| Colomba est un roman de Prosper Mérimée, publié en 1840. Charmante bienvenue que celle d'une oeuvre robuste, poétique, bizarre, plus classique dans se perfection audacieuse et dans son allure farouche que tant d'oeuvres froidement compassées et que le théâtre même ne peut animer d'une vie factice! « Le public, a dit Sainte-Beuve, si léger et si indifférent qu'il soit, ne se trompe guère à ce qui est très bien ». Lorsqu'une oeuvre puissante, marquée de beautés fortes, poétiques, chargée aussi de bizarrerie et d'excès, se pose devant lui, il peut la méconnaître; mais dès qu'une production parfaite se présente, il dit du premier coup : « C'est cela! ». Aussi tout le monde a-t-il lu l'histoire de cette vengeance corse, de cette vendetta poursuivie avec une si âpre sauvagerie et en mène temps avec une si étrange piété par Colomba. Ce n'est pas elle qui peut accomplir la vengeance, car elle a un frère aîné, Orso Antonio, et c'est à lui qu'appartient le droit et le devoir de venger la mort de son père assassiné par les Barricini. Antonio, cependant, ne partage plus tout à fait les préjugés barbares de son pays, car il est officier, il a vécu longtemps sur le continent, et il résiste aux sollicitations de sa soeur, qui le presse de laver dans le sang la mort de leur père. Barricini a deux fils : il faut qu'ils meurent tous les deux. Antonio résiste : il a fait connaissance avec une jeune fille anglaise, miss Nevil, et il lui a promis de ne pas se faire assassin pour obéir aux coutumes sanguinaires de la Corse. Cependant Colomba finit par triompher de la résistance d'Antonio, en le faisant de nouveau insulter par les Barricini. On se rappelle la joie fière, le rayonnement orgueilleux de la soeur reconquérant son frère aux vieilles traditions de la Corse. C'est alors qu'elle chante avec triomphe la ballata qu'elle a composée devant le cadavre de son père : « A mon fils, mon fils en pays lointain, - Gardez ma croix et ma chemise sanglante, - Il y verra deux trous. - Pour chaque trou, un trou dans une autre chemise. - Mais la vengeance sera-t-elle faite alors? - Il me faut la main qui a tiré; - L'oeil qui a visé, - Le coeur qui a pensé ». Ce refrain, tous les échos le murmurent à l'oreille d'Antonio, et l'ombre sanglante de son père est enfin apaisée par la mort des deux fils Barricini. Mais Antonio ne les a tués qu'en état de légitime défense. Il a été attaqué le premier; il a riposté, et la loi l'absout à la grande joie de miss Nevil, qui devient sa femme . (PL). - La Ballata « Mon frère, dit Colomba, vous savez peut-être que Charles-Baptiste Pietri est mort la nuit passée? Oui, il est mort de la fièvre des marais. - Qui est ce Pietri? - C'est un homme de ce bourg, mari de Madeleine, qui a reçu le portefeuille de notre père mourant. Sa veuve est venue me prier de paraître à sa veillée et d'y chanter quelque chose. Il convient que vous veniez aussi. Ce sont nos voisins, et c'est une politesse dont on ne peut se dispenser dans un petit endroit comme le nôtre. - Colomba, je n'aime point à voir ma soeur se donner ainsi en spectacle au public. - Orso, répondit Colomba, chacun honore ses morts à sa manière. La ballata [mot italien qui signifie chanson à danser et que l'usage corse a appliqué au chant improvisé auprès du lit d'un mmort avant les funérailles] nous vient de nos aïeux, et nous devons la respecter comme un usage antique [l'Iliade, chant XXIV]. Madeleine n'a pas le don [d'improvisation], et la vieille Fiordispina, qui est la meilleure vocératrice du pays, est malade. Il faut bien quelqu'un pour la ballata. - Crois-tu que Charles-Baptiste ne trouvera pas son chemin dans l'autre monde si l'on ne chante de mauvais vers sur sa bière? Va à la veillée si tu veux, Columba; j'irai avec toi, si tu crois que je le doive, mais n'improvise pas; cela est inconvenant à ton âge, et... je t'en prie, ma soeur. - Mon