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La science politique au seuil du XXe siècle
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La science politique au seuil du XXe s.
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Tiraillée entre des tendances très variées, la science politique de la fin du XIXe siècle présente une singulière confusion. Il suffit de rappeler les noms de ses principaux docteurs pour juger que l'anarchie en est peut-être le trait caractéristique qui se retrouve quelquefois jusque dans les conceptions d'un même écrivain. 

Le Play, chef d'une école économique de valeur, déclare que l'antagonisme des individus est une des grandes souffrances du monde moderne. Des enquêtes bien conduites peuvent nous apprendre les moyens de l'abolir. La forme de l'État est secondaire, mais son rôle doit être réduit à la seule fonction de garantir la paix publique; il n'a nullement à pourvoir au bonheur individuel. Il faut que les législateurs tiennent compte des traditions, nous libèrent des institutions factices, restaurent le sentiment religieux, réfrènent les instincts perturbateurs de la jeunesse.

Taine fait une critique acerbe de la raison pure et du contrat social, et prône le respect de la tradition infiniment préférable aux constitutions artificielles. Il se défie de la démocratie, montre l'injustice de l'oppression des majorités, préfère même à la démocratie le despotisme monarchique. L'Etat est un « chien de garde » qui ne doit pas intervenir.

Comme, lui, Renan loue un régime individualiste entrevu surtout chez les peuples germaniques et « où l'Etat réduit à un simple rôle de police ne s'occuperait ni de religion, ni d'éducation, ni de littérature, ni d'art, ni de morale, ni d'industrie ».  Il faut renoncer à l'idée romaine de l'Etat et donner carrière bien plus librement à l'industrie privée. Mais il nie le droit naturel et lui substitue un principe composé « du droit de la raison à gouverner l'humanité et des droits résultant de l'histoire». A la démocratie populaire il préfère une sorte d'Etat aristocratique où subsistent des privilèges d'apparence surannée.

Littré, disciple de Comte, évolua peu à peu dans un sens individualiste. Il garde de son maître la défiance des systèmes et des constructions apriori et pense que la réforme morale prime la réforme sociale. Mais il arrive à louer le régime parlementaire et à juger le suffrage universel un droit sacré. L'Etat, selon lui, doit protéger les intérêts moraux et matériels et grandit nécessairement avec la civilisation.

La sociologie ethnographique est la méthode de Letourneau, qui consiste à étudier les sociétés animales et les premières sociétés humaines et à tirer des conclusions de faits discutables et d'analogies insuffisamment constatées. On peut juger de leur incertitude en remarquant qu'il opine à la fois que dans la société de l'avenir le gouvernement doit être « réduit au minimum » et aussi qu'il doit procurer à tous le savoir, répartir les humains selon leur capacité dans les diverses branches du travail, organiser le suffrage universel.

La doctrine de Marx perd ce qu'elle avait de dur et d'uniquement matériel. Benoît Malon et la plupart des socialistes français ressuscitent le sentimentalisme et l'idéalisme des penseurs d'avant 1848. Le socialisme n'est pas seulement un phénomène nécessaire; il est juste, et c'est par lui précisément que l'individu arrivera à jouir de tous ses droits. Il apparaît comme le couronnement de l'oeuvre interrompue de la Révolution française, la forme de société idéale où la liberté et l'aisance générale peuvent coexister.

Entre les individualistes et les socialistes, le socialisme d'Etat s'efforce de tenir le juste milieu. L'individualisme pur, la perfection des institutions dites libérales, du régime parlementaire, de la non intervention de l'Etat, sont affirmés d'une manière de moins en moins absolue. Seuls les économistes gardent plus jalousement la tradition manchestérienne. Encore faiblissent-ils, et leur nombre diminue. 

