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La féodalité
Sociologie du système féodal

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Caractères essentiels de la féodalité

Le régime féodal a modifié toutes les conditions d'existence de la société médiévale; il a déterminé à la fois l'état des personnes, l'état des biens et l'organisation des pouvoirs publics. Mais pour le saisir dans sa complexité, il faut d'abord analyser séparément chacun de ses caractères distinctifs.

La société féodale présente les trois caractères suivants : 

1° elle vit sous le régime agricole; le sol se compose en partie de propriétés collectives réservées pour l'usage commun, en partie de domaines ruraux appartenant en propre à des familles ou à des individus et dont la culture forme le principal élément de la richesse publique; le commerce et l'industrie n'ont qu'un rôle très secondaire; 

2° c'est une société guerrière, c.-à-d. que la condition des personnes et l'attribution des biens, au lieu d'être fondées sur le travail et la justice, y sont le plus souvent déterminées par la force et l'oppression, et qu'une brande partie de ses membres sont constamment armés, sort pour la défendre contre les agressions du dehors, soit pour maintenir à l'intérieur l'état de choses établi contre les résistances des mécontents ou les entreprises des ambitieux;

 3° c'est une société aristocratique, c.-à-d. que ses membres se répartissent en classes distinctes, inégales, les unes jouissant de privilèges, les autres grevées de charges ou frappées de déchéances. Il y a diverses formes d'aristocratie : une classe privilégiée peut tirer sa supériorité soit d'une population conquérante dont elle descend, soit de la richesse mobilière ou immobilière qu'elle seule détient, soit de la profession religieuse, civile on militaire qu'elle exerce à l'exclusion des autres classes; souvent elle doit son origine et la solidité de son pouvoir à plusieurs de ces causes réunies. 

Dans la société féodale, la classe aristocratique n'est constituée ni par la profession civile, ni par la fortune mobilière; elle n'appartient pas non plus habituellement à une population ou à une religion distincte, bien que ce caractère se rencontre quelquefois. Elle tire sa prééminence de deux causes principales : c'est elle seule qui est maîtresse de la terre, c.-à-d., dans une civilisation agricole, de la richesse publique; c'est elle seule qui porte les armes et fait la guerre. En deux mots, elle est essentiellement terrienne et militaire. Ce qui ne veut pas dire qu'elle soit exclusivement composée de guerriers (car dans le monde féodal, la classe privilégiée comprend aussi des gens d'Eglise, des corporations d'arts et métiers et des communautés bourgeoises); mais, pour jouir pleinement des mêmes privilèges que les gens d'épée, ceux-ci doivent non seulement posséder des terres ou des droits immobiliers, mais aussi faire acquitter par des représentants le service de guerre. 

Quant aux inférieurs, dans une société ainsi organisée, ils se composent d'esclaves attachés à la terre, de cultivateurs ou d'artisans participant plus ou moins à la condition servile, d'hommes libres dont les droits civils sont fort limités et les charges fort lourdes. Ce sont eux qui, par leur travail, pourvoient aux besoins économiques de la société tout entière; mais, comme ils n'ont pas de terre en propre, comme ils n'ont ni armes ni moeurs guerrières, ils doivent solliciter de la classe aristocratique, au prix de services personnels ou de redevances pécuniaires, la concession de terres cultivables et la protection nécessaire à leurs travaux; c'est ainsi qu'ils vivent dans sa dépendance et à sa merci.

Ce triple caractère appartient au régime féodal; mais il ne suffit pas pour les différencier d'autres sociétés aristocratiques : car il y a eu dans l'Antiquité, en Grèce et à Rome, puis, après les invasions barbares, chez les Francs et d'autres peuples germains, des nations agricoles et guerrières, où la force militaire et la propriété du sol étaient concentrées aux mains d'une classe dominante au profit de laquelle travaillaient des cultivateurs libres et des esclaves, et où cependant la féodalité n'existait pas. 

La terre au coeur du système féodal.
Ce qui caractérise essentiellement la féodalité, c'est le rôle prépondérant que joue la terre dans les relations sociales et qui résulte de conditions économiques toutes particulières.

Dans les sociétés modernes, c'est à l'argent qu'appartient ce rôle. La vie sociale se compose d'un incessant échange de services, les uns d'ordre privé, les autres d'ordre public; or, en général, ces services ne s'échangent pas directement contre d'autres services, mais contre une valeur conventionnelle, en numéraire ou en papier-monnaie, qui sert de commune mesure. C'est en argent que chacun paye les services domestiques, les objets de consommation ou les produits industriels dont il a besoin; c'est par des honoraires, un traitement, une solde, que l'Etat rémunère les fonctionnaires de tout ordre qu'il emploie à un service public. 

Mais dans les sociétés féodales où la culture du sol est la source à peu près unique de la richesse, où le commerce et l'industrie sont très peu développés, où la fortune mobilière est mal protégée et peu appréciée, l'argent n'intervient qu'accessoirement dans les relations économiques; c'est la terre qui fait alors la fonction de l'argent et qui sert de rémunération à la plupart des services d'ordre privé et même d'ordre public. 

Un propriétaire veut-il obliger pour l'avenir un homme des classes inférieures à lui fournir périodiquement les produits d'un métier, un certain travail corporel ou intellectuel : au lieu d'argent, il lui concède la jouissance d'une terre pour tout le temps pendant lequel le service sera acquitté. Veut-il obtenir d'un homme de sa propre classe un engagement de fidélité et d'assistance, la promesse qu'il combattra avec lui, se soumettra à sa justice, lui payera certains tributs en nature ou en argent : il lui confère, sous ces conditions, la pleine possession d'un domaine plus ou moins vaste avec tous les droits qu'il a lui-même sur les habitants de ce domaine. 

