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Synésius

Synésius est assurément une des physionomies les plus originales que nous fasse connaître l'histoire intellectuelle du IVe et du Ve siècle. Né en Afrique, à Cyrène, élevé au sein du paganisme et initié à tous les secrets de la science grecque, il acheva de se former dans les écoles d'Alexandrie. Il fut un des disciples les plus assidus, les plus fidèles et les plus brillants d'Hypatie.

C'est dans les ouvrages mêmes de Synésius qu'il nous faut chercher des renseignements sur sa vie. A part une indication, ou plutôt une espèce de légende conservée dans le Pralum spirituale, de Jean Moschus, sur la conversion d'Évagrius au christianisme par Synésius, nul autre auteur ancien ne parle de ce philosophe. Parmi les écrits qui nous restent de lui, ses lettres, au nombre de 156, sont un des monuments les plus intéressants des idées, des moeurs et de l'esprit de cette époque. Sept de ces lettres sont adressées à Hypatie, et toutes témoignent d'une admiration qui ne se démentit jamais : 

« O ma mère (lui écrit-il, lettre 16), ma soeur et mon maître, toi qui dans tous ces rôles as été ma bienfaitrice; j'ajouterais un autre titre, si j'en connaissais un qui exprimât mieux mon respect. »
Dans une lettre à son frère il l'appelle la sainte philosophe, chérie de la Divinité. Il la consultait sur ses ouvrages, entre autres sur les trois suivants, dont il lui annonce l'envoi dans la lettre 153 : le Dion, où il rend compte de ses études, de sa manière de travailler, et s'étend avec une certaine complaisance sur sa merveilleuse facilité à imiter le style des auteurs les plus divers; le Traité des Songes, qu'il prétend lui avoir été inspiré pendant la nuit, et qui contient des observations tour à tour ingénieuses et triviales sur l'origine et la signification des rêves; enfin sur le nombre parfait, c'est-à-dire le nombre trois.

Après avoir reçu les leçons d'Hypatie à Alexandrie, Synésius voulut visiter Athènes, où il espérait trouver encore les traditions de la philosophie dans les écoles de l'Académie et du Lycée; mais il fut bientôt détrompé. Ses lettres attestent un prompt désenchantement. Il écrit à son frère (lettre 135) :

« Athènes, jadis la cité domicile des sages, n'est plus célèbre maintenant que par des apprêteurs de miel. Ajoutez à cela ce couple de sages phutarquiens qui, dans les théâtres, rassemblent les jeunes gens, non pas par la renommée de leur éloquence, mais par leurs amphores de l'Hymette. »
Synésius se hâta de revenir à Cyrène, où il se livra à la culture des lettres et de la philosophie. On le raillait de ce qu'il restait simple particulier, tandis que ses proches ambitionnaient les magistratures  :
« J'aime mieux, disait-il, voir mon âme gardée par une couronne de vertu, que mon corps environné de soldats, puisque l'état des affaires n'admet plus pour administrateur un philosophe. »
Cependant, malgré son jeune âge, son mérite attira bientôt sur lui l'attention de ses concitoyens dans une occasion importante. La Cyrénaïque, désolée à la fois par l'invasion des barbares, par les exactions de ses gouverneurs, et aussi par d'autres fléaux, tels que des tremblements de terre et des nuées de sauterelles apportées par le vent du midi, qui dévoraient toutes les semences et menaçaient le pays de la famine, crut devoir recourir à l'empereur pour lui demander des secours et la réduction des impôts. A cet effet, une députation fut envoyée à Arcadius, à Constantinople, et Synésius fut choisi pour porter la parole et offrir à l'empereur l'aurum coronarium, espèce de contribution, volontaire dans l'origine, mais que les villes furent bientôt contraintes de payer. Synésius s'acquitta dignement de sa mission, qui fut pour lui l'occasion du premier de ses ouvrages, intitulé des Devoirs de la royaauté.

Il passa trois ans à Constantinople à solliciter des secours pour la Pentapole de Libye, et par sa persévérance, que ne purent lasser bien des tribulations, il obtint enfin quelques soulagements pour son pays.

C'est en l'année 400 qu'il revint chez lui; et si, comme on le dit, il n'était âgé que de dixneuf ans lorsqu'il fut envoyé à Constantinople, on serait autorisé à placer sa naissance à l'an 378. De retour en Afrique, il se livra de nouveau avec joie à ces studieux loisirs qu'il a décrits avec tant de charme.