Leroy-Beaulieu lui-même admet que le rôle de l'Etat doit légitimement s'accroître. D'autre part, si le collectivisme gagne du terrain, un grand nombre de ceux mêmes qui le jugent possible dans l'avenir ne le croient pas appelé à s'établir du jour au lendemain. L'étatisme, le socialisme d'Etat, acquiert donc un nombre croissant d'adeptes, surtout dans la démocratie, les uns y voyant une forme définitive de gouvernement, d'autres une transition vers une transformation plus profonde. Si son principe est nouveau, ses pratiques sont, en somme, conformes aux habitudes de l'ancienne monarchie, et Lassalle, son fondateur en Allemagne, a pu s'entendre avec Bismarck sur bien des points de son programme. En France, Dupont-White en a été le représentant le plus distingué. Selon lui, l'individu doit tout ce qu'il est à la société dans laquelle il vit, et la société a pour fonction de présider au progrès que l'humain faible et égoïste ne peut arriver seul à réaliser. L'Etat a une valeur morale et une puissance matérielle supérieures. Il lui est possible d'affermir les droits des individus et de les élever. Dupont-White croit fermement la loi capable de transformer les âmes, les moeurs, les usages, toutes les relations des hommes entre eux et veut qu'elle agisse en faveur des déshérités. Il ne faut pas sacrifier l'individu à l'Etat, mais trouver dans l'Etat un moyen propre à « améliorer et exalter l'individu ». 

Le socialisme d'Etat a surtout exercé son action dans le domaine économique, si l'on considère les dernières années du XIXe siècle, on peut dire qu'elle tend à s'accroître. On a pu le comparer avec quelque justesse à l'ancienne doctrine du despotisme éclairé, en se souvenant cependant que c'est aussi bien la souveraineté populaire qu'un monarque qui peut en faire l'application.

Henry Michel, dans le livre qui nous a servi de guide, considère Fouillée et Renouvier comme les esprits qui ont tenté avec le plus de profondeur de concilier les tendances variées où nous nous débattons. Il en fait les représentants de l'individualisme. Rappelons cependant que beaucoup de socialistes, et Benoît Malon lui-même, les revendiquent pour leurs.

Le droit, selon Fouillée, à qui on trouverait en Allemagne des précurseurs, est un idéal qui peut devenir une réalité par la loi que toute idée conçue tend à se réaliser. Il essaye de fondre la théorie du contrat social et celle de l'organisme social dans celle de « l'organisme contractuel ».  La société est « un organisme qui se réalise en se concevant et en se voulant lui-même ». L'association doit se multiplier, et l'Etat doit devenir une association d'associations, une « centralisation libre résultant de la centralisation même ». L'action croissante de l'Etat est désirable et inévitable, mais la liberté individuelle en est la condition. La justice de l'Etat ne consiste pas seulement à rendre à chacun le sien, mais à remédier aux violations du droit que l'histoire nous a léguées et qui viennent de la nature ou des erreurs de la liberté humaine. Quand il ne peut les abolir, il doit tendre à les diminuer. Il juge lui-même de ses devoirs. L'instruction obligatoire gratuite et l'équité des lois y sont au premier rang. La propriété individuelle et la propriété sociale doivent coexister. Il est possible d'augmenter le fonds social de richesses de l'Etats sans bouleverser tout l'ordre actuel. De bonnes lois sur les héritages, des concessions de terre, l'établissement du crédit populaire, l'attribution de certaines entreprises à l'Etat sont des mesures tout indiquées.

Renouvier a fait la critique des théories hostiles à l'individualisme, particulièrement de celles qui présentent la société comme un être réel, la nation comme un corps constitué indépendamment des volontés. Il attaque également la notion du progrès mécanique soutenue par Comte, la valeur des conclusions de la science positive. Par ailleurs, il démontre que l'amour ne peut remplacer la justice comme fondement de la société.

Ayant ainsi fait la critique de toute la philosophie politique de son temps, il reprend certaines données de celle du XVIIIe siècle. Il conçoit un humain en soi, un contrat social sans fondement historique. Il proteste en faveur de la liberté et précise la notion de la solidarité. « L'idée sociale », expression de la solidarité, veut que chaque humain « soit une fin pour lui-même et possède les moyens de cette fin par l'aide d'autrui, s'il en est besoin et s'il est possible ». L'intervention économique de l'Etat doit se faire au nom de cette idée sociale; son intervention politique au nom de la fonction morale qu'il doit remplir. Le Communisme est une erreur dangereuse; la propriété privée doit être maintenue. L'impôt progressif empêcherait la concentration exagérée des richesses; le droit au travail doit être consacré par la loi et sanctionné par un système complet d'assurances. Au point de vue politique, le gouvernement doit supprimer les maux issus de la liberté et produire « le bien contraint ». La démocratie est la meilleure des formes de gouvernement, parce qu'elle favorise le moins l'égoïsme

