La Harpe 1820. | Pour terminer cet article, nous allons maintenant suivre notre philosophe voyageur [La Condamine] sur la rivière des Amazones, par laquelle il prit sa route pour retourner en Europe. Ce fleuve, le plus grand de tous les fleuves du monde, puisqu'on lui donne cinquante lieues de largeur à son embouchure, avait été reconnu, dès l'an 1500, par Vincent Pinzon; et dans le second voyage de Pizarre au Pérou, quarante ans après, Orellana, un de ses officiers, qui montait un brigantin, chargé de chercher des vivres sur la côte, osa s'abandonner l'espace de cinq cents lieues au cours de l'Amazone, et lui donna même son nom, puisque plusieurs auteurs l'ont appelé depuis l'Orellana; il en sortit par le cap du Nord. [...] Depuis Orellana, qui périt dans un second voyage, on fit plusieurs tentatives pour rentrer dans l'Amazone par une des rivières qui s'y jettent, et en connaître la navigation, que la quantité d'îles, la rapidité des courants, les fréquents détours du fleuve, et les rochers qui le resserrent en plusieurs endroits rendent difficile et dangereuse. Les Portugais, rivaux des Espagnols dans les entreprises de ce genre, et dont les possessions dans le Brésil sont limitrophes de l'embouchure de l'Amazone dans l'Océan atlantique, la remontèrent, en 1637, sous la conduite de Texeira et dans une flottille de canots, depuis Para, forteresse portugaise, jusqu'au lieu où elle commence à être navigable. La relation de ce voyage nous a été transmise par, le P. d'Acugna, jésuite espagnol, qui accompagna les portugais lorsqu'ils retournèrent par la même route qu'ils avaient suivie, c'est-à-dire en descendant l'Amazone qu'ils avaient remontée. Cette relation fut traduite, dans le siècle dernier [XVIIIe s.], par le romancier Gomberville, auteur de Polexandre; car alors nos littérateurs français cultivaient la langue espagnole comme on étudie aujourd'hui l'italien et l'anglais. Nous croyons devoir rapporter quelques endroits de cette relation qui paraîtront un peu romanesques, mais dont le fond n'est pas moins vrai. "L'Amazone, dit-il, traverse plus de royaumes que le Gange, l'Euphrate et le Nil. Elle nourrit infiniment plus de peuples, et porte ses eaux douces bien plus loin dans la mer : elle reçoit beaucoup plus de rivières. Si les bords du Gange sont couverts d'un sable doré, ceux de l'Amazone sont chargés d'un sable d'or pur; et ses eaux, creusant ses rives de jour en jour, découvrent par degrés les mines d'or et d'argent que la terre quelles baignent cache dans son sein. Enfin les pays qu'elle traverse sont un paradis terrestre; et si leurs habitants aidaient un peu la nature, tous les bords d'un si grand fleuve seraient de vastes jardins remplis sans cesse de fleurs et de fruits. Les débordements de ses eaux fertilisent pour plus d'une année toutes les terres qui en sont humectées : elles n'ont pas besoin d'autre amélioration. D'ailleurs toutes les richesses de la nature se trouvent dans les régions voisines : une prodigieuse abondance de poissons dans les rivières, mille animaux différents sur les montagnes, un nombre infini de toutes sortes d'oiseaux, les arbres toujours chargés de fruits, les champs couverts de moissons, et les entrailles de la terre pleines de mines de métaux précieux." L'épopée des Topinamboux. Le P. d'Acugna nous donne le nom de plus de cent cinquante nations qui habitent sur les bords de l'Amazone dans une étendue de mille huit cents lieues en longueur, et dans une circonférence de quatre mille, en y comprenant les rivières qui se perdent dans ce fleuve. Tous ces peuples-là sont idolâtres et ont à peu près les mêmes moeurs, c'est-à-dire celles des Sauvages. La nation des Topinamboux mérite qu'on en fasse une mention particulière par les efforts qu'elle a faits pour défendre son indépendance contre la tyrannie des Européens. Vingt lieues au-dessous de la rivière de Cayary, qui vient du sud se joindre à l'Amazone, est une île de soixante lieues de large, qui doit en avoir plus de deux cents de circuit: on la nomme île des Topinamboux. Après la conquête du Brésil, ces peuples, habitant la province de Fernambouc, aimant mieux renoncer à toutes leurs possessions que de se soumettre aux Portugais, se bannirent volontairement de leur patrie. Ils abandonnèrent environ quatre-vingt-quatre gros bourgs où ils étaient établis; sans y laisser une créature vivante. Le premier chemin qu'ils prirent fut à la gauche des Cordillères : ils traversèrent toutes les eaux qui en descendent. Ensuite la nécessité les forçant de se diviser, une partie pénétra jusqu'au Pérou, et s'arrêta dans un établissement espagnol voisin des sources de Cayary. Mais après quelque séjour il arriva qu'un Espagnol fit fouetter un Topinambou pour avoir tué une vache. Cette injure causa tant d'indignation à tous les autres, que, s'étant jetés dans leurs canots, ils descendirent la rivière jusqu'à la grande île qu'ils occupent aujourd'hui. - Ils parlent la langue générale du Brésil, qui s'étend dans toutes les provinces de cette contrée, jusqu'à celle de Para. Ils racontèrent au P. d'Acugna que leurs ancêtres, n'ayant pu trouver, en sortant du Brésil, de quoi se nourrir dans les déserts qu'ils eurent à traverser, furent contraints pendant une marche de plus de neuf cents lieues, de se séparer plusieurs fois, et que ces différents corps peuplèrent diverses parties des montagnes du Pérou. Ceux qui étaient descendus jusqu'à la rivière des Amazones eurent à combattre les insulaires, dont ils prirent la place, et les vainquirent tant de fois, qu'après en avoir détruit une partie, ils forcèrent les autres d'aller chercher une retraite dans des terres éloignées. - Les Topinamboux de l'Amazone sont une nation si distinguée, que le P. d'Acugna ne fait pas difficulté de la comparer aux premiers peuples de l'Europe; et quoiqu'on s'aperçoive qu'ils commencent à dégénérer de leurs pères par les alliances qu'ils contractent avec les Américains du pays, ils s'en ressentent encore par la noblesse du coeur et par leur adresse à se servir de l'arc et des flèches : ils sont d'ailleurs fort spirituels. Comme les Portugais, dont la plupart savaient la langue du Brésil, n'avaient pas besoin d'interprètes pour converser avec eux, ils en tirèrent des informations fort curieuses; entre autres choses, les Topinamboux confirmèrent aux Portugais qu'il existait de vraies Amazones, dont le fleuve a tiré son ancien nom. Les Amazones de l'Amazone. "Je ne m'arrête point, dit d'Acugna, aux perquisitions sérieuses que la cour souveraine de Quito en a faites. Plusieurs natifs des lieux mêmes ont attesté qu'une des provinces voisines du fleuve était peuplée de femmes belliqueuses, qui vivent et se gouvernent seules sans hommes; qu'un certain temps de l'année elles en reçoivent pour devenir enceintes, et que le reste du temps elles vivent dans leurs bourgs, où elles ne songent qu'à cultiver la terre, et à se procurer par le travail de leurs bras tout ce qui est nécessaire à l'entretien de la vie. Je ne m'arrêterai pas non plus à d'autres informations qui ont été prises dans le nouveau royaume de Grenade au siège royal de Pasto, où l'on reçut le témoignage de quelques Américains, particulièrement celui d'une Américaine qui avait été dans le pays de ces vaillantes femmes, et qui ne dit rien que de conforme à tout ce qu'on savait déjà par les relations précédentes. Mais je ne puis taire ce que j'ai entendu de mes oreilles, et que je voulus vérifier aussitôt que je me fus embarqué sur le fleuve. On me dit, dans toutes les habitations où je passai, qu'il y avait dans les pays des femmes telles que je les dépeignais, et chacun en particulier m'en donnait des marques si constantes et si uniformes, que, si la chose n'est point, il faut que le plus grand des mensonges passe dans tout le Nouveau-Monde pour la plus constante de toutes les vérités historiques. Cependant nous eûmes de plus grandes lumières sur la province que ces femmes habitent, sur les chemins qui y conduisent, sur les Américains qui communiquent avec