frère, j'ai promis. C'est la coutume, ici, vous le savez, et, je vous le repète, il n'y a que moi pour improviser. - Sotte coutume! - Je souffre beaucoup de chanter ainsi. Cela me rappelle tous nos malheurs. Demain j'en serai malade; mais il le faut. Permettez-le-moi, mon frère. Souvenez-vous qu'à Ajaccio vous m'avez dit d'improviser pour amuser cette demoiselle anglaise qui se moque de nos vieux usages. Ne pourrai-je donc improviser aujourd'hui pour du pauvres gens qui m'en sauront gré, et que cela aidera à supporter leur chagrin? - Allons, fais comme tu voudras. Je gage que tu as déjà composé ta ballata, et tu ne veux pas la perdre. - Non, je ne pourrais pas composer cela d'avance, mon frère. Je me mets devant le mort, et je pense à ceux qui restent. Les larmes me viennent aux yeux. Et alors je chante ce qui me vient à l'esprit. Tout cela était dit avec une simplicité telle qu'il était impossible de supposer le moindre amour-propre poétique chez la signora Colomba. Orso se laissa fléchir et se rendit avec sa soeur à la maison de Pietri. Le mort était couché sur une table, la figure découverte, dans la plus grande pièce de Ia maison. Portes et fenêtres étaient ouvertes, et plusieurs cierges brûlaient autour de la table. A la tête du mort se tenait sa veuve, et derrière elle un grand nombre de femmes occupaient lout un côté de la chambre; de l'autre, étaient rangés les hommes, debout, tête nue, l'oeil fixé sur le cadavre, observant un profond silence. Chaque nouveau visiteur s'approchait de la table, embrassait le mort ["cet usage existe encore à Bocagno,1840", note de P. Mérimée], faisait un signe de tête à sa veuve et à son fils, puis prenait place dans le cercle sans proférer une parole. De temps en temps, néanmoins, un des assistants rompait le silence solennel pour adresser quelques mots au défunt : « Pourquoi as-tu quitté ta bonne femme? disait une commère. N'avait-elle pas bien soin de toi? » Un grand jeune homme, fils de Pietri, serrant la main froide de son père, s'écria : « Oh ! pourquoi n'es-tu pas mort de la malemort ["la mala morte, la mort violente", note de l'auteur]? Nous t'aurions vengé! » Ce furent les premières paroles qu'Orso entendit en entrant. A sa vue le cercle s'ouvrit, et un faible murmure de curiosité annonça la présence de la vocératrice. Colomba embrassa la veuve, prit une de ses mains et demeura quelques minutes recueillie et les yeux baissés. Puis elle rejeta son mezzaro [sorte de coiffure placée à plat sur la tête] en arrière, regarda fixement le mort, et, penchée sur ce cadavre, presque aussi pâle que lui, elle commença de la sorte : « Charles-Baptiste! le Christ reçoive ton âme! -Vivre, c'est souffrir. - Tu vas dans un lieu - où il n'y a ni soleil ni froidure. - Tu n'as plus besoin de ta serpe, - ni de ta lourde pioche. - Plus de travail pour toi. - Désormais tous tes jours sont des dimanches. - Jean-Baptiste! le Christ ait ton âme! - Ton fils gouverne ta maison. - J'ai vu tomber le chêne - desséché par le Libeccio. - J'ai cru qu'il était mort. - Je suis repassée - et sa racine avait poussé un rejeton : - Le rejeton est devenu un chêne, - au vaste ombrage. - Sous ses fortes branches, Maddelé [Madeleine], repose-toi, et pense au chêne qui n'est plus. Ici Madeleine commença à sangloter tout haut, et deux ou trois hommes qui, dans l'occasion, auraient tiré sur des chrétiens avec autant de sang-froid que sur des perdrix, se mirent à essuyer de grosses larmes sur leurs joues basanées. Colomba continua de la sorte pendant quelque temps, s'adressant tantôt au défunt, tantôt à sa famille, quelquefois, pas une prosopopée fréquente dans les ballate, faisant parler le mort lui-même pour consoler ses amis en leur donnant desconseils. A mesure qu'elle improvisait, sa figure prenait une expression sublime; son teint se colorait d'un rose transparent qui faisait ressortir