
chien qui n'a pas eu de peine, mais celui que tu vois couvert de sueur,
fatigué, n'en pouvant plus à force de courir. Quel paradoxe
soutenons-nous donc, quand nous disons que le mal pour tout être
est ce qui est contraire à sa nature? Est-ce vraiment là
un paradoxe? N'est-ce pas précisément ce que tu dis toi-même
pour les autres êtres? Pourquoi alors soutiens-tu autre chose au
sujet de l'homme seul? Eh bien! quand nous disons que la nature de l'homme
est d'être sociable, affectueux, loyal, est-ce là encore un
paradoxe? - « Pas davantage. » - Comment en serait-ce donc
un, quand nous disons que ce n'est pas un mal d'être écorché,
d'être mis en prison, d'être décapité? Qui souffre
tout cela en homme de coeur ne s'en tire-t-il pas avec avantage et profit?
Le mal réel, le sort le plus déplorable et le plus honteux,
c'est, quand on était un homme, de devenir un loup, une vipère,
un frelon.
L'homme libre est
celui pour qui il n'y a pas d'obstacles, et qui trouve sous sa main les
choses comme il les veut. L'esclave est celui qu'on peut entraver, contraindre,
empêcher, jeter contre son gré dans quelque chose. Pour qui
donc n'y a-t-il pas d'obstacles? Pour qui ne désire pas ce qui n'est
point à nous. Et qu'est-ce qui n'est pas à nous? Ce qu'il
ne dépend pas de nous d'avoir ou de ne pas avoir : d'avoir telle
qualité, ou d'être en tel état. Notre corps n'est donc
pas à nous, ses parties ne sont pas à nous, notre fortune
n'est pas à nous. Par suite, si tu t'attaches à quelqu'une
de ces choses comme si elle t'appartenait en propre, tu seras puni, ainsi
que doit l'être celui qui désire ce qui n'est pas à
lui. La seule route qui conduise à la liberté, le seul moyen
de s'affranchir de la servitude, c'est de pouvoir dire du fond de son coeur
:
« O Jupiter!
O Destinée! conduisez-moi où vous avez arrêté
de me placer. »
L'homme,
citoyen du monde et fils de Dieu
« De quel pays
es-tu? » Ne réponds pas : « Je suis d'Athènes
ou de Corinthe, » mais, comme Socrate, « le suis du monde.
» Pourquoi dirais-tu, en effet, que tu es d'Athènes, et non
de ce petit coin seulement où ton misérable corps a été
jeté quand il est né? N'est-il pas clair que si tu t'appelles
Athénien ou Corinthien, c'est que tu tires ton nom d'un milieu plus
important, qui contient non seulement ce petit coin et toute ta maison,
mais encore cet espace plus large d'où est sortie toute ta famille,
jusqu'à toi? Pourquoi donc le philosophe qui comprend le gouvernement
du monde, celui qui sait que de toutes les familles il n'en est point de
plus grande, de plus importante, de plus étendue que celle qui se
compose des êtres raisonnables et de Dieu, pourquoi celui-là
ne dirait-il pas : « Je suis du monde » ? - Pourquoi ne dirait-il
pas : « Je suis fils de Dieu » ?
Nous portons un
dieu en nous.
Toi, tu es né
pour commander; tu es un fragment détaché de la divinité;
tu as en toi une partie de son être. Pourquoi méconnais-tu
ta noble origine? Ne sais-tu pas d'où tu es venu?... C'est un dieu
que tu exerces! Un dieu que tu portes partout; et tu n'en sais rien, malheureux!
Et crois-tu que je
parle ici d'un dieu d'argent ou d'or en dehors de toi? Le dieu dont je
parle, tu le portes en toi-même; et tu ne t'aperçois pas que
tu le souilles par tes pensées impures et tes actions infâmes!
En présence de la statue d'un dieu, tu n'oserais rien faire de ce
que tu fais; et quand c'est le dieu lui-même qui est présent
en toi, voyant tout, entendant tout, tu ne rougis pas de penser, et d'agir
de cette façon, ô toi qui méconnais ta propre nature
et qui attires sur toi la colère divine!
