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La Comtesse d'Escarbagnas, de Molière

La Comtesse d'Escarbagnas est une comédie de Molière, en un acte et en prose, représentée pour la première fois levant le roi à Saint-Germain, en 1671. La Comtesse d'Escarbagnas fut improvisée en huit jours, sur l'ordre de Louis XIV, pour encadrer une pastorale : l'ensemble du spectacle comprenait sept actes. Réduite en un acte. elle fut jouée, en 1672, sur le théâtre du Palais-Royal. L'intrigue est presque nulle; mais la pièce, quoique bâtie à la hâte, n'en contient pas moins  - et encore une fois - une peinture fort vive des ridicules d'une personne qui voudrait paraître au-dessus de sa condition. 

Par plaisanterie, on donne le nom de Comtesse d'Escarbagnas à une personne entichée de sa noblesse jusqu'au ridicule. (NLI).
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Extrait de la Comtesse d'Escarbagnas
Une comtesse de province

[ La comtesse vient d'apercevoir son laquais, Criquet, debout au fond du salon, pendant qu'elle reçoit la visite de Julie, jeune femme spirituelle. ]

Scène II
La Comtesse, Julie, Andrée, Criquet.

LA COMTESSE. - Que faites-vous donc là, laquais ? Est-ce qu'il n'y a pas une antichambre où se tenir, pour venir quand on vous appelle? Cela est étrange qu'on ne puisse avoir en province un laquais qui sache son monde. A qui est-ce donc que je parle? Voulez-vous vous en aller là dehors, petit fripon? (A Andrée). - Fille, approchez.

ANDRÉE. - Que vous plaît-il, Madame?

LA COMTESSE. - Otez-moi mes coiffes. Doucement donc, maladroite : comme vous me saboulez la tête avec vos mains pesantes!

ANDRÉE. - Je fais, Madame, le plus doucement que je puis.

LA COMTESSE. - Oui; mais le plus doucement que vous pouvez est fort rudement pour ma tête, et vous me l'avez déboîtée. Tenez encore Ce manchon; ne laissez point traîner tout cela, et portez-le dans ma garde-robe. Eh bien! où vat-elle? où va-t-elle ? Que veut-elle faire, cet oison bridé?

ANDRÉE. - Je veux, Madame, comme vous m'avez dit, porter cela aux garde-robes?

LA COMTESSE. - Ah! mon Dieu, l'impertinente! (A Julie). Je vous demande pardon, Madame. (À Andrée). Je vous ai dit ma garde-robe, grosse bête, c'est-à-dire où sont mes habits.

ANDRÉE. - Est-ce, Madame, qu'à la cour une armoire s'appelle une garde-robe?

LA COMTESSE. - Oui, butorde, on appelle ainsi le lieu où
l'on met les habits.

ANDRÉE. - Je m'en ressouviendrai, Madame, aussi bien que de votre grenier, qu'il faut appeler garde-meuble.

LA COMTESSE . - Quelle peine il faut prendre pour instruire
ces animaux-là!

JULIE. - Je les trouve bien heureux, Madame, d'être sous votre discipline.

LA COMTESSE. - C'est une fille de ma mère-nourrice, que j'ai mise à la chambre, et elle est toute neuve encore.

JULIE. - Cela est d'une belle âme, Madame, et il est glorieux de faire ainsi des créatures.

LA COMTESSE. - Allons, des sièges. Holà! laquais, laquais, laquais! En vérité, voilà qui est violent, de ne pouvoir pas avoir un laquais pour donner des sièges! Filles, laquais, laquais, filles, quelqu'un! Je pense que tous mes gens sont morts, et que nous serons contraintes de nous donner des sièges nous-mêmes.

ANDRÉE. - Que voulez-vous, Madame?

LA COMTESSE. - Il se faut bien égosiller avec vous autres! 

ANDRÉE. - J'enfermais votre manchon et vos coiffes dans votre armoi..., dis-je, dans votre garde-robe.

LA COMTESSE. - Appelez-moi ce petit fripon de laquais. 

ANDRÉE. - Holà! Criquet! 

LA COMTESSE. - Laissez là votre Criquet, bouvière; et appelez laquais.

ANDRÉE. - Laquais donc, et non pas Criquet, venez parler à Madame. Je pense qu'il est sourd. Criq.... Laquais, laquais!

CRIQUET. - Plaît-il?

LA COMTESSE. - Où étiez-vous donc, petit coquin? 

CRIQUET. - Dans la rue, Madame.

LA COMTESSE. - Et pourquoi dans la rue?

CRIQUET. - Vous m'avez dit d'aller là dehors.

LA COMTESSE. - Vous êtes un petit impertinent, mon ami; et vous devez savoir que là dehors, en termes de personnes de qualité, veut dire l'antichambre. Andrée, ayez soin tantôt de faire donner le fouet à ce petit fripon-là par mon écuyer; c'est un petit incorrigible.

ANDRÉE. - Qu'est-ce que c'est, Madame que votre écuyer? Est-ce maître Charles que vous appelez comme cela?

