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Seetzen et l'astrologue d'Istanbul
Toutes les feuilles publiques ont rapporté que l'astrologue de Sa Hautesse ottomane à Constantinople avait reçu de son très gracieux souverain le cordon couleur de sang, non pas, comme on serait tenté de le croire, parce que ces prédictions ne se sont point accomplies, mais tout au contraire parce qu'elles se sont trop bien accomplies. Le grand seigneur aurait mieux aimé que son astrologue se fût trompé. On sait que dans le bonheur on a toujours raison, dans le malheur on a toujours tort.

C'est encore une nouvelle preuve de ce que nous avons dit que le métier d'astrologue en tout temps a été et sera toujours dangereux.

Nous ignorons si l'astrologue impérial, à qui une science trop exacte a fait perdre la respiration, est le même que feu notre ami M. Seetzen avait connu à Constantinople en 1803. Quoi qu'il en soit, nos lecteurs ne seront pas fâchés de faire la connaissance d'un astrologue turc.

M. Seetzen, dans une lettre datée de Smyrne (Izmir) le 27 juillet 1803, nous a donné tous les détails de son entrevue avec cet astrologue Impérial; nous l'avons publiée dans le VIIIe volume de notre Corr. Astr. allem.; mais, comme cette lettre est en allemand, nous croyons faire plaisir à plusieurs de nos lecteurs, en la leur donnant ici en français. Voici comment M. Seetzen raconte cette visite. (Z.)

Cet article publié dans les Nouvelles annales des voyages de 1825, reprend le récit, présenté par Franz Zach, d'une rencontre qui eut lieu à Istanbul (que l'on continue à cette époque d'appeler Constantinople, en Europe) en 1803 entre le voyageur Ulrich Seetzen et l'astrologue du sultan Selim III (L'agonie de l'empire Ottoman). 
    Seetzen--
Quoique l'astronomie soit en grande estime à Constantinople, on pourrait pourtant soutenir que, dans ces derniers temps, aucune science n'a fait moins de progrès parmi les Turcs que celle-là. II y a deux Turcs, qui s'en occupent. L'un demeure à Kassim Pacha, et a une place à l'arsenal, ou près de la flotte. On l'appelle aussi l'astronome du Kapitan Pacha. Nous n'a avons point fait la connaissance de cet Efendi, et probablement nous n'y avons rien perdu. Il était bien plus important de faire celle du Münedschim-Baschi ou du premier astronome de l'empereur, Aschmed-Effendi, chez lequel on pouvait s'attendre de trouver la quintessence de l'astronomie turque.

Ce fut le 30 mars (1803) que nous passâmes avec notre interprète Marszuwski; un Hongrois, à Stamboul. Nous savions que l'astrologue demeurait près de la mosquée Osmania-Dsjamisi; on nous avait dit qu'il logeait chez un libraire turc, et l'on nous avait assuré que nous trouverions chez lui tout ce qui regarde cette science. Nous le trouvâmes au logis. Notre interprète nous avait annoncés. Nous laissâmes, selon l'usage, nos souliers et nos bottes au bas de l'escalier, et nous fûmes conduits au premier, étage. Dans une chambre garnie le long des murs  de carreaux et de coussins, ayant le plancher couvert d'un tapis, nous vîmes un vieillard avec une longue barbe blanche, assis, les jambes croisées, une petite table à côté de lui, couverte de petits chiffons de papier, plusieurs livres dispersés çà et  là sur le sofa. Cet homme était le Münedschim Baschi, Achmed Effendi. Deux valets en uniformes de Bostanchihs [Les Janissaires], se tenaient à la porte et attendaient ses ordres. Il nous pressa de prendre place, et nous fit présenter le café et la pipe. Achmed Effendi portait le bonnet des savants; une bande de mousseline blanche très fine en entourait le bord inférieur. Il avait un nez aquilin, et, malgré son âge, son oeil ne manquait ni de vivacité ni de feu. En général, sa physionomie annonçait beaucoup des dispositions naturelles. Il nous raconta que déjà son père avait été astronome impérial. Son souverain lui fait payer tous les ans un certain traitement.

