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Les Livres sibyllins
On éprouve quelque étonnement à voir intervenir les Sibylles, personnages essentiellement païens, dans cette catégorie d'ouvrages foncièrement juifs que sont les Livres sibyllins. La première surprise passée, on doit avouer qu'il y a là un phénomène littéraire et religieux du plus haut intérêt. Ce phénomène s'est produit en Egypte et spécialement à Alexandrie, où une nombreuse colonie juive s'était mise au courant de la littérature et de la philosophie grecques. Non seulement les Juifs d'Alexandrie usent du pseudonymat, comme leurs compatriotes de Palestine, mais ils en usent ici avec une intention de propagande. Il ne s'agit plus seulement d'adresser à des coreligionnaires, sous le couvert d'un nom vénéré, des exhortations, des appels , des menaces, des recommandations; on prétend parler également aux païens, et, pour cela, il convient de se présenter à eux sous le masque de personnages appartenant à la tradition grecque elle-même. 
« Dans ce siècle, dit justement Ed. Reuss, où tant de choses disparates se rapprochaient ou s'alliaient, les intérêts religieux, chaudement embrassés et vaillamment défendus, ne dédaignaient pas les armes que pouvait leur prêter la fraude littéraire. Jamais on n'a vu autant de livres supposés qu'à cette époque (les temps qui précèdent l'avènement du christianisme), où la lecture commençait à être un besoin plus généralement senti et ou le goût du merveilleux, joint à l'absence de toute critique, offrait, pour ainsi dire, des primes à une industrie qu'aucun principe moral ne condamnait encore. Tout le monde sait combien la littérature dite apocryphe a été riche pendant la période dont nous parlons. On peut même dire que les Juifs n'en ont pas été les inventeurs ou, du moins, que les Grecs furent leurs dignes émules. A côté d'Hénoch, de Salomon, de Daniel et d'Esdras, nous voyons Hermès, Homère, Orphée, Pythagore et bien d'autres encore prêter leurs noms vénérés à de nombreuses publications, quelquefois sensées et recommandables, plus souvent fantastiques et extravagantes, ou du moins servant uniquement à satisfaire la vaine curiosité d'un public avide de nouveautés attrayantes. Généralement chacun prenait de préférence le masque d'un héros de sa nation; mais cette règle n'était pas absolue. Ainsi nous voyons les Juifs d'Egypte se laisser tenter par les traditions populaires concernant les sibylles, ces prophétesses antiques, dont les figures nébuleuses se soustrayaient même au contrôle d'un rationalisme qui avait exploré le sommet de l'Olympe. » 
Reuss reconnaît, d'ailleurs, que, sous ce procédé littéraire hardi, se cache une noble idée de conquête morale.
« Ces traditions (relatives aux sibylles), dit-il, se prêtaient on ne peut mieux à servir de cadre à des compositions destinées à infiltrer les idées du monothéisme [...]. L'existence d'oracles sibyllins composés par des Juifs est un fait acquis à l'histoire, et nous comprenons d'avance que ces pièces n'étaient pas nécessairement le fruit d'une industrie variée et onéreuse, mais qu'ils pouvaient être un moyen de propagande religieuse. La recommandation du monothéisme, la critique de l'idolâtrie, une protestation énergique contre la démoralisation du monde païen, enfin, l'annonce du jugement dernier et, avec tout cela, la glorification d'Israël, voilà le cercle d'idées dans lequel devait se mouvoir cette littérature qui, tout apocryphe qu'elle est, peut bien revendiquer le titre de prophétique. » 
C'est bien, en effet, une prédication « prophétique » que celle des Livres sibyllins en général, que celle du IIIe livre de cette collection, en particulier, que nous reportons vers le milieu du IIe siècle avant l'ère chrétienne et dont nous dirons quelques mots à titre de spécimen. Donc, 150 ans avant l'ère chrétienne, un Juif, écrivant en hexamètres grecs sous le nom de la sibylle érythréenne, adresse aux païens une solennelle exhortaion à adorer le seul vrai Dieu; puis, partant de la dispersion des humains lors de la tour de Babel, l'écrivain indique la succession des principales monarchies. Suivant les doctrines d'Evhémère, qui s'accordaient si aisément en ce point à la théologie juive, nous voyons apparaître les différents personnages du panthéon hellénique réduits à la figure de princes et de monarques. A l'empire ce succède l'empire romain; mais l'auteur annonce que la dure oppression à laquelle Rome soumettra l'Orient cessera au temps du septième roi d'Egypte, d'origine grecque. Ce temps marquera l'avènement du peuple de Dieu, autrement dit la venue du royaume messianique. L'or et les différentes richesses des nations afflueront dans le sanctuaire de Jérusalem, seul temple du Très-Haut, où les différentes nations se grouperont autour des descendants d'Abraham. On oublie vite les faiblesses et les incohérences de ce poème, quand on pense quelle vigueur et quelle souplesse d'esprit tout à la fois suppose cette tentative missionnaire, cet essai de propagande religieuse vieux de 2000 ans. 

Les Livres sibyllins ne comprennent pas d'ailleurs exclusivement des poèmes juifs; la littérature chrétienne s'empara à son tour de cette forme si ingénieuse. On ne se contenta pas alors d'interpoler les écrits purement juifs pour y glisser des allusions à la venue de Jésus-Christ et à la fondation de l'Eglise chrétienne; on fabriqua de nouveaux poèmes sur le modèle des anciens. 

Le recueil des Livres sibyllins ou Oracula sibyllina , tel qu'il nous est parvenu, comprend douze livres, numérotés I-VIII et XI-XIV. Les livres IX-X sont perdus, à moins qu'on ne les reprenne sur le livre VIII, en faisant trois sections de ce qui est actuellement rangé sous un chiffre unique. Ces livres sont eux-mêmes de dimensions assez variables. Le principal morceau d'origine juive est celui qui forme la plus grande partie du livre III. En plusieurs endroits, les critiques ne savent pas positivement s'ils ont affaire à une plume juive ou chrétienne. Cette hésitation paraît étrange au premier abord; elle s'explique cependant quand on songe que juifs et chrétiens proscrivaient l'idolâtrie avec une même énergie et attendaient avec une même foi l'avènement du royaume messianique. (Maurice Vernes).

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Dictionnaire Le monde des textes
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