Dans les concessions de la première catégorie, la terre est échangée contre des services privés; dans celles de la deuxième catégorie contre des services d'ordre public, analogues à ceux d'un citoyen envers l'Etat. La terre est donc alors, entre les mains des privilégiés qui la possèdent, non seulement une source de richesse, mais un instrument de domination : au moyen de la terre, on ne pourvoit pas seulement aux besoins de la vie matérielle et sociale, on acquiert sur d'autres hommes des droits de souveraineté; on n'est pas seulement un propriétaire servi par des fermiers, des cultivateurs, des artisans, on est un seigneur assisté de vassaux et maître d'un petit Etat. 

Pendant le Moyen âge, les terres qui étaient ainsi concédées à charge de service d'ordre public et qui établissaient entre les deux contractants les relations de seigneur à vassal, portaient, dans toute l'Europe, le nom de fiefs (feoda); elles ont donné leur nom au régime tout entier dont elles forment l'institution la plus originale. Mais ce qui est surtout remarquable, c'est que le contrat par lequel la terre s'échange contre ces services divers n'est pas un simple engagement personnel ne liant entre elles que les parties contractantes; il y entre un élément réel, fixe et permanent, qui est la terre elle-même. Car c'est comme possesseur de la terre concédée (propter rem) que l'un des contractants doit acquitter ces services; c'est comme possesseur du domaine d'où cette terre avait été détachée que l'autre a le droit de les exiger.

Il y a ainsi un rapport établi non seulement entre deux personnes, mais entre deux terres, et qui subsiste, lorsque les contractants originaires viennent à disparaître, à la charge ou au profit des nouveaux possesseurs quels qu'ils soient. On peut donc dire que les services stipulés sont imposés à une terre plutôt qu'à un homme; ils constituent une charge inhérente au sol, une servitude foncière qui subsiste tant qu'un nouveau contrat ne vient pas modifier le rapport établi. Inversement, ces services sont dus moins au propriétaire ou au seigneur qui les a stipulés qu'à son domaine auquel ils restent attachés comme des droits réels, aliénables et transmissibles avec le domaine lui-même.

De cet état de choses découlent deux conséquences importantes qui sont également caractéristiques des sociétés féodales : 

1° La condition des personnes se trouve déterminée d'une manière à peu près exclusive par le régime des terres qu'elles habitent. L'initiative individuelle, qui est si puissante dans les sociétés démocratiques et qui permet à chacun d'être le principal artisan de sa condition sociale, n'a ici qu'une influence secondaire. Ce que vaut et ce que peut l'homme dans les sociétés féodales, il le doit surtout à la terre dont il est le détenteur, car c'est le titre en vertu duquel il tient cette terre; c'est la concession faite à ses ancêtres ou à lui-même, qui détermine ses droits, ses obligations, sa fonction sociale. Si un homme est le supérieur ou le subordonné d'un autre homme, c'est que la terre possédée par le premier est suzeraine ou dépendante de la terre possédée par le second; s'il est noble, roturier ou serf, c'est que la tenure est noble, roturière ou servile; pour changer de condition, pour échapper aux déchéances et aux charges qui pèsent sur les classes inférieures, pour conquérir les privilèges de la classe aristocratique, il n'a qu'un moyen, c'est d'obtenir une concession nouvelle qui modifie le titre de sa tenure. Mais généralement chacun reste attaché au sol, c.-à-d. au manoir dont il est le seigneur, au champ qu'il cultive, à la ville où il exerce sa profession. Peu importe que le sol passe d'un seigneur à un autre par héritage ou par cession, la condition de ceux qui l'habitent reste la même tant que leurs rapports avec la terre qu'ils détiennent ne sont pas changés. 

2° Les conditions économiques dans lesquelles vit la société féodale donnent à la propriété foncière une forme nouvelle, intermédiaire entre le régime de la propriété collective, qui règne dans les sociétés primitives, et le régime de la propriété libre et absolue, qui domine dans les sociétés modernes. Cette forme est la tenure perpétuelle ou de longue durée, dont le fief est le type le plus remarquable. Ce qui la caractérise, c'est que le propriétaire n'a sur sa terre qu'un droit conditionnel et limité, analogue à celui du locataire ou du fermier. Ce caractère résulte de ce que les relations économiques et sociales se ramènent, comme on l'a vu, à des concessions de terres à charge de services et que, par conséquent, si l'on excepte le petit nombre de domaines exempts de toute charge par suite de circonstances particulières (alleux), la grande majorité des terres est grevée de servitudes qui mettent chacune d'elles dans la dépendance d'une autre terre et ne permettent jamais au détenteur actuel d'en disposer seul et de son plein gré. 

La règle générale, c'est que nul homme, qu'il soit seigneur, vassal, tenancier ou serf, ne possède de terre qu'en vertu d'une concession et à charge de services dus au concédant. Or, celui qui cède une terre, à titre gratuit ou onéreux, ne se dessaisit jamais complètement : il retient par devers lui une partie des droits dont se compose la pleine propriété (domaine direct, éminent) et n'abandonne que la possession et la jouissance (domaine utile); en vertu des droits qu'il retient et qui comptent dans son patrimoine, il peut, à défaut des services dus, parfois même au gré de ses caprices, reprendre la terre qu'il avait concédée. 

Les possesseurs du sol, n'ayant ainsi qu'un titre précaire, ne peuvent en disposer à leur volonté; souvent, leur droit n'est que viager, personnel et après eux fait retour au concédant; mais même lorsque leur droit est héréditaire, s'ils peuvent le transmettre à leurs héritiers naturels, ils ne peuvent le léguer à d'autres ni le vendre sans le consentement du seigneur de qui ils le tiennent. Ces étroites limites imposées à la propriété foncière ont pour conséquence de rendre les droits incertains et les contestations fréquentes, d'empêcher le morcellement du sol, d'arrêter la libre initiative des individus et par suite le progrès économique.