Peu de savants turcs, nous dit-il, s'adonnent à l'astronomie, parce que personne ne les paye pour cela, et il arrive rarement qu'ils soient assez riches pour pouvoir se livrer à ces études avec indépendance. 
Il nous montra l'astronomie de Lalande[1], les tables solaires et lunaires de Cassini, etc., mais il n'avait point d'instruments, ce qui nous étonna beaucoup. II n'avait ni lunettes, ni sextants, ni cartes célestes. Nous vîmes chez lui un globe terrestre construit à Amsterdam, un globe céleste, et un petit planétaire fait à Paris. Je lui demandais quelques informations sur les tables astronomiques d'Ulugh Bey, et de suite il me montra un exemplaire manuscrit; très joliment écrit en arabe, de ce célèbre ouvrage d'un auteur plus célèbre encore; il en avait hérité de son père. Il nous dit qu'un bon exemplaire se payait 100 et jusqu'à 150 piastres, qu'il y en avait cependant au prix de 50 à 60 piastres, mais moins bien écrits.
[1]  Les tables astronomiques de Lalande furent traduites en turc en 1785, ainsi que le rapporte Toderini dans sa Litteratura turchesca, Venezia, 1787, 3 vol. in-8°. (Z).
Nous parlâmes d'astrologie. Nous lui fîmes comprendre que cette science, dans le reste de l'Europe, avait perdu tout son crédit; nous lui demandâmes son opinion là-dessus.
Je sais fort bien, nous répondit Ahmed Effendi, que les Francs font peu de cas de l'astrologie; néanmoins cette science n'est rien moins qu'une chimère. Sans doute, l'astronomie pure est une science très utile, Mais elle manque de cette vie, qui plaît à un esprit actif; elle ne l'acquiert que lorsqu'on connaît la signification et l'effet de chaque astre, et lorsqu'on peut lire, dans le ciel étoilé comme dans un livre, le présent et l'avenir. Le Franc, pour me servir d'une comparaison, sort d'un appartement par le chemin ordinaire, par la porte; mais n'y a-t-il pas d'autres issues par lesquelles on peut également sortir? Si quelqu'un aime mieux sortir par la fenêtre, pourquoi, le blâmer ou le rendre ridicule-? Nous autres Ottomans, nous prenons ce chemin inusité.
II nous raconta ensuite que son emploi lui imposait le devoir de présenter à l'empereur, tous les ans, au mois de mars, un tableau dans lequel étaient prédits et consignés tous les événements remarquables, tous les changements politiques, qui auraient lieu dans le courant de l'année.
Si l'astrologie, disait-il, était une science incertaine; n'en aurait-on pas découvert le faux et le faible depuis longtemps? N'aurais-je pas attiré sur moi le châtiment que j'aurais bien mérité? Sous ce rapport, l'astrologue est exposé à la même critique que les autres savants. Nous avons un proverbe qui dit : Ne hante par l'astronome, et ne mange pas avec le médecin. De même que ce dicton est injuste envers cette classe de savants, de même ce proverbe français est injuste : Ne te fie pas à l'astrologue.
Nous entrâmes en quelques discussions sur les cas dans lesquels une prédiction peut être juste.
Dans les événements ordinaires de la vie, nous disait-il, on peut, par exemple, bien prévoir si tel jour ou tel autre serait favorable pour entreprendre un voyage. Par exemple, si quelqu'un se met en voyage aujourd'hui, il arrivera deux semaines plus tard à son lieu de destination que s'il s'était mis en route demain, ou après-demain, et ainsi de suite. 
Je l'ai prié de me nommer les ouvrages principaux qui traitent de l'astrologie. 
Tous les ouvrages d'astrologie, dont la littérature arabe possède un grand nombre, ont du bon. Comme chef-d'oeuvre, je vous recommande Barih Ebul Rihdschah : l'auteur est un arabe nommé Ali Efendi, cependant il n'y a que celui qui comprend les tables d'Ulugh Bey, qui peut en faire un usage avantageux. 
Ici, il nous montra un exemplaire, que son père avait déjà possédé; c'était un manuscrit en petit in- 4° de 359 feuilles. Nous lui demandâmes s'il n'était pas possible d'avoir une copie de ses prédictions annuelles; il nous répondit que non, et nous assura qu'elles n'étaient connues que dans l'intérieur le plus intime du Sérail impérial [L'Empire Ottoman]. Il eut la complaisance de nous promettre que si nous achetions des ouvrages d'astronomie ou d'astrologie chez des libraires turcs, il les examinerait, et nous en dirait le vrai prix; mais nous n'avons eu aucune occasion de profiter de son obligeance... 

