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La sociologie
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Aperçu Le phénomène social L'explication sociologique Les méthodes Les divisions

P. Fauconnet
M. Mauss
c. 1900
De l'explication sociologique

Ainsi la sociologie a un objet propre, puisqu'il y a des faits proprement sociaux ; il nous reste à voir si elle satisfait à la seconde des conditions que nous avons indiquées, c.-à-d. s'il y a un mode d'explication sociologique qui ne se confonde avec aucun autre. Le premier mode d'explication qui ait été méthodiquement appliqué à ces faits est celui qui a été pendant longtemps en usage dans ce qu'il est convenu d'appeler la philosophie de l'histoire. La philosophie de l'histoire, a été, en effet, la forme de spéculation sociologique immédiatement antérieure à la sociologie proprement dite. C'est de la philosophie de l'histoire que la sociologie est née : Comte est le successeur immédiat de Condorcet, et lui-même a construit une philosophie de .l'histoire plutôt qu'il n'a fait de découvertes sociologiques. Ce qui caractérise l'explication philosophique, c'est qu'elle suppose l'homme, l'humanité en général prédisposée par sa nature à un développement déterminé dont on s'efforce de découvrir toute l'orientation par une investigation sommaire des faits historiques. Par principe et par méthode on néglige donc le détail pour s'en tenir aux lignes les plus générales. On ne cherche pas à expliquer pourquoi, dans telle espèce de sociétés, à telle époque de leur développement, on rencontre telle ou telle institution : on cherche seulement vers quel but se dirige l'humanité, on marque les étapes qu'on juge lui avoir été nécessaires pour se rapprocher de ce but.

Il est inutile de démontrer l'insuffisance d'une telle explication. Non seulement elle laisse de côté, arbitrairement, la majeure partie de la réalité historique, mais comme il n'est plus possible aujourd'hui de soutenir que l'humanité suive une voie unique et se développe dans un seul sens, tous ces systèmes se trouvent, par cela seul, privés de fondement. Mais les explications que l'on trouve encore aujourd'hui dans certaines doctrines sociologiques ne diffèrent pas beaucoup des précédentes, sauf peut-être en apparence. Sous prétexte que la société n'est formée que d'individus, c'est dans la nature de l'individu qu'on va chercher les causes déterminantes par lesquelles on essaie d'expliquer les faits sociaux. Par exemple Spencer et Tarde procèdent de cette façon. Spencer a consacré presque tout le premier volume de sa Sociologie à l'étude de l'homme primitif physique, émotionnel et intellectuel; c'est par les propriétés de cette nature primitive qu'il explique les institutions sociales observées chez les peuples les plus anciens ou les plus sauvages, institutions qui se transforment ensuite au cours de l'histoire, suivant des lois d'évolution très générales. Tarde voit dans les lois de l'imitation les principes suprêmes de la sociologie : les phénomènes sociaux sont des modes d'action le plus souvent utiles, inventés par certains individus et imités par tous les autres. On retrouve le même procédé d'explication dans certaines sciences spéciales qui sont ou devraient être sociologiques. C'est ainsi que les économistes classiques trouvent, dans la nature individuelle de l'homo oeconomicus, les principes d'une explication suffisante de tous les faits économiques : l'homme cherchant toujours le plus grand avantage au prix de la plus petite peine, les relations économiques devaient nécessairement être telles et telles. De même les théoriciens du droit naturel recherchent les caractères juridiques et moraux de la nature humaine, et les institutions juridiques sont, à leurs yeux, des tentatives plus ou moins heureuses pour satisfaire les rigueurs de cette nature ; l'homme prend peu à peu conscience de soi, et les droits positifs sont des réalisations approximatives du droit qu'il porte en soi.