Structuration de la société féodale.
Après avoir analysé les éléments essentiels du régime féodal, il convient de montrer, par une synthèse rapide, de quelle façon, chez les peuples qui vivent sous ce régime, s'opèrent le groupement social et l'organisation politique. On comprendra mieux encore le rôle capital de la propriété foncière dans ces sociétés, lorsqu'on aura vu comment la terre féodale par excellence, le fief, est à la fois le centre de la vie sociale et celui de la vie politique.

1° Le groupement des personnes sous le régime féodal ne diffère pas moins du clan familial sur lequel repose l'organisation des sociétés primitives que de l'association libre pratiquée par les peuples modernes. 

Il est fondé sur les liens de subordination qu'établit, non seulement entre les classes inférieures et la classe aristocratique, mais encore entre les divers membres de cette dernière classe, une série de concessions de terres à charge de services. Car chaque seigneur, puissant par l'étendue de son domaine et le nombre de ses hommes d'armes, n'a pas seulement pour clients les roturiers et les serfs qui cultivent ses terres, mais aussi d'autres seigneurs, trop pauvres ou trop faibles pour se défendre eux-mêmes aux époques de troubles et de violences, qui viennent se placer sous sa protection, lui font hommage de leurs personnes et de leurs biens, et, en retour, reçoivent de lui des fiefs à raison desquels ils deviennent ses vassaux. Il arrive ainsi que le pays tout entier se trouve partagé entre les principaux membres de la classe aristocratique, maîtres chacun d'un territoire plus ou moins vaste dont les habitants forment sous son autorité un groupe distinct et dépendent tous de lui, mais à des
titres divers. 

Chaque puissant seigneur a sur ses domaines propres des tenanciers appartenant aux classes inférieures, les uns de condition libre, les autres de condition servile; sur les fiefs qu'il a concédés et dont il est le seigneur, il a des vassaux, appartenant comme lui à la classe privilégiée, ayant eux-mêmes sous leur autorité les hommes libres et les serfs du fief qui est devenu leur domaine propre. Des tenanciers, il n'exige que des prestations pécuniaires ou corporelles, sous forme de redevances et de corvées; des vassaux, il réclame la fidélité et l'assistance personnelle, sous forme de services de guerre, de justice ou d'argent.

A l'égard des premiers, il a les droits d'un propriétaire sur ses fermiers ou d'un maître sur ses valets; à l'égard des seconds, il a les pouvoirs d'un chef d'Etat sur ses sujets. 

« Un groupe ainsi organisé n'est pas isolé des groupes voisins ; le seigneur qui en est le chef peut entrer lui-même, à titre de vassal, dans tin autre groupe de même nature, dont le seigneur-chef est d'ordinaire plus puissant que lui-même ; dès lors ses propres terres relèvent directement de ce seigneur à titre de fief, et les terres de ses vassaux en relèvent indirectement à titre d'arrière-fiefs. Plusieurs groupes peuvent être ainsi rattachés à un groupe supérieur, et celui-ci dépendre d'un autre encore plus élevé. » 
Tel est dans ses traits essentiels le groupement particulier des personnes dans la société féodale; comme on l'a vu plus haut, la cause de ce groupement, le lien qui unit le seigneur aux vassaux nobles et aux gens des classes inférieures qui dépendent directement de lui, ne consiste pas dans un simple engagement personnel, mais dans un contrat réel, dans la concession effective d'une terre à charge de services. Pour devenir vassal, l'hommage ne suffit pas; pour devenir vilain ou serf d'un seigneur, ce n'est pas assez d'un engagement pris d'homme à homme : il faut, de plus, dans le premier cas, la concession d'un fief, dans le second, celle d'une tenure roturière ou servile. Si le vassal, si le tenancier sont liés envers le seigneur par les obligations précédemment énumérées, c'est, avant tout, à cause de la tenure qu'ils ont reçue; s'ils veulent se dégager de ces obligations, ils doivent renoncer à leur tenure; s'ils négligent de les remplir, c'est par la perte de leur tenure qu'ils sont punis.

2° Lorsque, chez un peuple, l'état social dont on vient d'indiquer les traits essentiels est devenu général et permanent, il produit nécessairement une forme nouvelle de gouvernement. Ce qui la caractérise, c'est que la souveraineté, au lieu de résider dans la nation tout entière ou dans la personne d'un souverain unique, est dispersée entre les mains des innombrables chefs de groupes féodaux qui se partagent le sol, et que ces chefs sont unis entre eux, non point par des liens fédératifs, mais par une hiérarchie particulière qui, à certains égards, les subordonne les uns aux autres, à d'autres égards, les laisse pleinement indépendants. Dans toute société organisée, les droits de l'Etat consistent à exiger des individus les services personnels et pécuniaires dont l'ensemble compose la puissance sociale; ses devoirs consistent à assurer aux individus, au moyen de cette force sociale, la protection, la justice et la liberté d'action qui leur sont nécessaires. 

Dans un Etat centralisé, gouverné par un chef électif ou héréditaire, c'est à ce chef unique ou aux fonctionnaires qui le représentent que chaque individu fournit ces services et demande cette protection : dans un Etat féodal, c'est au seigneur de qui dépend directement la terre où il réside; car il ne connaît que lui, n'a de devoirs qu'envers lui, ne doit attendre que de lui assistance et justice. Chaque groupe féodal forme donc, dans cette société, comme un petit Etat muni d'un gouvernement propre et capable d'accomplir toutes les fonctions essentielles d'un grand Etat : grâce au service de guerre, de justice et de conseil, que lui doivent ses vassaux, le seigneur possède une armée, une cour judiciaire, un conseil de gouvernement; grâce aux tributs de ses vassaux et aux redevances pécuniaires de ses autres tenanciers, il a un trésor; grâce aux services de corps que lui doivent les serfs et souvent aussi les hommes libres établis sur ses domaines, il dispose des bras d'un grand nombre de cultivateurs et d'artisans. Mais, comme on l'a vu plus haut, les groupes féodaux ne sont pas isolés les uns des autres; ils sont rattachés entre eux par les liens de la vassalité et forment une vaste hiérarchie remontant de groupes inférieurs à des groupes supérieurs de moins en moins nombreux, jusqu'à ce qu'on arrive à un seigneur qui ne reconnaît pas de supérieur, qui ne tient ses droits de personne « hormis Dieu et son épée ». 