« Viens, lyre harmonieuse, après les chansons du vieillard de Téos, après les accents de la Lesbienne, faire retentir dans des hymnes plus augustes le chant dorien, non plus pour célébrer de délicates jeunes filles au sourire voluptueux, ni l'aimable adolescence des garçons dans la fleur de leur âge : c'est l'enfantement pur et sans tache de la sagesse fécondée par Dieu même, qui me presse de faire résonner les cordes de ma lyre pour une poésie divine, et qui m'ordonne de fuir le poison délicieux des amours terrestres.

Car qu'est-ce que la force, qu'est-ce que la beauté, qu'est-ce que l'or qu'est-ce que la renommée et les honneurs de la royauté, auprès de la pensée de Dieu? Que l'un soit habile à lancer un coursier, l'autre à tendre l'arc; qu'un autre garde de riches trésors et entasse des monceaux d'or; qu'un autre ait pour parure une chevelure flottante sur ses épaules, et qu'il soit chanté par les jeunes garçons et par les jeunes filles pour le brillant éclat de son visage;

Pour moi, qu'il me soit donné de couler une vie tranquille et sans bruit, ignoré des autres, et connaissant les choses de Dieu. Puissé-je avoir la sagesse, guide habile de la jeunesse, guide habile de la vieillesse, reine habile de la richesse! La sagesse supportera sans peine et en riant une pauvreté inaccessible aux soucis de la vie, pourvu seulement que j'aie assez pour n'avoir pas à recourir à la chaumière du voisin, et pourvu que le besoin ne me réduise pas à de noirs soucis.

Entends le chant de la cigale, qui boit la rosée du matin. Vois, les cordes de ma lyre résonnent d'elles-mêmes, et leur voix divine résonne tout à l'entour de moi. Quels accents va donc enfanter en moi l'inspiration divine? »

Tel est le début du premier hymne de Synésius. Déjà, dans ce prélude du poète, on peut pressentir le philosophe, curieux de connaître les choses de Dieu. Quelques-uns même ont vu dans l'enfantement pur et sans tache de la sagesse fécondée par Dieu même, l'indice d'une influence chrétienne. On sait en effet que Synésius se fit chrétien, puisque, par la suite, il devint évêque. La suite de ce premier hymne porte la trace incontestable des dogmes nouveaux; mais, il faut bien le dire, si l'auteur fut chrétien, ce fut sans jamais sacrifier l'indépendance de l'esprit philosophique, et non sans glaner, dans plus d'une des sectes gnostiques qui pullulaient alors quelques opinions dissidentes. Ainsi, il continue dans ce même hymne :
« Celui qui est à lui-même son principe, le père, et le conservateur des êtres l'être incréé au-dessus des sommets les plus élevés du ciel, jouissant de la gloire immortelle, Dieu, siège inébranlable, unité pure des unités, premières monade des monades, qui met l'unité dans ce qu'il y a de plus simple et de plus élevé parmi les êtres, et qui les engendre dans un enfantement supérieur à toutes les substances, d'où, s'élançant elle-même sous sa forme primitive, l'unité ineffable répandue dans l'univers a atteint la puissance trinaire.
Et la source, supérieure en nature à toutes les substances, se couronne de la beauté des enfants qui jaillissent du centre, et se répandent autour de ce centre. »
Si nous trouvons dans ce passage une affirmation assez formelle du dogme de la Trinité, si le poète se montre ici orthodoxe dans son intention, peut-être n'est-il pas aussi claire dans son langage. L'unité pure des unités, la première monade des monades, la source supérieure en nature à toutes les substances, le silence qui doit couvrir les mystères ineffable, sont évidemment des expressions empruntées à la langue de l'hérésie valentinienne. Synésius semble même quelquefois tomber dans une espèce de dualisme gnostiques, admettant deux principes, l'un lumineux, l'autre ténébreux, qui est le même que la matière.
« Cet esprit tout entier, dit-il à la fin de ce même hymne, un partout, tout entier pénétrant dans le tout, fait tournoyer la profondeur des cieux; et, en conservant cet univers, il se produit épars sous mille formes diverses. Une partie de cet esprit préside au cours des étoiles, l'autre au choeur des anges; une autre enfin, sous ses chaînes pesantes a revêtu la forme terrestre, et s'est séparée de ses créateurs. Elle a vu le ténébreux oubli, admirant la terre, triste séjour des aveugles soucis, Dieu rabaissé aux choses mortelles. Et il reste pourtant, oui, il reste quelque lumière dans ses yeux voilés : il reste encore à ceux qui sont tombés ici-bas une force qui les rappelle aux cieux, lorsque, échappés des flots de la vie, ils entrent joyeux dans la voie sainte qui conduit au palais de leur père. »
Nous citerons encore ce passage remarquable de l'hymne II, v. 2653 : 
« Une seule source, une seule racine brille sous une triple forme : car où est la profondeur du Père, la brille aussi le Fils glorieux, enfant de son coeur, la sagesse créatrice des mondes, la lumière de l'Esprit-Saint qui en fait l'unité; »
et celle-ci de l'hymne III, v. 168-171 :
« Canal d'où dérivent les dieux, créateur des esprits et nourricier des âmes, source des sources, etc. »
Les Hymnes de Synésius offrent, en général, un singulier mélange de platonisme alexandrin et de mysticisme gnostique incorporé aux idées chrétiennes, le tout fondu dans une abondante inspiration poétique.