LA COMTESSE. - Taisez-vous, sotte que vous êtes : vous ne sauriez ouvrir la bouche, que vous ne disiez une impertinence. (A Criquet.) Des sièges. (A Andrée.) Et vous, allumez deux bougies dans mes flambeaux d'argent : il se fait déjà tard. Qu'est-ce que c'est donc, que vous me regardez tout effarée?

ANDRÉE. - Madame...

LA COMTESSE. - Eh bien! Madame. Qu'y a-t-il? 

ANDRÉE. - C'est que...

LA COMTESSE. - Quoi?

ANDRÉE. - C'est que je n'ai point de bougie.

LA COMTESSE. - Comment! Vous n'en avez point? 

ANDRÉE. - Non, Madame, si ce n'est des bougies de suif.

LA COMTESSE. - La bouvière! Et où est donc la cire que je fis acheter ces jours passés?

ANDRÉE. - Je n'en ai point vu depuis que je suis céans.

LA COMTESSE. - Otez-vous de à, insolente. Je vous renverrai chez vos parents. Apportez-moi un verre d'eau. Madame! (Faisant des cérémonies pour s'asseoir).

JULIE. - Madame!

LA COMTESSE. - Ah! Madame!

JULIE. - Ah! Madame!

LA COMTESSE. - Mon Dieu! Madame!

JULIE. - Mon Dieu! Madame!

LA COMTESSE. - Oh! Madame!

JULIE. - Oh! Madame!

LA COMTESSE. - Eh! Madame!

JULIE. - Eh! Madame!

LA COMTESSE. - Hé! allons donc, Madame! 

JULIE. - Hé! allons donc, Madame!

LA COMTESSE. - Je suis chez moi, Madame, nous sommes demeurées d'accord de cela. Me prenez-vous pour une provinciale, Madame?

JULIE. - Dieu m'en garde, Madame!

LA COMTESSE, à Andrée qui apporte un verre d'eau. - Allez, impertinente : je bois avec une soucoupe. Je vous dis que vous m'alliez quérir une soucoupe pour boire.

ANDRÉE. - Criquet, qu'est-ce que c'est qu'une soucoupe?

CRIQUET. - Une soucoupe?

ANDRÉE. - Oui.

CRIQUET. - Je ne sais.

LA COMTESSE, à Andrée. - Vous ne vous grouillez pas? 

ANDRÉE. - Nous ne savons tous deux, Madame, ce que c'est qu'une soucoupe.

LA COMTESSE. - Apprenez que c'est une assiette, sur laquelle on met le verre. Vive Paris pour être bien servie! On vous entend là au moindre coup d'oeil.

(Andrée apporte un verre d'eau avec une assiette dessus).

Hé bien! vous ai-je dit comme cela, tête de boeuf? C'est dessous qu'il faut mettre l'assiette. 

ANDRÉE. - Cela est bien aisé.

(Andrée casse le verre, en le posant sur l'assiette).

LA COMTESSE. - Hé bien! ne voilà pas l'étourdie? En vérité vous me payerez mon verre.

ANDRÉE. - Hé bien! oui, Madame, je le payerai.

LA COMTESSE. - Mais voyez cette maladroite, cette bouvière, cette butorde, cette...

ANDRÉE, s'en allant. - Dame! Madame, si je le paye, je ne veux point être querellée.

LA COMTESSE. - Otez-vous de devant mes yeux... En vérité, Madame, c'est une chose étrange que les petites villes! On n'y sait point du tout son monde, et je viens de faire deux ou trois visites, où ils ont pensé me désespérer par le peu de respect qu'ils rendent à ma qualité.

JULIE. - Où auraient-ils appris à vivre? Ils n'ont point fait de voyage à Paris.

LA COMTESSE. - Ils ne laisseraient pas de l'apprendre, s'ils voulaient écouter les personnes; mais le mal que j'y trouve, c'est qu'ils veulent en savoir autant que moi, qui ai été deux mois à Paris, et ai vu toute la cour.

JULIE. - Les sottes gens que voilà!

LA COMTESSE. - Ils sont insupportables, avec les impertinentes égalités dont ils traitent les gens. Car enfin, il faut qu'il y ait de la subordination dans les choses; et ce qui me met hors de moi, c'est qu'un gentilhomme de ville de deux jours, ou de de deux cents ans, aura l'effronterie de dire qu'il est aussi bon gentilhomme que feu Monsieur mon mari, qui demeurait à la campagne, qui avait meute de chiens courants, et qui prenait la qualité de comte dans tous les contrats qu'il passait...  


(Molière, la Comtesse d'Escarbagnas).


[ Et pourtant, après avoir sans fin parlé de noblesse et de titres, après avoir cru, malgré son âge, que tout le monde est épris d'elle, la comtesse d'Escarbagnas épousera M. Tibaudier, simple conseiller, qui n'a certes ni la mine ni le nom d'un gentilhomme. ]

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