A la vérité, la présence d'un chef unique, d'un suzerain suprême à la tête de la hiérarchie féodale n'est pas essentielle à ce régime. Il semblerait même que, dans une forme de gouvernement où tous les grands propriétaires de fiefs s'attribuent, chacun dans ses domaines, l'exercice des pouvoirs publics, l'institution monarchique, c.-à-d. la création d'un pouvoir central et supérieur, fût un élément étranger et même hostile. Cependant, en fait, sous l'influence de circonstances diverses qui ont varié suivant les temps et les pays, partout où la féodalité s'est constituée, l'un des seigneurs terriens a dominé les autres et centralisé en sa personne toute la hiérarchie féodale. Ce seigneur souverain porte habituellement le titre de roi ou d'empereur; il a sous lui, disposés comme par échelons, tous les fiefs et toutes les tenures du royaume, qui sont censés être une émanation directe ou indirecte de sa puissance. 

En fait, son autorité sur ses vassaux est quelquefois réelle, le plus souvent fictive : tantôt, s'ils sont peu puissants ou divisés par des rivalités personnelles, il les tient dans sa main, distribuant et reprenant à son gré les fiefs et les dignités suivant le degré d'obéissance dont ils font preuve; tantôt, s'ils sont puissants et unis, il doit composer avec eux, se heurte à de fréquentes résistances et n'obtient que de leur bon vouloir une obéissance précaire et intéressée. Mais, dans tous les cas, il faut bien remarquer que son autorité ne s'exerce, en dehors de son domaine propre, que. sur la personne de ses vassaux directs et jamais, en principe, sur celle des arrière-vassaux ou des tenanciers qui dépendent de ces vassaux; il n'a pour sujets que les premiers; il peut les forcer à mettre en mouvement pour lui leurs vassaux et les hommes de leurs fiefs, mais il ne peut, sauf exception, requérir directement aucun service de ces vassaux et de ces hommes qui ne sont pas sous sa dépendance. Ainsi à tous les degrés de la hiérarchie féodale, chaque seigneur est à la fois souverain et dépendant : souverain dans son fief, dont les terres et les gens ne relèvent que de lui; dépendant de son suzerain immédiat, envers lequel il est tenu de devoirs féodaux.

Si tel est le caractère essentiel du régime politique propre aux sociétés féodales, parmi quelles formes de gouvernement peut-on le ranger? Il faut d'abord écarter les formes démocratiques (république fédérative, militaire, représentative), puisque une société féodale est, par définition, incompatible avec tout régime politique dans lequel le peuple se gouverne par lui-même ou par des représentants. La féodalité peut être classée parmi les gouvernements aristocratiques, puisque le pouvoir est aux mains d'un petit nombre d'hommes pris dans une classe privilégiée, qui seule possède la terre et porte les armes. Mais elle peut être aussi classée parmi les gouvernements monarchiques, puisque les membres de la classe gouvernante forment une hiérarchie placée sous l'autorité réelle ou fictive d'un chef unique. 

La monarchie féodale est tantôt élective, tantôt héréditaire, mais toujours patrimoniale, c.-à-d. que son chef exerce le pouvoir, non par mandat de ses subordonnés (monarchie représentative) ou par autorité surnaturelle (monarchie théocratique), mais en son propre nom, comme il use de ses biens personnels, et qu'à tous les degrés de la hiérarchie aucun droit politique ne se manifeste que sous la forme patrimoniale d'un fief ou d'une seigneurie. Toutefois la monarchie féodale n'est pas despotique : si dans ses propres domaines, sur certaines catégories de personnes et de biens, l'autorité du roi est presque absolue, dans les terres et sur la personne de ses vassaux, il n'a qu'une autorité fort limitée, subordonnée au contrat féodal qui les unit à lui. 

En résumé, on peut définir la féodalité, en tant que régime politique, une combinaison de l'aristocratie terrienne et militaire avec la monarchie patrimoniale. Mais c'est l'élément aristocratique qui l'emporte; les privilégiés ne sont pas seulement la classe dominante, ils sont la classe souveraine; le monarque n'est lui-même qu'un seigneur placé au-dessus des autres et n'ayant pas de supérieur. Aussi emploie-t-on quelquefois l'expression de régime seigneurial comme synonyme de régime féodal. La première expression est peut-être plus large et plus intelligible, car elle indique bien un régime dans lequel les véritables maîtres, au point de vue politique comme au point de vue social, sont les seigneurs. Toutefois, c'est la seconde qui a prévalu dans l'usage, sans doute parce qu'elle marque précisément ce qu'il y a de plus original et de plus caractéristique dans ce régime, l'inféodation ou concession de fief, par laquelle s'explique la suprématie sociale et politique des seigneurs.

Causes qui ont amené à la formation et la destruction du régime féodal

Quelque variés que soient dans leur succession et dans leur enchaînement les faits particuliers qui ont conduit, dans l'histoire de l'Europe, à de sociétés de type féodal, il y a certains états sociaux  que l'on voit apparaître sous l'influence des mêmes circonstances, et qui permettent de ramener à quatre cas principaux les circonstances dans lesquelles sont apparues les sociétés féodales  :

1° En Allemagne, antérieurement au Xe siècle, on a observé un évolution graduelle d'une démocratie primitive vers le régime féodal.  En Angleterre, pendant la même période, l'évolution, au début, a été similaire, mais elle a été plus lente, et le régime féodal était encore en voie de formation, lorsque la conquête normande l'imposa violemment à la population indigène.