davantage l'éclat de ses dents et le feu de ses prunelles dilatées. C'était la pythonisse sur son trépied. Sauf quelques soupirs, quelques sanglots étouffés, on n'eût pas entendu le plus léger murmure dans la foule qui se pressait autour d'elle. Bien que moins accessible qu'un autre à cette poésie sauvage, Orso se sentit bientôt atteint, par l'émotion générale. Retiré dans un coin obscur de la salle, il pleura comme pleurait le fils de Pietri. » (P. Mérimée, Colomba, XII). | Nous avons rapidement esquissé la charpente de ce majestueux drame; cédons maintenant la parole à Sainte-Beuve : « Irez-vous jamais en Corse, dit-il, et dans le coeur du pays? c'est douteux; il y a mieux; aujourd'hui, c'est presque inutile. Quelques heures d'aimable lecture vous en dispensent. Vous avez Colomba. Lisez, et avec la fatigue de moins, avec les coups de fusil en idée, vous ôtes revenu. Le début est tout gracieux et légèrement ironique, une causerie spirituelle assaisonnée de plaisant. On n'approche du sujet que par degrés, à travers un prélude ménagé; on s'y apprivoise. Avec Colomba, le génie corse en personne apparaît et ne vous quitte plus. Au moment où cette belle jeune femme au regard sombre emmène avec elle son frère à cheval, fusil sur l'épaule, et sourit d'une joie maligne, on est comme miss Nevil, et un frisson vous prend. Il semble qu'Antonio soit ressaisi par la voix fanatique du sang, et qu'il entre sous l'influence barbare. On sent qu'à moins de quelque intervention qui rompe le charme, le voilà enlacé, tôt ou tard perdu; il a le pied dans le cercle de l'enchanteur. Il eût été plus logique, plus hardi peut-être, de l'engager encore davantage, de le faire céder plus directement qu'il ne fait. Nul doute qu'un narrateur vraiment primitif ne l'eût pris de la sorte et ne fût allé au bout; mais pour nous, lecteurs modernes, qui, après tout, ne sommes pas Corses, qui nous intéressons à Antonio et qui tenons fort à ce qu'il ne finisse ni par le maquis ni par les galères, nous sommes heureux de la dextérité du romancier qui nous l'a montré cédant tout autant qu'il faut et s'en tirant toutefois, ne commençant pas le premier, mais du moment qu'il s'en mêle, faisant coup double. L'action du roman, l'honneur d'Antonio, et l'agrément du lecteur, qui pense en ceci comme miss Nevil, sont parfaitement conciliés. Cette miss Nevil, avec sa grâce de jeune fille, pourtant audacieuse, adoucit à point la couleur sans l'amollir; un air de décence et de pureté virginale circule... Le dernier chapitre, dans lequel Colomba rencontre à Pise le vieux Barricini mourant, et lui verse à l'oreille un dernier mot de vengeance a paru à quelques-uns exagéré. Mais il fallait finir, le but était atteint, la Corse était peinte; l'auteur n'a pas craint de se trahir dans le dernier trait et de laisser voir le jeu. C'est comme au théâtre dans la scène finale; tous les acteurs font la ronde, et le poète ne se cache plus. » Sainte-Beuve, poursuivant son étude, compare Colomba à l'Electre de Sophocle pleurant son père et attendant Oreste : « C'est ainsi, dit-il en finissant, que le talent vrai peut encore, par des retours imprévus, atteindre à quelques accents des anciens. Au moment où, par le sujet et par la manière, il a l'air de se ressouvenir le moins des modèles enseignés, tout d'un coup il les rejoint et les touche au vif sur un point, parce qu'ainsi qu'eux il a visé droit à la nature. Toutes les Electre de théâtre, les Oreste à la suite, les Clytemnestre de seconde et de troisième main, sont à mes yeux plus loin mille et mille fois de l'Electre première, que cette fille des montagnes, cette petite sauvagesse qui ne sait que son Pater. Colomba est plus classique au vrai sens du mot : voilà ma conclusion. » Colomba a paru pour la première fois dans la Revue des Deux-Mondes, et, depuis, son succès a toujours été en augmentant. (PL). | |