Si tu étais
une statue de Phidias, la Minerve ou le Jupiter, tu te souviendrais de
toi-même et de l'artiste qui t'aurait fait; et, si tu avais l'intelligence,
tu voudrais ne rien faire qui fût indigne de ton auteur ou de toi,
et ne jamais paraître aux regards sous des dehors inconvenants. Vas-tu,
maintenant, parce que c'est Jupiter qui t'a fait, être indifférent
à l'aspect sous lequel tu te montreras? Est-ce qu'il y a égalité
entre les deux artistes, égalité entre les deux créations?
Est-il une oeuvre de l'art qui ait réellement en elle les facultés
que semble y attester la façon dont elle est faite? En est-il une
qui soit autre chose que de la pierre, de l'airain, de l'or ou de l'ivoire?
La Minerve même de Phidias, une fois qu'elle a étendu la main,
et reçu la Victoire qu'elle y tient, reste immobile ainsi pour l'éternité;
tandis que les oeuvres de Dieu ont le mouvement, la vie, l'usage des idées
et le jugement. Quand tu es la création d'un pareil artisan, voudras-tu
le déshonorer?
Dieu nous a confiés
à nous-mêmes
Dieu ne s'est pas
borné à te créer; il t'a confié à toi-même,
remis en garde à toi-même. Ne te le rappelleras-tu pas? Et
souilleras-tu ce qu'il t'a confié? Si Dieu avait remis un orphelin
à ta garde, est-ce que tu le négligerais ainsi? Il t'a commis
toi-même à toi-même, et il t'a dit : « Je n'ai
personne à qui je me fie plus qu'à toi : garde-moi cet homme
tel qu'il est né, honnête, sûr, à l'âme
haute, au-dessus de la crainte, des troubles et des perturbations ».
Et toi, tu ne le gardes pas!
Faut-il rendre
te mal pour le mal?
- «
Quoi donc! ne nuirai-je pas à qui m'a nui ? » - Vois d'abord
ce que c'est que nuire, et rappelle-toi ce que tu as appris des philosophes.
Si le bien, en effet, est seulement dans notre façon de juger et
de vouloir, et si le mal y est aussi, prends garde que tes paroles ne reviennent
à ceci : « Comment! cet autre s'est nui à lui-même
en me faisant une injustice, et je ne me nuirais pas à moi-même
en lui faisant une injustice? » Pourquoi donc ne pensons-nous
pas ainsi, et croyons-nous, au contraire, qu'il y a dommage quand notre
santé ou notre bourse baissent, mais qu'il n'y a pas dommage quand
baisse notre façon de juger et de vouloir? C'est que nous pouvons
nous tromper ou commettre une injustice sans pour cela souffrir de la tête,
des yeux ou de la hanche, et aussi sans perdre notre champ. Or, nous ne
voulons rien posséder que ces choses-là! C'est ce qu'avait
bien vu Priscus Helvidius; et il agit comme il avait vu. - Vespasien lui
avait envoyé dire de ne pas aller au sénat : « il est
en ton pouvoir, lui répondit-il, de ne pas me laisser être
du sénat; mais tant que j'en serai, il faut que j'y aille. - Eh
bien! vas-y, lui dit l'empereur, mais tais-toi. - Ne m'interroge pas, et
je me tairai. - Mais il faut que je t'interroge. - Et moi, il faut que
je dise ce qui me semble juste. - Si tu le dis, je te ferai mourir. - Quand
t'ai-je dit que j'étais immortel? Tu rempliras ton rôle, et
je remplirai le mien. Ton rôle est de faire mourir, le mien est de
mourir sans trembler. Ton rôle est d'exiler, le mien est de partir
sans chagrin ». - A quoi servit cette conduite de Priscus, seul comme
il était? - Mais en quoi la pourpre sert-elle au manteau? Que fait-elle
autre chose que de ressortir sur lui en sa qualité de pourpre, et
d'y être, pour le reste, un modèle de beauté? Un autre
homme, si César, dans de pareilles circonstances, lui avait dit
de ne pas aller au sénat, aurait répondu : « Je te
remercie de m'épargner ». Mais César n'aurait pas empêché
un tel homme d'y aller, sachant bien qu'il y devait rester immobile comme
une cruche, ou que, s'il y parlait, il dirait ce qu'il savait désiré
de l'empereur, et que même il renchérirait encore dessus.