Le schéma suivant a été proposé : le régime féodal est inconnu aux sociétés primitives, même lorsque, abandonnant la vie pastorale, elles se fixent dans une région déterminée pour en cultiver les terres. Les chefs de famille, unis par les liens d'une même descendance, vivent d'abord sous un régime démocratique qui a pour caractère distinctif la communauté des terres et l'égalité politique. H. Sumner Maine et E. de Laveleye , dans leurs recherches sur les sociétés primitives et sur les formes anciennes de la propriété, ont montré comment l'égalité avait disparu avec la communauté des terres; comment ces démocraties primitives, à mesure que se développait la propriété individuelle, s'étaient changées en aristocraties foncières et s'étaient acheminées plus ou moins lentement vers le régime féodal. D'abord, à côté des terres communes périodiquement partagées entre chacun des membres de la tribu, il se forma quelques domaines indépendants : l'homme qui clôturait un terrain vague ou un coin de la forêt commune pour le cultiver, en devenait propriétaire exclusif et héréditaire; et la terre ainsi défrichée (bifang, porprisa, pourpris) échappait au partage (ager exsors). Quelques familles qui, dans la croyance populaire, représentaient la descendance directe de l'ancêtre commun et chez lesquelles le sang était réputé plus pur, étaient mieux traitées que les autres dans les partages communs; étant plus riches, ayant plus de serviteurs, elles pouvaient plus facilement se créer, par les défrichements, un domaine exclusif. C'était aussi parmi les membres de ces familles que l'on choisissait d'ordinaire les chefs des expéditions militaires; c'était à eux que revenait, en cas de succès, la plus grosse part des terres conquises, du butin ou des esclaves; c'était à eux qu'en temps de paix on recourait plus volontiers pour obtenir assistance et protection. Aussi dans chaque tribu, l'égalité des biens fut-elle rompue de bonne heure au profit de quelques familles riches et puissantes, qui formèrent une sorte d'aristocratie et qui, à la faveur des guerres fréquentes provoquées par l'humeur querelleuse de ces petites sociétés, acquirent rapidement sur les autres membres de la tribu un pouvoir prépondérant. Déjà le chef de chacune d'elles avait sous son autorité les serviteurs par lesquels il faisait cultiver ses domaines, on qu'il avait établis comme colons dans une terre inculte, défrichée par son ordre. Il s'entoura en outre d'une clientèle d'hommes libres, dont il fit ses subordonnés en leur concédant, soit une partie de son bétail pour exploiter leurs propres terres, soit une partie de ses domaines pour les cultiver à sa place : en retour de cette concession, il stipulait d'eux certains services personnels ou certaines redevances pécuniaires, qui les mettaient dans sa dépendance, soit à titre de clients, soit à titre de fermiers, soit à titre de tenanciers. Quant à lui, assez riche pour vivre sans travailler, il cessait de cultiver personnellement la terre, et ne pratiquait que le métier des armes, la chasse et la guerre; auprès de lui il avait des compagnons d'armes, qui vivaient à sa table, à qui il donnait une part de son butin ou de ses terres, et qui lui rendaient en retour divers services domestiques. A cette autorité qu'il exerçait sur ses gens et sur tous ceux à qui il avait concédé une parcelle de son domaine, s'ajouta bientôt le gouvernement de tous les hommes libres de la région au centre de laquelle était son manoir. A mesure que la communauté s'accroissait et que la culture des terres se compliquait, la participation des chefs de famille aux affaires publiques devenait pour chacun une charge plus lourde et plus gênante. Peu à peu les plus pauvres s'en désintéressèrent; les plus riches, dont les terres étaient cultivées par des serviteurs ou des tenanciers, eurent seuls le loisir de s'en occuper; c'est à eux, de préférence, que furent confiées les fonctions instituées dans l'intérêt général de la communauté. On s'habitua ainsi à considérer l'exercice des pouvoirs publics comme étant à la fois la charge naturelle et le privilège exclusif de la propriété foncière, et les chefs des principales familles aristocratiques héritèrent des droits administratifs et judiciaires primitivement exercés par les assemblées d'hommes libres. Ils gouvernèrent d'abord en qualité de présidents élus par elles, puis en leur propre nom et de leur seule autorité, sans le concours de ces assemblées. De même, ils figurèrent seuls dans les réunions générales où chaque communauté particulière envoyait des délégués pour délibérer sur les affaires de la tribu ou de la nation. C'est ainsi qu'au sein de la communauté libre, les grands propriétaires se transformèrent en seigneurs; que leurs domaines, investis de droits souverains, devinrent des terres seigneuriales. Par des empiétements successifs, chacun d'eux s'empara des biens et des droits communaux, dont il gardait le domaine éminent et concédait l'usage, au prix de redevances et de corvées. Beaucoup de domaines privés et de droits individuels, qui appartenaient en propre à des hommes libres, tombèrent aussi en son pouvoir; car le plus souvent ceux-ci n'obtenaient sa protection, n'échappaient à ses vexations, qu'en lui faisant hommage de leurs terres, pour les recevoir ensuite de lui à titre de vassaux et moyennant quelque service. L'autorité du seigneur s'étendait ainsi peu à peu à toutes les terres et à toutes les personnes de la communauté, qui finissait par être englobée tout entière dans le groupement féodal. Les divers groupes seigneuriaux qui se formaient de la sorte chez un même peuple ne restaient pas isolés les uns des autres; mais il était rare qu'ils s'entendissent pour former une sorte d'Etat fédératif; les ambitions, les rivalités, les querelles divisaient entre eux les seigneurs. Après une période de lutte et d'anarchie plus ou moins longue, les plus faibles tombaient de gré ou de force dans la dépendance des plus forts, qui devenaient leurs suzerains, et, parmi ces derniers, le plus habile ou le plus puissant ne tardait pas à faire reconnaître par les autres sa suprématie sous le nom de royauté. Ainsi se trouvait constituée, dans ses éléments essentiels, la monarchie féodale. 