L'insuffisance de ces solutions apparaît clairement dès qu'on a reconnu qu'il y a des faits sociaux, des réalités sociales, c.-à-d. dès qu'on a distingué l'objet propre de la sociologie. Si, en effet, les phénomènes sociaux sont les manifestations de la vie des groupes en tant que groupes, ils sont beaucoup trop complexes pour que des considérations relatives à la nature humaine en général puissent en rendre compte. Prenons de nouveau pour exemple les institutions du mariage et de la famille. Les rapports sexuels sont soumis à des règles très compliquées : l'organisation familiale, très stable dans une même société. varie beaucoup d'une société à une autre; en outre, elle est liée étroitement à l'organisation politique, à l'organisation économique qui, elles aussi, présentent des différences caractéristiques dans les diverses sociétés. Si ce sont là les phénomènes sociaux qu'il s'agit d'expliquer, des problèmes précis se posent : comment se sont formés les différents systèmes matrimoniaux et domestiques? peuton les rattacher les uns aux autres, distinguer des formes postérieures et des formes antérieures, les premières apparaissant comme le produit de la transformation des secondes? Si cela est possible, comment s'expliquer ces transformations, quelles en sont les conditions? Comment les formations de l'organisation familiale affectent-elles les organisations politiques et économiques? D'autre part,. tel régime domestique une fois constitué, comment fonctionne-t-il? A ces questions, les sociologues qui demandent à la seule psychologie individuelle le principe de leurs explications, ne peuvent pas fournir de réponses. Ils ne peuvent, en effet, rendre compte de ces institutions si multiples, si variées, qu'en les rattachant à quelques éléments très généraux de la constitution organico-psychique de l'individu : instinct sexuel, tendance à la possession exclusive et jalouse d'une seule femelle, amour maternel et paternel, horreur du commerce sexuel entre consanguins, etc. Mais de pareilles explications sont d'abord suspectés au point de vue purement philosophique : elles consistent tout simplement à attribuer à l'homme les sentiments que manifeste sa conduite, alors que ce sont précisément ces sentiments qu'il s'agirait d'expliquer; ce qui revient, en somme, à expliquer le phénomène par les vertus occultes des substances, la flamme par le phlogistique et la chute des corps par leur gravité. En outre, elles ne déterminent entre les phénomènes aucun rapport précis de coexistence ou de succession, mais les isolent arbitrairement et les présentent en dehors du temps et de l'espace, détachés de tout milieu défini. Quand bien même on considérerait comme une explication de la monogamie l'affirmation que ce régime matrimonial satisfait mieux qu'un autre les instincts humains ou concilie mieux qu'un autre la liberté et la dignité des deux époux, il resterait à chercher pourquoi ce régime apparait dans telles sociétés plutot que dans telles autres, à tel moment et non à tel autre du développement d'une société. En troisième lieu, les propriétés essentielles de la nature humaine sont les mêmes partout, à des nuances et à des degrés près. Comment pourraient-elles rendre compte des formes si variées qu'a prises successivement chaque institution. L'amour paternel et maternel, les sentiments d'affection filiale sont sensiblement identiques chez les primitifs et chez les civilisés; quel écart cependant il y a entre l'organisation primitive de la famille et son état actuel, et, entre ces extrêmes, que de changements se sont produits!