elles, et sur ceux qui leur servent à peupler dans le dernier village, qui est la frontière entre elles et les Topinamboux. Trente-six lieues au-dessous de ce dernier village; en descendant le fleuve, on rencontre, du côté du nord, une rivière qui vient de la province même des Amazones, et qui est connue par les Américains du pays sous le nom de Cunuris. Elle prend ce nom de celui d'un peuple voisin de son embouchure. Au-dessus, c'est-à-dire, en remontant cette rivière, on trouve d'autres Américains, nommés Apotos, qui parlent la langue générale du Brésil. Plus haut, sont les Tagaris : ceux qui les suivent sont les Guacares, l'heureux peuple qui jouit de la faveur des Amazones. Elles ont leurs habitations sur des montagnes d'une hauteur prodigieuse, entre lesquelles on en distingue une nommée Yacamiaba, qui s'élève extraordinairement au-dessus de toutes les autres, et si battue des vents, qu'elle en est stérile. Ces .femmes s'y maintiennent sans le secours des hommes. Lorsque leurs voisins viennent les visiter au temps qu'elles ont réglé, elles les reçoivent l'arc et la flèche en main, dans la crainte de quelque surprise; mais elles ne les ont pas plus tôt reconnus, qu'elles se rendent en foule à leurs canots, où chacune saisit le premier hamac qu'elle y trouve, et le va suspendre dans sa maison pour y recevoir celui à qui le hamac appartient. Après quelques jours de familiarité, ces nouveaux hôtes retournent chez eux. Tous les ans ils ne manquent point de faire ce voyage dans la même saison. Les filles qui en naissent sont nourries par leurs mères, instruites au travail et au maniement des armes. On ignore ce qu'elles font des mâles; mais j'ai su d'un Américain, qui s'était trouvé à cette entrevue, que l'année suivante elles donnaient aux pères les enfants mâles qu'elles ont mis au monde. Cependant la plupart croient qu'elles tuent les mâles au moment de leur naissance, et c'est ce que je ne puis décider sur le témoignage d'un seul Américain. Quoi qu'il en soit, elles ont dans leur pays des trésors capables d'enrichir le monde entier, et l'embouchure de la rivière, qui descend de leur province, est à deux degrés et demi de hauteur méridionale."- Convoitises coloniales. La ville de Para, que le P. d'Acugna nomme la grande forteresse des Portugais, est à trente lieues de Comuta. Il y avait alors un gouverneur et trois compagnies d'infanterie, avec tous les officiers qui en dépendent; mais le judicieux voyageur observe que les uns et les autres relevaient du gouvernement général de Maragnon, qui était à plus de 130 lieues de Para, vers le Brésil; ce qui ne pouvait causer que de fâcheux délais pour la conduite du gouvernement. "Si nos gens, dit-il, étaient assez heureux pour s'établir sur l'Amazone, il faudrait nécessairement que le gouverneur du Para fût absolu, puisqu'il aurait entre les mains la clef du pays." II termine son ouvrage par expliquer les vues de la cour d'Espagne dans ces voyages entrepris sur l'Amazone. D'abord il est clair que cette rivière, traversant toute l'Amérique méridionale, depuis les Andes jusqu'au Brésil, joignait d'une extrémité à l'autre les possessions espagnoles et portugaises réunies sous Philippe II; mais il s'offrait encore d'autres motifs. Les Français, les Anglais et les Hollandais, avaient commencé depuis longtemps à faire des courses incommodes dans les mers voisines des établissements espagnols, et jusqu'à celle du Sud, d'où ils étaient, revenus comblés de gloire et de richesses. II n'avait pas été facile de faire cesser ce danger sous le règne de Charles-Quint, parce que toutes les côtes de l'Amérique n'étaient pas encore assez connues pour permettre à ce prince de changer la route ordinaire de ses galions, non plus que le lieu dans lequel ils s'assemblaient pour retourner en Espagne. Philippe II ne vit pas d'autre remède à des maux presque inévitables que d'imposer aux capitaines de ses flottes la loi de ne pas se séparer dans leur navigation; mais un ordre seul ne suffisait pas pour les garantir. II