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Turcaret, de Lesage

Turcaret est une comédie en cinq actes et en prose, de Lesage (Comédie-Française, 14 février 1709).

Le sujet de Turcaret se trouve analysé en deux lignes dans Turcaret même. Frontin dit au chevalier, son maître : 

« J'admire le train de la vie humaine! Nous plumons une coquette, la coquette mange un homme d'affaires, l'homme d'affaires en pille d'autres; cela fait un ricochet de fourberies le plus plaisant du monde ».
Turcaret est un ancien laquais qui, sans esprit, sans éducation et surtout sans probité, est parvenu à force d'usure et de rapines à figurer parmi les plus riches traitants. Marié à la fille d'un pâtissier de Falaise, il fait une petite pension à sa femme pour qu'elle reste à Valognes, tandis que lui se donne pour garçon à une jeune baronne dont il est épris. Il la comble de présents qu'elle accepte moins pour elle que pour un certain chevalier qu'elle a la faiblesse d'aimer. Le chevalier, comme il le déclare lui-même, ne rend des soins à la coquette que pour l'aider à ruiner le traitant. Le chevalier a pour valet un maître fripon, nommé Frontin, qui, après l'avoir aidé à voler la coquette et le traitant, finit par le voler lui-même, de concert avec Lisette, qu'il a donnée pour suivante à la baronne; en sorte que la scène paraât transformée en une caverne de voleurs, n'ayant pas même la probité des voleurs de profession, qui, du moins, ne se volent pas entre eux. Turcaret finit par être ruiné, arrêté et conduit en prison, tandis que les auteurs de sa ruine triomphent et que le plus fripon de tous, Frontin, s'écrie impudemment : 
« Voilà le règne de M. Turcaret fini, le mien va commencer ».
Le dialogue de la pièce est rempli d'esprit, de verve, de naturel, de force et de gaieté. Ce sont des moeurs fort vilaines assurément; mais comme l'auteur en fait ressortir avec autant de force que d'esprit l'indignité, la honte, le ridicule, la sottise, la comédie elle-même est des plus morales. Il n'en est pas de mieux faite pour inspirer le mépris et le dégoût des richesses mal acquises.

Dans Turcaret, Lesage voue à l'exécration publique les vampires qui, sous le nom de traitants et de maltôtiers, aspiraient à eux toutes les richesses de la France; il met à nu leurs viles passions, leur insatiabilité, leur plate insolence, leurs folles prodigalités, leurs débauches grossières, et par-dessus tout leur bassesse et leur friponnerie.
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Comment M. Turcaret dépense sois argent

[Dans cet extrait, on voit M. Turcaret dépenser sans compter son argent. - La Baronne, coquette, se laisse courtiser à la fois par un jeune chevalier et par M. Turcaret. Celui-ci la comble de présents, et la baronne espère se faire épouser par le riche financier.]

« LA BARONNE, FLAMAND, MARINE puis M. TURCARET

LA BARONNE
Tais-toi; Marine, j'aperçois le laquais de M. Turcaret.

MARINE, bas à la baronne.
Oh! pour celui-ci, passe; il ne nous apporte que de bonnes nouvelles. Il tient quelque chose; c'est sans doute un nouveau présent que son maître vous fait.

FLAMAND, présentant un petit coffre à la baronne.
M. Turcaret, madame, vous prie d'agréer ce petit présent. Serviteur, Marine.

MARINE
Tu sois le bien venu, Flamand! j'aime mieux te voir que ce vilain Frontin.

LA BARONNE, montrant le coffre à Marine. 
Considère, Marine, admire le travail de ce petit coffre! as-tu rien vu de plus délicat?

MARINE
Ouvrez, ouvrez, je réserve mon admiration pour le dedans; le coeur me dit que nous en serons plus charmées que du dehors.

LA BARONNE l'ouvre.
Que vois-je! Un billet au porteur! l'affaire est sérieuse.

MARINE
De combien, madame?