Enfin les tendances indéterminées de l'homme ne sauraient rendre compte des formes si précises et si complexes sous lesquelles se présentent tonjours les réalités historiques. L'égoïsme qui peut pousser l'homme à s'approprier les choses utiles n'est pas la source de ces règles si compliquées qui, à chaque époque de l'histoire, constituent le droit de propriété, règles relatives au fond et à la jouissance, aux meubles et gui immeubles, aux servitudes, etc. Et pourtant le droit de propriété in abstracto n'existe pas. Ce qui existe, c'est le droit de propriété tel qu'il est ou était organisé, dans la France contemporaine ou dans la Rome antique, avec la multitude des principes qui le déterminent. La sociologie ainsi entendue ne peut donc atteindre de cette manière que les linéaments tout à fait généraux, presque insaisissables à force d'indétermination des institutions. Si l'on adopte de tels principes, on doit confesser que la plus grande partie de la réalité sociale, tout le détail des institutions, demeure inexpliquée et inexplicable. Seuls les phénomènes que détermine la nature humaine en général, toujours identique dans son fonds, seraient naturels et intelligibles; tous les traits particuliers qui donnent aux institutions, suivant les temps et les lieux, leurs caractères propres, tout ce qui distingue les individualités sociales, est considéré comme artificiel et accidentel; on y voit, soit les résultats d'inventions fortuites, soit les produits de l'activité individuelle des législateurs, des hommes puissants dirigeant volontairement les sociétés vers des fins entrevues par eux. Et l'on est ainsi conduit à mettre hors de la science, comme inintelligibles, toutes les institutions très déterminées, c.-à-d. les faits sociaux eux-mêmes, les objets propres de la science sociologique. Autant dire qu'on anéantit, avec l'objet défini d'une science sociale, la science sociale elle-même et qu'on se contente de demander à la philosophie et à la psychologie quelques indications très générales sur les destinées de l'humain vivant en société.

A ces explications qui se caractérisent par leur extrême généralité s'opposent celles qu'on pourrait appeler les explications proprement historiques : ce n'est pas que l'histoire n'en ait connu d'autres, mais celles dont nous allons parler se retrouvent exclusivement chez les historiens. Obligé par les conditions mêmes de son travail à s'attacher exclusivement à une société et à une époque déterminées, familier avec l'esprit, la langue, les traits de caractères particuliers de cette société et de cette époque, l'historien a naturellement une tendance à ne voir dans les faits que ce qui les distingue les uns des autres, ce qui leur donne une physionomie propre dans chaque cas isolé, en un mot ce qui les rend incomparables. 

Cherchant à retrouver la mentalité des peuples dont il étudie l'histoire, il est enclin à accuser d'inintelligence, d'incompétence tous ceux qui n'ont pas, comme lui, vécu dans l'intimité de ces-peuples. Par suite, il est porté à se défier de toute comparaison, de toute généralisation. Quand il étudie une institution, ce sont ses caractères lés plus individuels qui attirent son attention, ceux qu'elle doit aux circonstances particulières dans lesquelles elle s'est constituée ou modifiée, et elle lui apparaît comme inséparable de ces circonstances. Par exemple la famille patriarcale sera une chose essentiellement romaine, la féodalité, une institution spéciale à nos sociétés médiévales, etc. De ce point de vue les institutions ne peuvent être considérées que comme des combinaisons accidentelles et locales qui dépendent de conditions également accidentelles et locales. Tandis que les philosophes et les psychologues nous proposaient des théories soi-disant valables pour toute l'humanité, les seules explications que les historiens croient possibles ne s'appliqueraient qu'à telle société déterminée, considérée à tel moment précis de son évolution. On n'admet pas qu'il y ait de causes générales partout agissantes dont la recherche peut être utilement entreprise; on s'assigne pour tache d'enchaîner des événements particuliers à des événements particuliers. En réalité, on suppose dans les faits une infinie diversité ainsi qu'une infinie contingence.

A cette méthode étroitement historique d'explication des faits sociaux, il faut d'abord opposer les enseignements dus à la méthode comparative : dès maintenant l'histoire comparée des religions, des droits et des moeurs a révélé l'existence d'institutions incontestablement identiques chez les peuples les plus différents; à ces concordances, il est in concevable qu'on puisse assigner pour cause l'imitation d'une société par les autres, et il est cependant impossible de les considérer comme fortuites : des institutions semblables ne peuvent évidemment avoir dans telle peuplade sauvage des causes locales et accidentelles, et dans telle société civilisée d'autres causes également locales et accidentelles. D'autre part, les institutions dont il s'agit ne sont pas seulement des pratiques très générales qu'on pourrait prétendre inventées naturellement par des hommes dans des circonstances identiques; ce ne sont pas seulement des mythes importants comme celui du déluge, des rites comme celui du sacrifice, des organisations domestiques comme la famille maternelle, des pratiques juridiques comme la vengeance du sang; ce sont encore des légendes très complexes, des superstitions, des usages tout à fait particuliers, des pratiques aussi étranges que celles de la couvade ou du lévirat. Dès qu'on a constaté ces similitudes, il devient inadmissible d'expliquer les phénomènes comparables par des causes particulières à une société et à une époque ; l'esprit se refuse à considérer comme fortuites la régularité et la similitude.