On pourrait supposer que ces déviations plus ou moins marquées de l'orthodoxie doivent être attribuées aux libertés du langage poétique; mais nous verrons bientôt Synésius lui-même, dans ses Lettres, et particulièrement dans un épanchement plein de franchise où il explique les raisons qui l'empêchent d'accepter l'épiscopat, exposer avec la plus grande netteté trois points importants sur lesquels sa raison ne peut se soumettre à accepter les croyances de l'Église. Après son voyage de Constantinople, Synésius avait séjourné quelque temps à Alexandrie, où il s'était marié, vers l'année 403. Il dit même (lettre 105) avoir reçu sa femme des mains du patriarche Théophile; et c'est pendant son absence que Ptolémaïs, capitale de la Cyrénaïque, ayant perdu son évêque, le choisit pour le remplacer, quoiqu'il n'eût pas encore reçu le baptême. Il avait vécu jusque-là également indépendant des deux Eglises, voué à peu près exclusivement au culte de la philosophie; mais ses vertus et son caractère aimable le faisaient chérir également des chrétiens et des païens. Il fit une longue résistance. Il exposa les motifs de son refus d'abord à Théophile, patriarche d'Alexandrie, duquel relevait le siège de Ptolémaïs, puis à son frère Evoptius. La lettre qu'il adressa à ce dernier (lettre 105) est une des plus intéressantes par le tableau fidèle qu'elle nous présente des luttes de sa conscience. En voici quelques passages :
« Dieu, et la loi, et la main de Théophile m'ont donné une épouse. Je déclare donc d'avance à tous et j'atteste que je ne veux ni me séparer jamais d'elle, ni vivre clandestinement avec elle, comme un adultère : car, si l'un est contraire à la piété, l'autre est contraire à la loi. Mais je désire et je fais voeu d'avoir de nombreux et excellents enfants. [Il en avait déjà trois.]

Mais ceci n'est rien, comparé à tout le reste. Il est difficile, sinon tout à fait impossible, que les opinions qui, à l'aide de la science, sont passées dans mon esprit à l'état de démonstration, en soient arrachées. Or, tu sais que la philosophie est en opposition avec certains dogmes bien connus : ainsi je ne me persuaderai jamais que la naissance de l'âme soit postérieure à celle du corps; jamais je n'admettrai que le monde doive périr un jour avec ses éléments. Quant à cette résurrection dont on parle tant, je la regarde comme quelque chose de sacré et de mystérieux, et je suis loin d'approuver les préjugés du vulgaire. Si les lois de notre sacerdoce m'accordent tout cela, alors je pourrai être prêtre, philosophant dans mon intérieur, et, au dehors, m'amusant à des fables; et, sans rien enseigner, sans pourtant rien réfuter, rester du moins dans mes opinions préétablies. Si je suis appelé au sacerdoce, je ne veux pas feindre des opinions que je n'aurais pas, j'en prends Dieu, j'en prends les hommes à témoin. La vérité appartient à Dieu, devant qui je veux être irréprochable. Sur ce point-là seul je ne feindrai pas [...]. 