LA BARONNE
De dix mille écus... Je vois un autre billet.

MARINE
Encore au porteur?

LA BARONNE
Non; ce sont des vers que M. Turcaret m'adresse.

MARINE
Des vers de M. Turcaret!

LA BARONNE, lisant.
« A Philis... Quatrain... » Je suis sa Philis, et il me prie en vers de recevoir son billet en prose.

MARINE
Je suis fort, curieuse d'entendre des vers d'un auteur qui envoie de si bonne prose.

LA BARONNE
Les voici; écoute. (Elle lit).

Recevez ce billet, charmante Philis
Et soyez assurée que mon âme.
Conservera toujours une éternelle flamme,
Comme il est certain que trois et trois font six.
MARINE
Que cela est finement pensé!

LA BARONNE
Et noblement exprimé! Les auteurs se peignent dans leurs ouvrages... Allez, portez ce coffre dans mon cabinet,
Marine.

(Marine sort).

LA BARONNE
Il faut que je te donne quelque chose, à toi, Flamand. Je veux que tu boives à ma santé.

FLAMAND
je n'y manquerai pas, madame, et du bon encore.

LA BARONNE 
Je t'y convie.

FLAMAND
Quand j'étais chez ce conseiller que j'ai servi ci-devant, je m'accommodais de tout; mais, depuis que je sis chez M. Turcaret, je sis devenu délicat, oui.

LA BARONNE
Rien n'est tel que la maison d'un homme d'affaires pour perfectionner le goût.

FLAMAND, apercevant M. Turcaret.
Le voici, madame, le voici.

(Il sort).

LA BARONNE
Je suis ravie de vous voir, monsieur Turcaret, pour vous faire des compliments sur les vers que vous m'avez envoyés.

M. TURCARET, riant.
Ho, ho!

LA BARONNE
Savez-vous bien qu'ils sont du dernier galant? Jamais les Voiture ni les Pavillon n'en ont fait de pareils.

M. TURCARET
Vous plaisantez, apparemment? 

LA BARONNE
Point du tout.

M. TURCARET
Sérieusement, madame, les trouvez-vous bien tournés?

LA BARONNE
Le plus spirituellement du monde.

M. TURCARET
Ce sont pourtant les premiers vers que j'aie faits de ma vie.

LA BARONNE
On ne le dirait pas.

M TURCARET
Je n'ai pas voulu emprunter le secours de quelque auteur, comme cela se pratique.

LA BARONNE
On le voit bien : les auteurs de profession ne pensent et ne s'expriment pas ainsi; on ne saurait les soupçonner de les avoir faits.

M. TURCARET
J'ai voulu voir, par curiosité, si je serais capable d'en composer, et l'amour m'a ouvert l'esprit.

LA BARONNE
Vous êtes capable de tout, monsieur, et il n'y a rien d'impossible pour vous.

MARINE
Votre prose, monsieur, mérite aussi des compliments : elle vaut bien votre poésie ait moins.

M. TURCARET
Il est vrai que ma prose a son mérite; elle est signée et approuvée par quatre fermiers généraux.

MARINE, à M. Turcaret.
Cette approbation vaut mieux que celle de l'Académie.

LA BARONNE
Pour moi, je n'approuve point votre prose, monsieur, et il me prend envie de vous quereller.

M. TURCARET
D'où vient?

LA BARONNE
Avez-vous perdu la raison, de m'envoyer un billet au porteur? Vous faites tous les jours quelques folies comme cela.

M. TURCARET
Vous vous moquez.

LA BARONNE
De combien est-il ce billet? Je n'ai pas pris garde à la somme, tant j'étais en colère contre... vous.

M. TURCARET
Bon! il n'est que de dix mille écus.

LA BARONNE
Comment, dix mille écus! Ah! si j'avais su cela, je vous l'aurais renvoyé sur-le-champ.

M. TURCARET
Fi donc!

LA BARONNE
Mais je vous le renverrai.