Il est vrai que l'histoire, si elle ne montre pas pour quelles raisons des institutions analogues existent dans ses civilisations apparentes, prétend quelquefois expliquer les faits en les enchaînant chronologiquement les uns aux autres, en décrivant far lé détail les circonstances dans lesquelles s'est produit tin événement historique. Mais ces relations de pure succession n'ont rien de nécessaire ni d'intelligible. Car c'est d'une façon tout à fait arbitraire, nullement méthodique, et par conséquent tout à fait irrationnelle que les historiens assignent à un événement un autre événement qu'ils appellent sa cause. En effet; les procédés inductifs ne sont applicables que là où une comparaison est facile. Du moment qu'ils prétendent expliquer un fait unique par un autre fait unique, qu'ils n'admettent pas qu'il y ait entre les faits des liens nécessaires et constants, les historiens ne peuvent apercevoir des causes que par une intuition immédiate, opération qui échappe à toute réglementation comme à tout contrôle. Il suit de là que l'explication historique, impuissante à faire comprendre les similitudes observées, l'est même à rendre compte d'un événement particulier; elle n'offre à l'intelligence que des phénomènes inintelligibles parce qu'ils sont conçus comme singuliers, accidentels et arbitrairement enchaînés.

Tout autre est l'explication proprement sociologique, telle qu'elle doit être conçue si l'on accepte la définition que nous avons proposée du phénomène social. D'abord elle ne se donne pas seulement pour tâche d'atteindre les aspects les plus généraux de la vie sociale. Entre les faits sociaux il n'y a pas lieu de faire des distinctions suivant qu'ils sont plus ou moins généraux. Le plus général est tout aussi naturel que le plus particulier, l'un et l'autre sont également explicables. Aussi, tous les faits qui présentent les caractères indiqués comme ceux du fait social, peuvent et doivent être objets de recherches. Il y en a que le sociologue ne peut actuellement intégrer dans un système, il n'y en à pas qu'il ait le droit de mettre, a priori, en dehors de la science et de l'explication. La sociologie ainsi entendue n'est donc pas une vue générale et lointaine de la réalité collective, mais elle en est une analyse aussi profonde, aussi complète que possible. Elle s'oblige à l'étude du détail avec un souci d'exactitude aussi grand que celui de l'historien. Il n'y a pas de fait, si mince soit-il, qu'elle puisse négliger comme dénué d'intérêt scientifique. Et dès à présent on en peut citer qui semblaient de bien minime importance et qui sont pourtant symptomatiques d'états sociaux essentiels qu'ils peuvent aider à comprendre. Par exemple l'ordre successoral est en intime relation avec la constitution même de la famille ; et, non seulement ce n'est pas un fait accidentel que le partage ait lieu par souches ou par têtes, mais encore ces deux formes de partage correspondent à des types de famille très différents. De même le régime pénitentiaire d'une société est extrêmement intéressant pour qui veut étudier l'état de l'opinion concernant la peine dans cette société.