»
(Epictète,
Entretiens, passim, traduction Courdaveaux).
|
La doctrine d'Epictète est le pur
stoïcisme. Sur aucun point important il ne s'écarte de la tradition,
et les renseignements qu'on trouve chez lui sur certaines questions, par
exemple sur la théorie de la connaissance, ont aux yeux de la critique
moderne presque autant de valeur que les fragments de Zénon
ou de Cléanthe. Toutefois, s'il est fidèle
à la lettre comme à l'esprit du stoïcisme, Epictète
s'est attaché de préférence à certaines parties
du système, et en a négligé d'autres : il ne s'occupa
pas des questions de physique, et en morale même, tout en reconnaissant
la nécessité des principes théoriques, il s'attacha
surtout à en régler l'application. La grande affaire à
ses yeux est de savoir comment nous devons nous comporter dans toutes les
circonstances de la vie : il donne des conseils et entre dans les plus
minutieux détails pour amener ceux qui l'écoutent à
la pratique quotidienne de la vertu. Par certains côtés, il
semble incliner vers le cynisme; le plus
grand sage qui ait existé, selon lui, le modèle qu'il désespère
d'égaler est Diogène. Mais
en cela encore le stoïcisme revient à son point de départ
: Zénon avait commencé par être disciple des cyniques,
et il s'en était toujours souvenu.
Le but que nous nous proposons en cette
vie, c'est la bonheur. Mais si nous appliquons notre raison à la
conduite de la vie (et comment faire autrement?), il faut que le but que
nous nous assignons, c. -à-d. le souverain bien, soit à notre
portée : ce serait folie de poursuivre un bien que nous ne
serions pas sûrs d'atteindre. Or, les choses extérieures,
telles que les richesses, les honneurs, la gloire, la santé même
et le plaisir évidemment ne dépendent pas de nous : ce ne
sont donc pas de vrais biens. La seule chose qui soit vraiment en notre
pouvoir, selon le stoïcisme, c'est l'adhésion ou l'assentiment
que nous donnons a nos idées, Aussi Epictète répète-t-il
souvent que la suprême règle est le bon usage de nos idées.
Or, selon les stoïciens, tout désir et toute passion repose
sur un jugement. Si donc nous n'avons que des idées justes, si nous
éclairons notre esprit par la réflexion et le fortifions
par la logique, nous serons à l'abri des vains désirs et
des passions. Nous arriverons sûrement à cette absence de
trouble, à cette ataraxie, à cette sérénité
qui était, selon la sagesse antique, la forme la plus parfaite du
bonheur.
Telle est la théorie. Epictète
en poursuit les applications avec rigueur et en accepte les plus étranges
conséquences avec une intrépidité toute stoïcienne.
Qu'est-ce que la douleur si nous sommes persuadés que ce n'est pas
un mal? qu'est-ce que la pauvreté, si nous ne la craignons pas?
qu'est-ce que la mort, si nous la méprisons ? Si la mort était
par elle-même un mal, elle en aurait été un pour Socrate.
Mais Socrate avait d'elle l'opinion qu'il faut en avoir, et il but la ciguë
: tant il est vrai que les choses sont insignifiantes par elles-mêmes,
et ne valent que par l'idée que nous nous en faisons. Le sage est
donc prêt à tout: il ne s'attache à rien de ce qui
ne dépend pas de lui. Enfermé sur lui-même, sûr
de sa science et de sa vertu, maître d'un bonheur que personne ne
peut lui ravir, il regarde d'un oeil calme tous les événements
de l'univers; rien ne l'effraye, ni ne l'étonne, ni ne l'émeut.
S'abstenir et supporter, voilà en deux mots tout le secret de la
souveraine et infaillible sagesse.
Si la douleur et la mort, quand elles l'atteignent
personnellement, n'émeuvent pas le philosophe, comment pourraient-elles
le toucher quand il s'agit d'autrui, fût-ce
de ses amis, fût-ce de ses proches? Dépend-il de lui que sa
femme ou son enfant échappent à la mort? Si donc ils meurent,
il n'avouera pas que ce soit un mal.
«
Ton voisin, dit Epictète, a cassé sa cruche. Tu ne t'en étonnes
pas, elle était fragile. De même si tu perds ta femme ou ton
enfant, ne t'afflige pas : ils étaient mortels. A plus forte raison
tu ne compatiras pas à la douleur des autres. Cet humain se lamente
parce qu'il a perdu sa fortune ou ses proches, parce qu'il est torturé
par la maladie. Cela dépend-il de toi? peux-tu l'empêcher?