Le gouvernement « ne doit rien ordonner, positivement mi négativement, en dehors de ce qui est nécessaire pour sauvegarder les droits de tous contre les déterminations particulières de leur faculté d'agir ». 
Il limitera donc son intervention en ne perdant pas de vue que la seule fin digne d'être poursuivie est le développement de l'individu. Il se gardera soigneusement de l'arbitraire et de tout despotisme du pouvoir exécutif. Ainsi sera réalisée au mieux cette « convention de trêve ou de combat » que représente l'idée même de gouvernement.

Conclusion.
Ce rapide résumé a pu donner au lecteur une idée du désarroi de la philosophie politique en France à la fin du XIXe siècle. On oscille entre la destruction même de l'idée de l'Etat et sa glorification, sa personnalisation dans un être existant à part des individus et ayant sa fin en lui-même. Si nous étendions cette enquête à toute l'Europe, ce désordre ne ferait que s'accroître. En Angleterre, où s'élabora la théorie manchestérienne, les germes d'étatisme se développent. C'est un ancien benthamiste, un disciple des économistes, Stuart Mill, qui a été un des plus grands propagateurs du socialisme agraire et qui est allé jusqu'à écrire que,

« s'il fallait choisir entre le Communisme et ses hasards et le maintien indéfini de la société actuelle, il préférerait encore le Communisme ». 
En Allemagne, le socialisme d'Etat et le collectivisme prennent une importance croissante; mais c'est aussi d'Allemagne peut-être qu'est partie la protestation la plus fougueuse en faveur de la personnalité humaine : la théorie du « surhomme » de Nietzsche est une révolte aristocratique contre les tendances égalitaires du socialisme. Et peut-être pourrait-on rapprocher de lui la philosophie d'Ibsen exaltant l'individu libre et fort en face de la médiocrité de la foule; cependant que Tolstoï ne voit de salut que dans la destruction complète de la civilisation moderne, dans le régime communautaire de l'Évangile, et que l'anarchisme, par des bombes et des assassinats, provoque à la destruction immédiate de l'Etat oppresseur de l'humain.

Une effroyable confusion de principes, la coexistence des philosophies les plus opposées, telle paraît être, au seuil du XXe siècle, la caractéristique de la science politique ou du moins de l'ordre de connaissances qui prétend se donner ce nom. 

A l'origine, nous voyons l'humain écrasé dans la cité antique sous le despotisme traditionnel de la cité et de la religion. La philosophie grecque tente de l'émanciper et apporte au monde la notion des droits naturels qui lui sont propres. Le christianisme achève de dégager la personne morale du joug de l'Etat. Mais il fortifie par ailleurs le despotisme impérial en réservant pour l'autre vie toutes les espérances de l'humain, en se désintéressant des formes poétiques et plus tard en voyant dans Dieu même l'origine du gouvernement. 

Le pouvoir royal possède au Moyen âge la même autorité que la cité antique, et quelques docteurs ne revendiquent la liberté humaine et les droits du peuple que pour en tirer argument en faveur du despotisme de l'Eglise.

Au XVIe siècle seulement, la pensée libre reprend veritablement la tradition de la philosophie grecque, réhabilite le droit naturel, combat le droit divin et le droit de la force, et, malgré la systématisation de l'absolutisme au XVIIe siècle, se traduit au XVIIIe par le grand mouvement philosophique qui aboutit à la Révolution française. La souveraineté populaire est admise en principe et, que l'on étende ou restreigne le pouvoir de l'Etat, il ne se réclame que du droit de la communauté à se gouverner elle-même selon les intérêts de ses membres et selon la justice. 

