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L'Education sentimentale
de Gustave Flaubert
L'Education sentimentale est un roman de Gustave Flaubert (Paris, 1869). L'auteur a voulu peindre, dans cette étude la société parisienne de ce temps compris entre 1840 et 1850. Il a fait un roman intime, une oeuvre d'analyse psychologique qu'il a placée dans un beau cadre merveilleusement ciselé, profondément fouillé, fini avec tout le soin qu'on pouvait attendre du grand artiste qui refit, quelques années plus tôt, le palais d'Hamilcar. Ce cadre pourtant n'est pas sans défaut; en quelques endroits il semble un peu surchargé d'ornements; dans son extrême et assidue préoccupation, l'écrivain s'est laissé entraîner parfois un peu loin, plus loin même qu'il ne fallait; il s'est attardé dans son oeuvre comme un voyageur qui s'assied sur le talus de le route, oubliant dans la contemplation des choses qui l'entourent le but même de son voyage. Raconter ce roman est chose difficile.

Le héros de cette histoire ou plutôt le sujet, comme disait Sainte-Beuve, s'appelle Frédéric Moreau. Il est de Nogent-sur-Seine et il vient faire son droit à Paris. Il est suffisamment honnête, suffisamment bon, suffisamment intelligent; c'est, en un mot, le type de l'homme médiocre. Il a dix-huit ans, beaucoup d'espérance et une grande ambition. Ses relations sont nombreuses : tout semble lui prédire un bel avenir; il doit arriver. Or il n'arrive pas. Son ami Desrosiers, avec d'autres moyens, n'arrive pas davantage. Tous les deux se retrouvent à la fin; ils ont passé l'un et l'autre par mille vicissitudes. Frédéric, le sentimental, a voltigé d'amour en amour, de Mme Arnoux à la Rosanette, de Rosanette à la petite Louise, la provinciale aux cheveux naturellement rouges, puis à Mme Danbreuse, toujours hésitant, toujours indécis, dépensant sa vie sans trop songer à rien. Desrosiers s'y est pris d'une autre façon. La femme n'a tenu aucune place dans son existence et sa vie fut toujours austère. A cinquante ans, ils obtiennent l'un et l'autre le même résultat : la vieillesse approche et ils n'ont abouti à rien. Ils se mettent alors à résumer la vie que chacun d'eux a menée. Tous les deux ont fait fausse route, celui qui avait rêvé l'amour et celui qui avait ambitionné le pouvoir. Ils veulent en chercher la raison; ils ne la trouvent pas. Les deux amis se mettent alors à évoquer ensemble le souvenir des joies envolées, des bonheurs disparus. Ils se rappellent un jour de leur extrême jeunesse, un dimanche où, pendant qu'on était aux vêpres, ils se glissèrent, timides et honteux, dans une maison « située au bord de l'eau, derrière le rempart », maison que l'on ne nommait jamais et que, seules, des périphrases savaient désigner : 

« l'endroit que vous savez, une certaine rue, au bas du pont. »

« C'est là ce que nous avons eu de meilleur, dit Frédéric.

- Oui, peut-être bien, c'est là ce que nous avons eu de meilleur », dit Desrosiers.

Telle est la moralité du livre, et on n'a pas manqué de la reprocher à l'auteur. Quoi qu'il en soit, l'Education sentimentale est une oeuvre qui s'impose à la curiosité. On a raconté qu'une grande dame en toilette de bal, prête à partir pour le château de Versailles où le roi donnait une fête, eut la curiosité d'ouvrir la Nouvelle Héloïse, mise en vente ce jour-là. Elle fut si bien empoignée, dès les premières pages, par cette oeuvre de style et de passion, que, s'oubliant dans une lecture qui l'attachait vivement, elle dévora le livre tout entier. Quand elle l'eut achevé , l'heure du bal était passée depuis longtemps.
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Première recontre de Frédéric Moreau avec Mme Arnoux

« Ce fut comme une apparition.

Elle était assise, au milieu du banc, toute seule; où du moins il ne distingua personne, dans l'éblouissement que lui envoyèrent ses yeux. En même temps qu'il passait, elle leva la tête; il fléchit involontairement les épaules; et, quand il se fut mis plus loin, du même côté, il la regarda.

Elle avait un large chapeau de paille, avec des rubans roses qui palpitaient au vent derrière elle. Ses bandeaux noirs, contournant la pointe de ses grands sourcils, descendaient très bas et semblaient presser amoureusement l'ovale de sa figure. Sa robe de mousseline claire, tachetée de petits pois, se répandait à plis nombreux. Elle était en train de broder quelque chose; et son nez droit, son menton, toute sa personne se découpait sur le fond de l'air bleu. Comme elle gardait la même attitude, il fit plusieurs tours de droite et de gauche pour dissimuler sa manoeuvre; puis il se planta tout près de son ombrelle, posée contre le banc, et il affectait d'observer une chaloupe; sur la rivière.