D'autre part, tandis que les historiens décrivent les faits sans les expliquer à proprement parler, la sociologie entreprend d'en donner une explication satisfaisante pour la raison. Elle cherche à trouver entre les faits, non des rapports de simple succession, mais des relations intelligibles. Elle veut montrer comment les faits sociaux se sont produits, quelles sont les forces dont ils résultent. Elle doit donc expliquer des faits définis par leurs causes déterminantes, prochaines et immédiates, capables de les produire. Par suite elle ne se contente pas, comme font certains sociologues, d'indiquer des causes très générales et très lointaines, en tous cas insuffisantes et sans rapport direct avec les faits. Puisque les faits sociaux sont spécifiques, ils ne peuvent s'expliquer que par des causes de même nature qu'eux-mêmes. L'explication sociologique procède donc en allant d'un phénomène social à un autre. Elle n'établit de rapport qu'entre phénomènes sociaux. Ainsi elle nous montrera comment les institutions s'engendrent les unes les autres; par exemple, comment le culte des ancêtres s'est développé sur le fond des rites funéraires. D'autres fois elle apercevra de véritables coalescences de phénomènes sociaux : par exemple la notion si répandue du sacrifice du Dieu est expliquée par une sorte de fusion qui s'est opérée entre certains rites sacrificiels ,et certaines notions mythiques. Quelquefois ce sont des faits de structure sociale qui s'enchaînent les uns les autres; par exemple, on peut rattacher la formation des villes aux mouvements migratoires plus ou moins étendus de villages à villes, de districts ruraux à districts industriels, aux mouvements de colonisation, à l'état des communications, etc. Ou bien c'est par la structure des sociétés d'un type déterminé qu'on rend compte de certaines institutions déterminées, par exemple l'arrangement en villes produit certaines formes de la propriété, du culte, etc.

Mais comment les faits sociaux se produisent-ils ainsi les uns les autres? Quand nous disons que des institutions produisent des institutions par voie de développement, de coalescence, etc., ce n'est pas que nous les concevons comme des sortes de réalités autonomes capables d'avoir par elle-même une efficacité mystérieuse d'un genre particulier. De même quand nous rattachons à la forme des groupes telle ou telle pratique sociale, ce n'est pas que nous considérons comme possible que la répartition géographique des individus affecte la vie sociale directement et sans intermédiaire. Les institutions n'existent que dans les représentations que s'en fait la société. Toute leur force vive leur vient des sentiments dont elles sont l'objet; si elles sont fortes et respectées, c'est que ces sentiments sont vivaces; si elles cèdent, c'est qu'elles ont perdu toute autorité auprès des consciences. De même si les changements de la structure sociale agissent sur les institutions, c'est parce qu'ils modifient l'état des idées et des tendances dont elles sont l'objet; par exemple si la formation de la cité accentue fortement le régime de là famille patriarcale; c'est que ce complexas d'idées et de sentiments qui constitue la vie de famille change nécessairement à mesure que la cité se resserre. Pour employer le langage courant, on pourrait dire que toute la force des faits sociaux leur vient de l'opinion. C'est l'opinion qui dicte les règles morales et qui, directement ou indirectement, les sanctionne. Et l'on peut même dire que tout changement dans les institutions est, au fond, un changement dans l'opinion : c'est parce que les sentiments collectifs de pitié pour le criminel entrent en lutte avec les sentiments collectifs réclamant la peine que le régime pénal s'adoucit progressivement. Tout se passe dans la sphère de l'opinion publique; mais celle-ci est proprement ce que nous appelons le système des représentations collectives. Les faits sociaux sont donc des causes parce qu'ils sont des représentations ou agissent sur des représentations. Le fond intime de la vie sociale est un ensemble de représentations.