M. TURCARET
Oh! vous l'avez reçu, vous ne le rendrez point.

MARINE, bas, à part.
Oh! pour cela, non.

LA BARONNE
.., Je ne suis sensible qu'à vos empressements, qu'à vos soins...

M. TURCARET
Quel bon coeur!

LA BARONNE
Qu'au seul plaisir de vous voir.

M. TURCARET
Elle me charme... Adieu, charmante Philis.

LA BARONNE
Quoi! vous sortez si tôt?

M. TURCARET
Oui, ma reine; je ne viens ici que pour vous saluer en passant. Je vais à une de nos assemblées, pour m'opposer à la réception d'un pied-plat, d'un homme de rien, qu'on veut faire entrer dans notre compagnie. Je reviendrai dès que je pourrai m'échapper.

(Il lui baise la main).

LA BARONNE
Fussiez-vous déjà de retour!

MARINE, faisant la révérence à M. Turcaret. 
Adieu, monsieur, je suis votre très humble servante.

M. TURCARET
A propos, Marine, il me semble qu'il y a longtemps que je ne t'ai rien donné. (Il lui donne une poignée d'argent). Tiens, je donne sans compter, moi.

MARINE
Et moi, je reçois de même, monsieur. Oh! nous sommes tous deux des gens de bonne foi! 

(M. Turcaret sort).

LA BARONNE
Il s'en va fort satisfait de nous, Marine.

MARINE
Et nous demeurons fort contentes de lui, madame. L'excellent sujet! il a de l'argent, il est prodigue et crédule; c'est un homme fait pour les coquettes. »
 

(Lesage, Turcaret, acte 1, scènes V, VI, XVIII).

Dans plusieurs salons où Lesage lut sa pièce avant qu'elle fût représentée, elle souleva des applaudissements unanimes. Les financiers s'émurent de ces manifestations et intriguèrent parmi les comédiens et surtout parmi les actrices pour en empêcher la représentation; ils offrirent même 100,000 livres à Lesage s'il retirait sa pièce; il refusa. Alors ils multiplièrent leurs intrigues et il ne fallut pas moins qu'un ordre signé de Monseigneur, fils de Louis XIV, pour aplanir tous les obstacles qui s'opposaient à la représentation.

Turcaret, de l'avis de tous les critiques, peut être placé à côté des meilleures comédies de Molière. Cependant, Lesage a plutôt fait une comédie satirique qu'une comédie de caractères. Cet aspect, peu sensible à l'époque où Turcaret fut joué pour la première fois, fut remarqué aux reprises, toujours assez froides, qui furent faites de la pièce.

« Le Sage, a dit P. Foucher à propos de celle de mars 1872, Lesage a fait la peinture de certains vices ignobles et le portrait de certains fripons qui n'ont un nom que dans la police correctionnelle, mais je n'aperçois que peu de traces d'une étude de moeurs dans ces cinq actes. Par quel miracle M. Turcaret est-il devenu le type du financier? Je vois bien un imbécile enrichi qui se fait gruger par une infâme coquette; mais où est le traitant là-dedans? M. Turcaret pourrait aussi bien être ministre, propriétaire, marguillier, général, cela ne changerait rien à l'affaire. Je ne tiens Turcaret pour traitant que parce qu'on le dit tel; mais je ne suis témoin d'aucun acte, d'aucun trait de moeurs et de caractère qui m'indique tout de suite la profession et les habitudes du personnage ».
C'est ce qui fait, en effet, la profonde différence du type créé par Lesage avec les types beaucoup plus profonds, Harpagon ou Tartufe, créés par Molière.

Le nom de Turcaret est passé dans la langue pour désigner un homme grossier et
d'une suffisance ridicule, qui s'est enrichi dans les opérations de finance. (PL).
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Comment M. Turcaret traite les affaires

[Aujourd'hui, on eût consacré un acte de cette comédie à nous
montrer M. Turcaret dans son cabinet, traitant des affaires, recevant des débiteurs. Au XVIIIe siècle, on ne changeait pas le décor pendant les cinq actes : toute la pièce se passe chez la baronne. Aussi Lesage suppose-t-il que M. Rafle, commis de M. Turcaret, est venu le relancer jusque-là. Cette scène prouve, par sa précision, qu'il ne s'agit plus, comme dans l'Avare, d'un caractère, mais d'une condition : Turcaret est bien un financier, un spéculateur.]