Jamais il n'avait vu cette splendeur de sa peau brune, la séduction de sa taille, ni cette finesse des doigts que la lumière traversait. Il considérait son panier à ouvrage avec ébahissement, comme une chose extraordinaire. Quels étaient son nom, sa demeure, sa vie, son passé ? Il souhaitait connaître les meubles de sa chambre, toutes les robes qu'elle avait portées, les gens qu'elle fréquentait. [etc.]. »
 

(G. Flaubert, L'Education sentimentale).

Nous ne voulons pas comparer l'Education sentimentale à la Nouvelle Héloise; mais la lecture de l'ouvrage de Flaubert empoigne, elle aussi; elle tient éveillé, si bien qu'on ne peut se résoudre à fermer le livre avant de l'avoir lu tout entier. Le lecteur éprouve nous ne savons quelle âcre impatience qui surexcite sa curiosité, et cette impatience le pousse jusqu'à la dernière page. C'est que, malgré des défauts incontestables, malgré le manque d'action, le manque d'invention même, on trouve souvent la passion et toujours le style. Gustave Flaubert n'a-t-il pas la poésie des choses dont il connaît si bien le secret? Les symphonies se succèdent à l'infini, douces, riantes ou mélancoliques, selon les circonstances. Un moment cette musique si douce devient terrible; le grondement du canon s'y mêle; nous sommes à la révolution de Février. Ecoutez! on saccage les Tuileries :
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Les désordres de la Révolution de février

« On n'entendait que le piétinement de tous les souliers, avec le clapotement des voix. La foule, inoffensive, se contentait de regarder. Mais, de temps à autre, un coude trop à l'étroit enfonçait une vitre; ou bien un vase, une statuette déroulait d'une console par terre. Les boiseries pressées craquaient. Tous les visages étaient rouges, la sueur en coulait à grosses gouttes... lls entrèrent dans un appartement ou s'étendait au plafond un dais de velours rouge. Sur le trône, en dessous, était assis un prolétaire à barbe noire, la chemise entrouverte, l'air hilare et stupide comme un magot. D'autres gravissaient l'estrade pour s'asseoir à sa place... Le fauteuil fut enlevé à bout de bras et traversa toute la salle en se balançant. On l'avait approché d'une fenêtre et, au milieu des sifflets, on le lança. Alors une joie frénétique éclata, comme si à la place du trône un avenir de bonheur illimité avait paru... Dans la chambre de la reine, une femme lustrait ses bandeaux avec de la pommade; derrière un paravent, deux amateurs jouaient aux cartes... Des galériens enfoncèrent leurs bras dans la couche des princesses et se roulaient dessus pour consolation de ne pouvoir les violer. D'autres à figures plus sinistres erraient silencieusement, cherchant à voler quelque chose, mais la multitude était trop nombreuse. Dans l'antichambre, debout sur un tas de vêtements, se tenait une fille publique, en statue de Liberté... »

(G. Flaubert, L'Education sentimentale).

« Ce dernier ouvrage de Gustave Flaubert, a dit dans le Gaulois Léon Dommartin, me paraît la suite naturelle des deux autres. Il devait, à un moment de sa vie, faire le tableau du Paris qu'il avait connu, lui, aux beaux jours de sa jeunesse. Il devait faire cela comme il a du faire Salammbô après Madame Bovary. Le village, le pays natal, ce coin charmant, cette parcelle de la terre bénie entre toutes, avait été nécessairement le cadre du premier drame. Après, l'homme semble épuisé; il a donné le meilleur de lui-même; il s'est, en quelque sorte, vidé. Il demande à l'histoire une nouvelle inspiration, il cherche une civilisation disparue, une ville morte et effacée de la surface de la terre; il reconstruit Carthage. Voici maintenant Paris, sujet bien plus terrible. L'auteur s'attaque à cette réalité terrifiante, en la prenant corps à corps, en s'y attachant comme un lutteur s'enlace au corps de l'adversaire. »
Tous les critiques de l'époque ne se sont pas montrés aussi justes envers l'ouvrage de Gustave Flaubert. Pour n'en citer qu'un seul, Céséna a porté sur l'Education sentimentale un jugement qui nous paraît au moins sévère :
« Quel but, demande Céséna, quel but M. Gustave Flaubert a-t-il bien pu se donner lorsqu'il a écrit cette oeuvre sans action et sans invention, où le charme du coloris fait défaut comme la pureté du dessin, et dont toute l'originalité est dans le réalisme minutieux des détails? Il serait peut-être fort embarrassé de le dire. Ce ne sont que des esquisses de caractères ou des ébauches de passions, des commencements d'aventures ou des velléités de volontés. Le héros du livre, Frédéric Moreau, est le type de l'impuissance. Il a toutes les aspirations et ne s'arrête à aucune; il a toutes les ambitions et ne s'attache à aucune. On croit entrer avec lui dans une situation : la porte à peine entrouverte se referme; il n'y a plus rien.»
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