Au XIXe siècle, tandis que la notion du droit naturel subsiste chez certains penseurs et qu'ils essayent de le concilier avec celui de l'Etat, elle est violemment attaquée par ceux qui prétendent qu'il ne faut envisager les faits politiques qu'historiquement en dédaignant toute métaphysique abstraite, par ceux qui personnalisent l'Etat, par ceux enfin qui veulent étendre son action sur la plupart des actes de la vie humaine.

Aucune solution ne semble avoir triomphé à la fin du XIXe siecle, et il est singulièrement difficile de préjuger le sens dans lequel la science politique est appelée à s'orienter. Tout au plus peut-on rappeler quelques constatations générales dont il est permis, aux eux des auteurs de la fin du XIXe siècle et du tout début du XXe de tirer une hypothèse :

1° Un des phénomènes caractéristiques du XIXe siècle est le mouvement général des Etats vers la démocratie, Cette tendance est si marquée qu'il est inutile d'en donner la preuve. Or les théories politiques ont naturellement suivi de tout temps une évolution parallèle à celle des formes du gouvernement. Une des bases de la démocratie est le sentiment des droits égaux des individus. A mesure que le mouvement démocratique s'étend, il prend un caractère plus social. Il ne semble donc pas que les théories politiques de l'avenir puissent s'abstenir d'une conception étendue d'une justice sociale, fondée sur le droit naturel.

2° La science politique proprement dite, celle du gouvernement, tend de plus à passer au second plan et à ne devenir qu'une section de la science sociale, les questions économiques d'abord, les questions morales ensuite s'imposant davantage aux esprits.

3° La question de la forme du gouvernement devient très secondaire. On conçoit qu'une société démocratique puisse avoir à sa tête un roi. D'ailleurs la forme purement démocratique avec magistrats élus par le suffrage universel tend à prévaloir.

4° L'école historique a introduit une défiance légitime des moyens violents et des révolutions brusques en matière politique et sociale. Bien que la révolution apparaisse encore comme un moyen praticable à certains partis politiques, la plupart des théoriciens sont d'avis de tenir compte de l'évolution historique d'un pays et de tenter de s'y conformer plutôt que d'entreprendre de le réorganiser selon une conception a priori.

5° L'idée hégélienne de l'Etat est partiellement battue en brèche. On garde d'elle le sentiment du développement historique de l'État, mais on se refuse de plus en plus à la personnalisation de l'Etat. Les socialistes attendent beaucoup de son action, mais seulement parce qu'il représente la collectivité, et ils s'étudient à protéger contre lui le droit et la liberté individuels. On n'admet plus guère le bonheur d'un Etat indépendamment du bonheur des individus.

6° L'affaiblissement du sentiment religieux semble avoir amené la chute définitive de la doctrine du droit divin. Sans oublier que des élites peu nombreuses peuvent provoquer de grands mouvements politiques et sociaux et que des catastrophes variées sont susceptibles de modifier entièrement l'avenir, il semble que nous nous acheminions vers une société sociale-démocratique, ou, au nom des droits égaux des hommes d'une part, et en raison de l'évolution générale historique de l'autre, le rôle de l'Etat sera considérable en matière sociale et économique et consistera à faire régner la justice sociale, celle-ci entendue d'ailleurs dans un sens très inégalement compréhensif.

La science politique étant, malgré ses prétentions, la moins désintéressée des sciences, vise naturellement à chercher la justification logique de cet état de choses. On ne peut dire que sa méthode soit encore constituée à cette époque. Il semble qu'elle tende de plus en plus à admettre un droit naturel théorique et à tenter de faire place à ses maximes dans l'évolution historique dont elle cherche les lois sans arriver encore, en général, à les comprendre. L'idée d'un idéal de justice à atteindre la préoccupe, mais en même temps elle croit de moins en moins à la vertu souveraine des conceptions abstraites et prétend tenir compte de tous les éléments historiques qui s'imposent à l'homme. Cela revient à dire qu'elle s'efforce de concilier le besoin de liberté qui est dans l'homme avec le déterminisme que nous constatons dans les choses. Il est donc évident que, comme toute autre science morale, elle se meut dans l'hypothèse. (André Lichtenberger).
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