D'ailleurs, ce ne sont point de véritables maux. Si cet humain était
sage, il ne se plaindrait pas. Toi qui l'es, pourquoi gémirais-tu?.
»
On a souvent reproché à cette
sévère morale sa rigueur et sa sécheresse; et il faut
convenir que le reproche est fondé. Toutefois, il convient de remarquer
que si le sage est dur à l'égard d'autrui, c'est qu'il a
commencé par l'être envers lui-même. Cet excès
de rigueur n'est donc pas de l'égoïsme, encore qu'il en prenne
parfois l'apparence. De plus, l'optimisme stoïcien adoucit en quelque
façon la sévérité du système. Le vrai
sens de la morale stoïcienne est que tout ce qui ne dépend
pas de nous ne nous regarde pas, parce que c'est l'oeuvre d'un Dieu, et
d'un Dieu souverainement bon et parfait. Que pouvons-nous faire, chétifs,
contre cette volonté toute-puissante? Le mieux n'est-il pas de nous
résigner, et d'avoir confiance, puisque aussi bien ce Dieu très
bon a tout fait pour le plus grand bien. C'est au fond la même idée
que le christianisme exprimera en disant : que votre volonté soit
faite. C'est celle que, le premier, Cléanthe a admirablement célébrée
dans cet hymne à Jupiter qu'Epictète cite volontiers,
et dont il s'inspire sans cesse. Laissons faire les dieux et accomplissons
de notre mieux la seule tâche qu'ils nous aient donnée, qui
est de faire ce qui dépend de nous. Jouons notre rôle tel
qu'il est : il appartient à un autre de le choisir.
Il n'y aurait rien à redire à
cette doctrine, si les stoïciens n'exagéraient l'insensibilité,
s'ils ne mettaient leur orgueil non seulement à braver la fortune,
mais encore à se placer au-dessus de tous les sentiments humains.
Il y a dans leurs maximes, comme dans leur attitude, je ne sais quoi d'apprêté
et de tendu, une sorte d'ostentation de vertu farouche, qui nous offense
ou nous irrite. Toutefois, là encore et sans vouloir les exempter
de tout reproche, il faut peut-être se souvenir d'abord qu'ils ont
presque toujours, comme Epictète, conformé leurs actes à
leurs maximes. En outre, on a parfois exagéré, faute de bien
l'entendre, la dureté de leur doctrine. En réalité,
Epictète ne nous demande pas d'abdiquer tous les sentiments humains.
L'impassibilité qu'il recommande, il le dit en propres termes, n'est
pas celle d'une statue. Il est permis à l'humain (quoique peut-être
celui qui fait profession de sagesse fasse mieux de s'en dispenser pour
appartenir tout entier à son oeuvre de prédication) d'avoir
une femme et des enfants et de les aimer. Il peut même user de ce
que le vulgaire appelle les biens : il accueillera la richesse et les honneurs
si Dieu les lui envoie, comme dans un banquet on peut prendre avec modération
des plats qu'on vous offre.
Tout ce que réclament les philosophes,
c'est que nous ne nous attachions pas à ces biens comme si c'étaient
de vrais biens définitifs et sûrs; c'est surtout que nous
ne nous laissions aller à aucun sentiment immodéré
de joie ou de tristesse, si nous les acquérons ou les perdons. C'est
seulement l'excès des passions, cet excès qui trouble la
lucidité de l'esprit et empêche la possession de soi-même
qu'ils ont entendu interdire : et cela est si vrai qu'ils font expressément
une place aux sentiments raisonnables, aux bonnes passions, comme ils les
appellent. En un mot, contenir mais non supprimer les mouvements du coeur,
soumettre la sensibilité à la raison et à la volonté,
voilà la règle du stoïcisme. Quelle philosophie,
quelle religion même peut dire autre chose? Cela revient à
dire que notre vraie patrie n'est pas de ce monde, et qu'il y a une vie
supérieure à celle que nous menons ici-bas. Dans un voyage
sur mer, dit Epictète, on peut bien au moment de relâche cueillir
sur le rivage quelques fleurs ou quelques coquillages. Mais il faut être
toujours prêt à répondre à l'appel du pilote.
De même, il faut être prêt à quitter les biens
de ce monde; et il ne faudra pas dire : je les ai perdus, mais je les ai
rendus. Et Epictète parle en termes éloquents de cette divinité
qui gouverne le monde.