« M. TURCARET
De quoi est-il question, monsieur Rafle? Pourquoi me venir chercher jusqu'ici? Ne savez-vous pas bien que quand on vient chez les dames ce n'est pas pour y entendre parler d'affaires?

M. RAFLE
L'importance de celles que j'ai à vous communiquer doit
me servir d'excuse.

M. TURCARET
Qu'est-ce donc que ces choses d'importance? 

M. RAFLE Peut-on parler librement?

M. TURCARET
Oui, vous le pouvez; je suis le maître : parlez.

M. RAFLE, tirant des papiers de sa poche et regardant
dans un bordereau.
Premièrement, cet enfant de famille à qui nous prétâmes l'année passée trois mille livres, et à qui je fis faire un billet de neuf, par votre ordre, se voyant sur le point d'être inquiété pour le paiement, a déclaré la chose à son oncle, le Président, qui, de concert avec toute la famille, travaille actuellement à vous perdre.

M. TURCARET
Peine perdue que ce travail-là!... Laissons-les venir. Je ne prends pas facilement l'épouvante.

M. RAFLE, après avoir regardé de nouveaudans le bordereau.
Ce caissier que vous avez cautionné, et qui vient de faire banqueroute de deux cent mille écus...

M. TURCARET, l'interrompant.
C'est par mon ordre qu'il... Je sais où il est.

M. RAFLE
Mais les procédures se font contre vous. L'affaire est sérieuse et pressante!

M. TURCARET
On l'accommodera. J'ai pris mes mesures : cela sera réglé demain.

M. RAFLE
J'ai peur que ce ne soit trop tard.

M. TURCARET
Vous êtes trop timide!... Avez-vous passé chez ce jeune homme de la rue Quinquampoix à qui j'ai fait avoir une caisse?

M. RAFLE
Oui, monsieur. Il veut bien vous prêter vingt mille francs, des premiers deniers qu'il touchera, à condition qu'il fera valoir à son profit ce qui pourra lui rester à la compagnie, et que vous prendrez son parti si l'on vient à s'apercevoir de la manoeuvre.

M. TURCARET
Cela est dans les règles; il n'y a rien de plus juste. Voilà un garçon raisonnable. Vous lui direz, monsieur Rafle, que je le protégerai dans toutes ses affaires... Y a- -t-il encore quelque chose?

M. RAFLE, après avoir encore regardé dans le bordereau.
Ce grand homme sec, qui vous donna, il y a deux mois, deux mille francs pour une Direction que vous lui avez fait avoir à Valognes...

M. TURCARET
Hé bien?

M. RAFLE
Il lui est arrivé un malheur.

M. TURCARET
Quoi?

M. RAFLE
On a surpris sa bonne foi; on lui a volé quinze mille francs... Dans le fond, il est trop bon.

M. TURCARET
Trop bon! trop bon! Hé pourquoi diable s'est-il donc mis dans les affaires? Trop bon! trop bon!

M. RAFLE
Il m'a écrit une lettre fort touchante par laquelle il vous prie d'avoir pitié de lui...

M. TURCARET
Papier perdu! lettre inutile!

M. RAFLE
Et de faire en sorte qu'il ne soit point révoqué.

M. TURCARET
Je ferai plutôt en sorte qu'il le soit : l'emploi me reviendra; je le donnerai à un autre, pour le même prix.

M. RAFLE
C'est ce que j'ai pensé comme vous.

M. TURCARET
J'agirais contre mes intérêts? Je mériterais d'être cassé
à la tête de la compagnie! »
 

(Lesage, Turcaret, acte III, scène IX).
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