était presque impossible que, pendant un voyage de mille lieues, plusieurs vaisseaux fussent toujours si serrés, qu'il ne s'en écartât pas un, et tel corsaire suivait les galions depuis la Havane jusqu'à San Lucar pour enlever sa proie. Aussi Philippe III jugea-t-il cet expédient trop incertain. Il voulut qu'on trouvât le moyen de dérober la route de ses galions; et de toutes les ouvertures qui lui furent proposées, il n'en trouva point de plus propre à donner le change aux armateurs que d'ouvrir la navigation sur la rivière des Amazones, depuis son embouchure jusqu'à sa source. En effet, les plus grands vaisseaux pouvant demeurer à l'ancre sous la forteresse du Para, on y aurait pu faire venir toutes les richesses du Pérou, de la Nouvelle-Grenade, de Tierra Firme, et même du Chili. Quito aurait pu servir d'entrepôt, et Para de rendez-vous pour la flotte du Brésil, qui, se joignant aux galions pour le retour en Europe, aurait effrayé les corsaires par la force et par le nombre. Ce Projet n'était pas sans vraisemblance. L'exemple d'Orellana, prouvait que la rivière était navigable en descendant. La difficulté ne consistait qu'à trouver la véritable embouchure pour remonter jusqu'à Quito. Mais, quoique la découverte semblât perfectionnée par le retour de Texeira, et par les observations du P. d'Acugna tous les projets de l'Espagne s'évanouirent aussitôt que les Portugais eurent élevé le duc de Bragance sur le trône. Ils venaient d'apprendre à remonter l'Amazone depuis son embouchure jusqu'à sa source, et le roi d'Espagne craignit avec raison qu'étant devenus ses ennemis, ils ne lui tombassent sur les bras jusque dans le Pérou, le plus riche de ses domaines, lorsqu'ils auraient chassé les Hollandais du Brésil. Comme il y avait lieu de craindre aussi que la relation du P. d'Acugna ne leur servît de routier, Philippe IV prit le parti d'en faire supprimer tous tes exemplaires, qui sont devenus très rares. Depuis ce temps-là les entreprises des Espagnols se sont bornées, sur l'Amazone, à réduire les peuples voisins de cette grande partie du fleuve qui est renfermée dans le gouvernement de Maynas. Ils doivent leurs succès moins à leurs armes qu'au zèle infatigable des missionnaires. - Motifs de la descente par La Condamine. Le voyage et la carte de La Condamine ont jeté un nouveau jour sur le pays et sur le cours de l'Amazone. Il se trouvait, vers la fin de mars 1743, à Tarqui, près de Cuenca. "Nous étions convenus, dit-il, MM. Godin, Bouguer et moi, pour multiplier les occasions d'observer, de revenir en Europe par des routes différentes. J'en choisis une presque ignorée, et qui ne pouvait m'exposer à l'envie : c'était celle de la rivière des Amazones, qui traverse d'occident en orient tout le continent de l'Amérique méridionale. Je me proposais de rendre ce voyage utile en levant une carte de ce fleuve, et recueillant des observations en tout genre sur une région si peu çonnue." La Condamine observe que la carte très défectueuse du cours de ce fleuve par Sanson, dressée sur la relation purement historique du P. d'Acugna, a depuis été copiée par tous les géographes faute de nouveaux mémoires, et que nous n'en avons pas eu de meilleure jusqu'en 1717. Alors parut pour la première fois en France une copie de celle qui avait été dressée dès l'année 1690 par le P. Fritz, et qui fut gravée à Quito en 1907; mais plusieurs obstacles n'ayant jamais permis à ce missionnaire de la rendre exacte, surtout vers la partie inférieure du fleuve, elle n'est accompagnée que de quelques notes, sans presque aucun détail historique; de sorte que, jusqu'à celle de La Condamine, on ne connaissait le pays des Amazones que par la relation du. P. d'Acugna, dont on vient de lire l'extrait. Comme nous avons déjà donné, d'après Ulloa, d'exactes remarques sur le nom, la source et le cours général du Maragnon, il ne nous reste qu'à suivre l'académicien depuis Tarqui jusqu'à Jaen, et depuis Jaen jusqu'à à son entrée dans la mer du Nord, et de là jusqu'en Europe. | |