2° Le régime féodal a pu s'établir également dans des circonstances tout opposées aux précédentes. C'est lorsqu'une grande monarchie tombe en décadence et que les groupes d'hommes qui la composent différant entre eux d'origine ou d'intérêts, rejettent le joug commun pour chercher, chacun sous l'autoritéde chefs régionaux, une forme nouvelle d'organisation sociale et politique. C'est ainsi que s'est développé le régime féodal en France, en Italie et en Espagne pendant le Moyen âge. L'étude détaillée de la féodalité française montre comment ce régime est sorti de la dissolution de la monarchie carolingienne. Il suffira ici d'indiquer en quelques traits généraux la marche que suit cette évolution sociale. Les Etats dans lesquels elle se produit sont généralement de vastes monarchies, telles que l'empire de Charlemagne, formées de peuples que la conquête a violemment rapprochés et qui ne sont pas unis par un même sentiment national, mais seulement par une organisation administrative, lien plus apparent que réel. Lorsque la faiblesse ou l'incapacité du souverain expose l'Etat aux attaques d'un ennemi extérieur, aux querelles intestines des factieux, l'organisme administratif se relâche et l'Etat commence à se dissoudre. Mais la vie qui abandonne le pouvoir central se réfugie dans chaque province, dans chaque groupe d'hommes unis par des affinités communes, et l'instinct de conservation crée dans chacun de ces groupes un nouvel organisme social. La puissance publique qui jusque-là résidait tout entière dans la personne du monarque se divise en une foule de souverainetés locales au profit de ceux qui dans chaque région possèdent les plus riches domaines et le plus grand nombre de clients, c.-à-d. au profit des hauts fonctionnaires de la monarchie qui tombe et des principaux propriétaires fonciers. C'est à eux que les petits propriétaires, les artisans, les cultivateurs s'adressent, au milieu du désordre et de l'anarchie qui éclatent partout, pour obtenir la justice et la protection que le pouvoir central ne leur assure plus; c'est à eux et non plus au pouvoir central qu'ils apportent, en retour, leurs services personnels et leur travail. Ils les reconnaissent pour seigneurs et se déclarent leurs vassaux ou leurs hommes. Mais dans le contrat d'assurance mutuelle qui intervient alors, ce n'est pas seulement à la personne du protecteur que s'attachent les protégés, c'est surtout à sa terre, cause et signe apparent de sa puissance. Ils ne se sentent réellement défendus contre les troubles et l'instabilité de la vie sociale que si le seigneur les établit sur ses domaines en leur concédant la jouissance d'une de ses terres, et en même temps cette terre concédée est pour le seigneur la meilleure garantie de l'acquittement régulier des services et redevances qu'il a stipulés en retour. Les groupes féodaux ainsi formés sont d'abord isolés les uns des autres pendant une période d'anarchie, puis s'unissent, comme dans l'évolution précédemment décrite, par des liens de subordination et de suzeraineté réciproques. Il ne tarde pas à s'élever parmi eux une seigneurie prépondérante, qui restaure peu à peu à leurs dépens le pouvoir monarchique, mais en l'adaptant aux nécessités du nouvel état social, en l'exerçant dans les formes féodales.

3° Au lieu de se développer chez un peuple par le libre jeu des éléments sociaux, la féodalité peut lui être imposée par une contrainte extérieure, telle que l'invasion d'étrangers qui s'établissent chez lui en conquérants. Le cas se présente lorsque la nation victorieuse est elle-même déjà organisée féodalement et soumet le peuple vaincu à ses propres institutions. C'est ce qui est arrivé pour l'Angleterre conquise au XIe siècle par les Normands. Le chef vainqueur confisque les terres des vaincus, mais, comme il n'a déterminé ses vassaux et ses compagnons d'armes à entreprendre l'expédition qu'en leur promettant une large part du butin, il ne garde pour lui-même qu'une portion du territoire et des biens confisqués et distribue le reste à ses lieutenants et à ses soldats, à titre de fiefs, c.-à-d. à charge de service militaire et d'autres services personnels. Quelquefois, par calcul politique, il laisse aux anciens possesseurs une partie des terres, mais à la condition qu'ils deviendront ses vassaux et lui fourniront les mêmes services. Chaque vassal fait à son tour des concesssions semblables aux hommes d'armes qui l'ont accompagné et aux indigènes dont il a besoin. Ainsi s'établit par une spoliation méthodique toute une hiérarchie féodale, ayant au sommet le chef victorieux, limité dans sa puissance par les droits qu'il a dù reconnaître à ses vassaux, et, à la base, toute la population vaincue, réduite au rang de colons ou de serfs et pourvoyant par son travail aux besoins de l'aristocratie territoriale et militaire que la conquête lui a imposés.

Lorsque le pays où le régime féodal est ainsi implanté se trouve déjà dans un état social voisin de ce régime au moment de la conquête (ce qui est arrivé pour l'Angleterre), lorsque dans la condition des terres et celle des personnes il s'est déjà produit des inégalités, des subordinations, des groupements locaux qui indiquent une lente évolution vers l'aristocratie féodale, l'assimilation se fait rapidement entre les institutions des vainqueurs et celles des vaincus; et, au bout de très peu de temps, le nouveau régime est aussi solidement assis que s'il s'était développé naturellement. Souvent même il garde des circonstances dans lesquelles il est né un caractère plus rigoureux et une hiérarchie plus sévère : car la nécessité de défendre leur conquête contre les revendications des vaincus oblige les vainqueurs à conserver longtemps intacte leur organisation militaire et à exiger impitoyablement la stricte exécution des services féodaux.