Quant à mes opinions, je ne les dissimulerai pas, et ma langue ne se révoltera pas contre ma pensée. En parlant ainsi, je crois plaire à Dieu. Mais je ne veux laisser a personne le droit de dire qu'en laissant ignorer ce que je suis, j'ai ravi l'élection. »

L'Église fit-elle à Synésius les concessions que paraissent exiger ici ses scrupules, pour accepter l'épiscopat? A cet égard, l'absence de documents historiques nous réduit aux conjectures. Ce qu'il y a de certain, c'est que nous voyons Synésius evêque de Ptolémaïs en 411, la troisième année du règne de Théodose le Jeune, fils d'Arcadius et d'Honorius. Ce qui n'est pas moins certain, c'est que l'intention si solennellement annoncée par lui, dans la lettre précédente, de rester fidèle a la philosophie, se retrouve exprimée tout aussi nettement, et à plusieurs reprises, dans l'épître II, adressée aux prêtres de son diocèse, et dans l'épître 95 à Olympius, où il dit :
« Si je ne suis pas abandonné par Dieu, je reconnaîtrai que le sacerdoce n'est pas une déchéance de la philosophie, mais une ascension vers elle. »
Il paraît seulement, par la suite de cette épître 95, qu'il voulut faire pendant plusieurs mois l'épreuve de ses nouvelles fonctions.

Une fois évêque, Synésius remplit ses nouveaux devoirs avec un dévouement consciencieux. Cet esprit si porté à un mysticisme contemplatif ne recule devant aucune des obligations de la vie active. Il devient défenseur zélé de la province, tantôt auprès du gouvernement de Constantinople, tantôt contre les barbares. Ses Lettres nous font connaître la résistance énergique qu'il opposa à Andronicus, un de ces gouverneurs militaires qui opprimaient la Cyrénaïque, et qu'il fit déposer. Lors de l'invasion des barbares, il organisa la défense et donna l'exemple d'un courage opiniâtre. Il fait forger des armes et se met à la tête des habitants. Comme on lui reprochait de faire un métier si peu conforme à son caractère épiscopal : 

« Quoi! répondit-il, on ne nous permet donc que de mourir et de voir égorger notre troupeau! »
Quand la ville fut assiégée, il lutta jusqu'au dernier moment, faisant la garde à son tour, passant les nuits sur les remparts, et travaillant par ses efforts et son exemple a ranimer le courage abattu dès citoyens. Enfin, voyant arriver le jour fatal de la ruine :
«  Pour moi, dit-il, je resterai à mon poste dans l'église; je placerai devant moi les vases sacrés de l'eau lustrale; j'embrasserai les saintes colonnes qui soutiennent au-dessus de la terre la table sainte. Là, je m'assoirai vivant, et je tomberai mort. Je suis ministre et sacrificateur de Dieu, et peut-être faut-il que je lui fasse le sacrifice de ma vie. Non, Dieu, ne dédaignera pas l'autel pur de sang, quand il le verra souillé du sang d'un pontife. »
Synésius survécut à ces désastres, qui ravagèrent la Cyrénaïque en 413; mais on a peu de renseignements sur ses dernières années. La date même de sa mort est inconnue; mais on ne peut la reculer au delà de 430, puisque son frère Evoptius, qui lui succéda comme évêque sur le siège de Ptolémaïs, assista en cette qualité au concile d'Ephèse qui se tint en 431.

C'est un spectacle digne d'attention que le travail intérieur de cet esprit actif et curieux, de cette âme ardente et enthousiaste pour résoudre les grands problèmes proposés à l'intelligence humaine; c'est une étude intéressante de suivre ses efforts soutenus pour comprendre la nature divine, et surtout d'observer l'effet que durent produire sur cet esprit tout empreint des idées de la Grèce antique, la révélation d'une religion nouvelle et les mystères du christianisme venant se greffer sur les doctrines platoniciennes. Ce qui distingue Synésius de tous les écrivains de son époque, c'est une rare indépendance d'esprit et de caractère : là est le secret de son originalité. Tous ses écrits portent la trace d'une pensée qui ne relève que d'elle-même. Si l'on peut reconnaître en lui un alexandrin, au mysticisme qui l'inspire, du moins il ne porta jamais le joug de l'école. Nous avons vu cette vie de philosophe contemplatif, si passionné pour la science et pour la poésie, embrasser avec abnégation les devoirs de la vie active, et se couronner dignement par le dévouement d'un héros, d'un saint pontife prêt à sacrifier ses jours pour le salut de son troupeau. (A.D.).

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