On voit que l'astronomie en ce pays, comme dans les siècles passés, est toujours encore subordonnée à l'astrologie, et qu'il se passera bien du temps encore avant que les Turcs appliquent les connaissances des européens pour réformer et corriger les leurs. En vérité, c'est un phénomène bien extraordinaire de voir que les orientaux, qui avaient jeté les premiers fondements de toutes les sciences, soient restés si loin en arrière, et aient ensuite fait si peu de progrès dans la civilisation. Leur esprit, ainsi que leur politique, répugne toujours à se conformer aux idées du reste de l'Europe civilisée. Un grand orgueil national leur fait d'abord considérer avec un suprême mépris tout ce qui vient de l'Ouest et du Nord. La connaissance des langues européennes leur manque totalement; et s'il y en a parmi eux qui parlent l'italien ou le français, le nombre de ceux qui sauraient lire des ouvrages écrits en ces langues est insignifiant.

Le Raïs Effendi actuel [2] oeuvre afin que d'abord les manuscrits de l'Orient pussent être imprimés; on devrait ensuite enrichir la littérature turque des traductions de nos meilleurs livres classiques et scientifiques; on se familiariserait bientôt avec la lecture des livres imprimés, au lieu qu'à présent on donne la préférence aux manuscrits, qu'on se procure avec difficulté, et qui, à cause de leur grand prix, ne peuvent être achetés que par les riches. Mahmud Rays a donné en cela un exemple hardi et glorieux à ses compatriotes [3]. Le moyen le plus efficace pour propager et répandre la civilisation en ces pays serait l'imprimerie, mais elle y manque tout à fait. L'Imprimerie impériale de Scudar n'est pas à même, il s'en faut de beaucoup, de suffire à ce besoin. Il faudrait que plusieurs, imprimeries fussent répandues dans l'empire [4]. (Seetzen).
 

[4] C'est impossible. Le mufti, les derviches, les marabouts, les imams, tous les effendis s'y opposeraient. Déjà la loi défend à tout vrai croyant de lire un Coran imprimé; il faut qu'il soit écrit; c'est la même chose avec la Torah [Ancien testament] chez les Juifs, Si, du temps de l'invention de l'imprimerie, on avait pu prévoir à quoi elle mènerait, il y aurait certainement eu des personnes qui l'auraient étouffée dès sa naissance, puisqu'il y en a dans nos jours qui le feraient encore, s'il le pouvaient. (Z).
Et Zach de conclure :
Une prédiction astrologique, sans doute, n'est qu'une vaine chimère, mais elle peut quelquefois porter, malheur, et devenir une vérité très réelle et très fatale, par la conduite qu'elle fait tenir, et c'est bien celle-là qui a fait serrer le cou au dernier Münedschin Baschi de Constantinople
[2] Ministre des affaires étrangères, étranglé depuis longtemps. (Z).

[3] Le vizir Halit Pacha et le Kapitan Begh (vice-amiral de la flotte), tous les deux décapités, contribuèrent beaucoup, par leur zèle et par leur exemple, à la civilisation de leur nation; mais, après leur mort violente, tout est retombé dans l'ancienne barbarie. (Z).
 
 
 
 
 
 

 

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