4° Enfin l'introduction du régime féodal chez un peuple peut être une création administrative; ce qui arrive principalement dans deux cas : 

a) lorsque par calcul ou par nécessité politique le souverain d'une grande monarchie renonce à administrer directement certaines de ses provinces et en concède le gouvernement à un ou plusieurs chefs responsables, sous l'obligation du service militaire et de tributs en argent ou en nature;

b)  lorsque dans un état monarchique le relâchement des liens administratifs et les résistances locales rendent difficile la levée des troupes et que le souverain est obligé, pour recruter une armée, d'intéresser à cette opération les fonctionnaires ou les personnages les plus influents du pays en achetant leur concours au prix de concessions de terres. Dans les deux cas, le monarque garde, à titre de suzerain, le domaine éminent des provinces ou des terres ainsi concédées en fiefs. Ceux qu'il en investit en reçoivent, à titre de vasseaux, le domaine utile, avec tous les droits et les pouvoirs qu'il comporte. Eux-mêmes concèdent à leur tour une partie de ces terres à des vassaux subalternes, à des tenanciers, des colons ou des serfs, et ainsi se constitue une véritable hiérarchie féodale. Ces créations de fiefs par acte du pouvoir central ne sont pas rares dans l'histoire des Etats européens. On en trouve un exemple mémorable dans l'empire byzantin, qui, au Xe siècle, ne se défendit contre les invasions du dehors et les résistances intérieures qu'en admettant à titre de vassales les provinces occupées par les Slaves et les Bulgares, ou en concédant à des étrangers des fiefs militaires, au centre même de l'Empire.

Après avoir passé en revue les principales causes qui ont pu amener à l'établissement du régime féodal dans l'Europe médiévale, il y a lieu de rechercher comment la féodalité a pu disparaître et par quels régimes elle a été remplacée.

Comme les circonstances diverses qui lui donnent naissance ne durent qu'un certain temps, il arrive un moment où cette forme organique ne correspond plus aux besoins de la société qui y est soumise. On ne peut nier que, dans certaines crises de l'évolution sociale, le régime féodal n'ait été un réel bienfait pour le peuple chez lequel il s'établissait. Sans doute, lorsqu'il succède au régime démocratique des sociétés primitives ou qu'ilest violemment imposé par une armée conquérante à une nation libre, il amène une déchéance dans la condition des individus comme dans le fonctionnement des forces sociales. Mais lorsqu'il succède à un régime despotique ou à une période d'anarchie, il réalise, à ce double point de vue, un véritable progrès. Pour les classes inférieures, le progrès est dans la sécurité que leur procure la protection du guerrier sur la terre duquel elles vivent; pour la classe dirigeante, il est dans l'indépendance et la dignité morale qu'assure à chacun de ses membres la souveraineté dont il jouit sur ses domaines; pour tous, il est dans la prédominance du système contractuel, souvent onéreux aux faibles, mais toujours préférable à la violence et à l'arbitraire.

Toutefois, si le régime féodal est quelquefois bienfaisant, il ne peut longtemps fonctionner sans révéler de telles imperfections, sans engendrer tant d'abus et d'injustices, qu'il suscite contre lui les haines et les révoltes les plus justifiées. La protection seigneuriale devient promptement oppressive : le seigneur abuse de sa force pour pressurer ceux qui se sont mis sous sa tutelle; il usurpe les biens, asservit les personnes, les grève, au mépris des conventions, de charges ruineuses et vexatoires; même quand il n'opprime pas ses tenanciers, il les exploite, et la plupart des services qu'il exige d'eux tournent à son profit personnel ou à la satisfaction de ses ambitions de famille. Les liens réels qui attachent l'homme à la terre, les dangers auxquels s'expose quiconque sort des domaines de son seigneur, la division de la société en classes fermées, sont autant d'obstacles au développement du commerce et de l'industrie, au progrès économique. L'insuffisance des liens féodaux pour établir l'ordre dans une société qui n'admet que des droits individuels, les moeurs violentes de l'aristocratie qui ne connaît que le métier des armes, entretiennent en permanence les guerres privées, qui ont pour conséquence le servage, le dépeuplement des terres, la dévastation des villes et des campagnes. Enfin, un Etat féodal, où la souveraineté est partagée en une foule de mains, ne peut avoir, au point de vue de l'administration intérieure et des relations internationales, la cohésion et la puissance d'un Etat centralisé. Ces imperfections, les abus et les maux qui en résultent provoquent plus ou moins rapidement une double réaction contre le régime féodal. L'une vient des classes inférieures : partout où l'isolement ou la dégradation morale ne les réduit pas à l'impuissance, les opprimés, libres ou serfs, s'unissent, s'organisent par petits groupes, et, forts de leur union, obtiennent peu à peu, soit de gré, soit de force, des concessions qui limitent l'arbitraire du seigneur et leur garantissent un certain nombre de droits et de privilèges collectifs. En même temps leur condition économique s'améliore; plus libres, elles s'enrichissent par le commerce, l'industrie et les arts ; elles achètent la terre, et avec elle la puissance sociale. Un certain nombre de groupes arrivent ainsi à se faire une place dans la classe privilégiée, à conquérir non seulement des droits municipaux, mais une véritable souveraineté politique qui leur permet de traiter d'égal à égal avec les seigneurs féodaux. L'autre réaction vient du chef suprême qui, sous le nom de roi ou d'empereur, occupe dans la société féodale le sommet de la hiérarchie aristocratique. La maison seigneuriale qui s'est emparée, par la force ou l'intrigue, de cette souveraine dignité, fait consister toute sa politique à étendre ses domaines, ses droits et ses prérogatives aux dépens des autres maisons seigneuriales; s'alliant suivant ses intérêts avec les chefs de la société religieuse, avec les communautés urbaines ou rurales, avec les petits seigneurs qu'elle cherche à soustraire à la suzeraineté des grandes seigneuries pour les faire entrer dans sa vassalité immédiate, elle conquiert, confisque ou rachète la majeure partie des fiefs, ressaisit, pour s'en attribuer l'usage exclusif, les droits régaliens que chaque seigneur exerce dans ses domaines, et par le rétablissement progressif de l'unité politique et de la centralisation administrative, donne satisfaction à la fois à ses ambitions personnelles et aux intérêts généraux de la nation.