«
Que puis-je faire, moi vieux et boiteux, si ce n'est de chanter la gloire
de Dieu? Si j'étais rossignol, je ferais le métier de rossignol;
si j'étais cygne celui d'un cygne; je suis un être raisonnable;
il me faut chanter Dieu. Voilà mon métier, et je le fais,
c'est mon rôle à moi, que je remplirai tant que je pourrai
: et je vous engage tous à chanter avec moi. »
Ainsi encore, pour ce qui regarde nos rapports
avec les autres, la morale d'Epictète est moins impitoyable qu'elle
ne paraît. Sans doute, nous n'éprouverons point de compassion,
mais nous agirons comme si nous en éprouvions. Il ne s'agit pas
de nous exempter d'un devoir pénible, mais de nous mettre au-dessus
des émotions. Epictète veut que, dans la mesure de nos forces,
nous travaillions à soulager autrui, surtout à l'éclairer,
et à l'amener à la philosophie. Et il a prêché
d'exemple. Personne n'a mieux que lui mis en pratique l'admirable doctrine
stoïcienne de l'unité du genre humain et de la solidarité
universelle. Il voit des frères, c'est son mot, dans tous les humains
sans distinction d'origine. Ce sont des frères souffrants, des malades,
et il brûle du désir de les guérir. Le pauvre esclave,
chétif et boiteux, qui interdit la pitié, a consacré
tous les instants de sa misérable vie à enseigner à
tous ceux qu'il rencontrait ce qu'il croyait être la bonne parole.
Il les aimait d'un amour de raison plus noble et plus pur que cette compassion
presque instinctive, éveillée par la vue de la souffrance
physique.
Pascal, dans son
célèbre Entretien avec M. de Saci, a merveilleusement
résumé la morale d'Epictète, qu'il oppose à
celle de Montaigne. Ce qu'il blâme en
lui, ce n'est pas sa rigueur et sa dureté, bien loin de là,
c'est d'avoir cru que l'humain par lui-même, et sans secours extérieur,
peut arriver au bien; c'est d'avoir affirmé la liberté :
voilà ce que Pascal appelle « une superbe diabolique
». La conscience moderne, nous l'avons vu, adresse au stoïcisme
un tout autre reproche. Mais, quelles que soient ses réserves, sur
un point du moins elle est d'accord avec Pascal : elle reconnaît
avec lui qu'Epictète est le philosophe qui a le mieux connu la grandeur
de l'humain. (Victor Brochard).
|
Editions
anciennes - L'Enchiridion d'Epictète
parut d'abord en traduction latine par Ange Politien
(Rome, 1493), et le texte original ne vit le jour qu'en 1528, à
Venise. Trincavelli en donna une bonne édition et publia pour la
première fois les Entretiens (Venise, 1535, etc.). Parmi
les très nombreuses éditions anciennes des oeuvres de ce
philosophe se distinguent celle de Schweighaüser (Epitecteae Philosophiae
monumenta; Leipzig, 1799-1800, 5 vol.) et celle de Dubner
dans la Bibliothèque grecque Didot (1842). Il faut encore mentionner
celles du Manuel seul, par Coray (Paris, 1826) et par Ch. Thurot
(1871).
En
bibliothèque - Commentairede
Simplicius. - C. Martha, les Moralistes
sous l'Empire romain; Paris, 1864, in 12. - Bonhöffer, Epiktet
und die Stoa; Stuttgart, 1890.
En
librairie - Epictète,
Maximes et pensées, Le Rocher, 2003.- Le Manuel d'Epictète
(calligraphies de Claude Mediavilla), Albin Michel, 2000. - Manuel,
Flammarion (poche), 1999. - Ce qui dépend de nous, Arléa,
1995. - Entretiens, Les Belles Lettres (Série grecque),
4 volumes, 1995.
Jean-Joël Duhot, Epictète et la pensée stoïcienne,
rééd. Albin Michel, 2003. - Jacques
Schlanger, Sur la bonne vie, conversations avec Epicure,
Epictète et d'autres amis, PUF, 2000. - Jean-Baptiste Gourinat,
Premières leçons sur le Manuel d'Epictète (avec
le texte d'Epictète), PUF, 1998. - A. Jagu, Epictète et
Platon, Vrin. |
|
|