Émancipation des classes populaires, transformation de la vie économique, reprise par le pouvoir central de tous les droits souverains : tel est le résultat de cette double réaction. Dès lors le fief cesse d'être le centre de la vie sociale et de la vie politique; le régime féodal, atteint et ruiné dans son principe même, entre en pleine décadence. Mais la lutte est généralement longue et la résistance des privilégiés opiniâtre. De toutes les formes d'organisation aristocratique, la féodalité est celle qui tient par les racines les plus profondes à la société où elle s'est établie, puisque la suprématie de la classe dirigeante et la subordination des classes inférieures reposent, comme on l'a vu, sur un état particulier de la propriété foncière qui ne peut se modifier que très lentement. Aussi, même détruite, en tant que pouvoir politique, subsiste-t-elle encore longtemps sous forme de droits fonciers et de privilèges personnels, au profit d'une noblesse asservie à la royauté, mais odieuse au peuple sur lequel elle pèse sans acquitter aucun service public.

Des deux forces sociales sous l'action desquelles succombe le régime féodal, le peuple et la royauté, c'est la seconde qui est d'ordinaire la mieux armée et la plus puissante ; et c'est un régime monarchique qui partout succède immédiatement à la féodalité. Mais tantôt c'est la forme de la monarchie absolue qui prévaut, tantôt c'est celle de la monarchie représentative. 

Le premier cas (qui fut celui de la France et de la plupart des Etats de l'Europe à la fin du Moyen âge) se présente lorsque, dans sa lutte contre la féodalité, le pouvoir royal a réussi, par la faveur des circonstances ou par l'habileté de sa politique, à détourner à son profit toutes les forces vives de la nation, lorsque, sous couleur de restaurer l'unité politique et l'ordre administratif, il a non seulement dépouillé les seigneurs de leurs prérogatives souveraines, mais aussi détruit ou confisqué tous les autres pouvoirs indépendants, toutes les franchises locales que les classes populaires avaient péniblement conquises. Voici dès lors à quoi se réduit la transformation sociale et politique qui s'opère. L'inégalité des droits et des richesses est moins grande entre l'aristocratie et les classes inférieures. Mais toutes les classes subissent le joug commun que leur impose le monarque absolu. Au lieu d'une foule de petits Etats seigneuriaux et d'oligarchies municipales jouissant, sous la réserve des obligations féodales, d'une indépendance presque complète, il n'y a plus qu'un seul Etat, plus puissant, muni d'une administration plus régulière et mieux armé au dehors pour l'action diplomatique ou militaire. Mais au fond la constitution politique demeure la même; concentrée en une seule main, la souveraineté reste patrimoniale, comme lorsqu'elle était partagée entre plusieurs ; le roi s'attribue sur les biens et les personnes du royaume entier les mêmes droits que chaque seigneur exerçait sur ses domaines ; au lieu d'être exploité par plusieurs maisons seigneuriales, l'Etat n'est plus exploité que par un seul homme au profit de ses intérêts privés et de ses ambitions dynastiques. 

Le second cas se produit lorsque les classes populaires, tout en échappant à l'oppression féodale, ont su se prémunir en même temps contre le despotisme monarchique : c'est en particulier ce qui est arrivé pour l'Angleterre. Après la conquête normande, le pouvoir seigneurial, quoique solidement établi dans chaque fief et fortifié par une hiérarchie sévère, n'avait pas détruit ou absorbé tout autre pouvoir. La royauté y était restée, dès les premiers temps de la période féodale, plus puissante que partout ailleurs : le roi possédait les plus riches et les plus nombreux domaines; il avait conservé tous les droits régaliens, gardé les anciennes divisions administratives; il tenait dans sa dépendance non seulement le clergé établi et doté par lui, mais aussi la plupart des seigneurs laïques qui étaient ses vassaux directs et dont il ne respectait pas toujours les biens ni les privilèges. Les classes populaires, sur qui pesait le régime féodal, avaient autant à craindre de l'arbitraire du roi que de l'oppression de l'aristocratie laïque ou ecclésiastique : pour faire reconnaître leurs droits et conquérir des franchises, elles n'avaient pas intérêt à invoquer l'appui du pouvoir royal, mais bien plutôt à demander ces concessions comme prix du concours qu'elles pouvaient prêter aux nobles et au clergé contre les empiétements de la royauté. 

Aussi, le plus souvent, dans l'histoire de l'Angleterre, ne voit-on pas les artisans des villes et les tenanciers des campagnes lutter contre l'aristocratie laïque ou ecclésiastique, mais s'unir à elle pour résister par une action commune aux prétentions et aux entreprises royales. Après de longues vicissitudes, le résultat de cette politique fut d'abord de maintenir l'équilibre entre les diverses forces sociales, d'atténuer les pouvoirs seigneuriaux sans restaurer une monarchie despotique, de laisser ainsi les franchises populaires se développer entre les privilèges de l'aristocratie et les prérogatives du monarque. Ce fut ensuite de modifier profondément la constitution des pouvoirs publics : non seulement dans les mains des seigneurs, mais aussi dans les mains du roi, l'autorité cessa d'être un bien patrimonial dont on dispose à son gré, pour devenir un dépôt conditionnel dont on est responsable. Les principaux membres de l'aristocratie laïque et du clergé, unis aux représentants des corporations et des villes, formèrent, sous le nom de Chambre des communes, une assemblée représentative de la nation tout entière, qui intervenait dans les affaires générales du royaume pour contrôler le pouvoir central ; le roi ne pouvant lever d'impôts sans l'approbation de cette assemblée, dut tenir compte, dans l'exercice de son autorité, des voeux et des besoins de chaque classe de la société; il devint donc, dans la gestion des affaires publiques, le mandataire suprême de la nation. Ainsi le régime contractuel, qui était l'essence même de la féodalité, loin de disparaître, recevait une plus grande extension; il ne s'appliquait plus seulement aux relations féodales, corporatives ou municipales, mais à l'ensemble des rapports des gouvernants avec les gouvernés; en un mot, la monarchie féodale se transformait en monarchie représentative.  (Ch. Mortet).

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