En ce sens, donc, on pourrait dire que la sociologie est une psychologie. Nous accepterions cette formule, mais à condition expresse d'ajouter que cette psychologie est spécifiquement distincte de la psychologie individuelle. Les représentations dont traite la première sont, en effet, d'une tout autre nature que celles dont s'occupe la seconde. C'est déjà ce qui ressort de ce que nous avons dit à propos des caractères du phénomène social, car il est évident que des faits qui possèdent des propriétés aussi différentes ne peuvent pas être de même espère. Il y a, dans les consciences, des représentations collectives qui sont distinctes des représentations individuelles. Sans doute les sociétés ne sont faites que d'individus et, par conséquent, les représentations collectives ne sont dues qu'à la manière dont les consciences individuelles peuvent agir et réagir les unes sur les autres au sein d'un groupe constitué. Mais ces actions et ces réactions dégagent des phénomènes psychiques d'un genre nouveau qui sont capables d'évoluer par eux-mêmes, de se modifier mutuellement et dont l'ensemble forme un système défini. Non seulement les représentations collectives sont faites d'au tres éléments que les représentations individuelles, mais encore elles ont en réalité un autre objet. Ce qu'elles expriment, en effet, c'est l'état même de la société. Tandis que les faits de conscience de l'individu expriment toujours d'une façon plus ou moins lointaine un état de l'organisme, les représentations collectives expriment toujours à quelque degré un état du groupe social : elles traduisent (ou, pour employer la langue philosophique, elles «symbolisent») sa structure actuelle, la manière dont il réagit en face de tel ou tel événement, le sentiment qu'il a de soi-mème on de ses intérêts propres. La vie psychique de la société est donc faite d'une tout autre matière que celle de l'individu.

Ce n'est pas à dire toutefois qu'il y ait entre elles une solution de continuité. Sans doute les consciences dont la société est formée y sont combinées sous des formes nouvelles d'où résultent les réalités nouvelles. Il n'en est pas moins vrai que l'on peut passer des faits de conscience individuelle aux représentations collectives par une série continue de transitions. On aperçoit facilement quelquesuns des intermédiaires : de l'individuel on passe insensiblemement à la société, par exemple quand on série les faits d'imitation épidémique, de mouvements des foules, d'hallucination collective, etc. Inversement le social redevient individuel. Il n'existe que dans les consciences individuelles, mais chaque conscience n'en a qu'une parcelle. Et encore: cette impression des choses sociales est-elle altérée par l'état particulier de la conscience qui les reçoit. 

Chacun parle à sa façon sa langue maternelle, chaque auteur finit par se constituer sa syntaxe, son lexique préféré. De même chaque individu se fait sa morale, a sa moralité individuelle. De même chacun prie et adore suivant ses penchants. Mais ces faits ne sont pas explicables si l'on ne fait appel, pour les comprendre, qu'aux seuls phénomènes individuels; au contraire, ils sont explicables si l'on part des faits sociaux. Prenons, pour notre démonstration, un cas précis de religion individuelle, celui du totémisme individuel. D'abord, d'un certain point de vue, ces faits restent encore sociaux et constituent des institutions : c'est un article de foi dans certaines tribus que chaque individu a son totem propre; de même à Rome, chaque citoyen a son gent us, dans le catholicisme chaque fidèle a un saint comme patron. Mais il y a plus : ces phénomènes proviennent simplement de ce fait qu'une institution socialiste s'est réfractée et défigurée dans les consciences particulières. Si, en outre de son totem de clan, chaque guerrier a son totem individuel, si l'un se croit parent des lézards, tandis que l'autre se sent associé des corbeaux, c'est que chaque individu s'est constitué son totem propre à l'image du totem du clan.

On voit maintenant ce que nous entendons par le mot de représentations collectives et en quel sens nous pouvons dire que les phénomènes sociaux peuvent être des phénomènes de conscience, sans être pour autant des phénomènes de la conscience individuelle. On a vu aussi quels genres de relations existent entre les phénomènes sociaux.

Nous sommes maintenant en mesure de préciser davantage la formule que nous avons donnée plus haut de l'explication sociologique, quand nous avons dit qu'elle allait d'un phénomène social à un autre phénomène social. On a pu entrevoir, d'après ce qui précède, qu'il existe deux grands ordres de phénomènes sociaux : les faits de structure sociale, c.-à-d. les formes du groupe, la manière dont les éléments y sont disposés; et les représentations collectives dans lesquelles sont données les institutions. 

Cela posé, on peut dire que toute explication sociologique rentre dans un des trois cadres suivants : 

1° ou bien elle rattache une représentation collective à une représentation collective, par exemple la composition pénale à la vengeance privée;

2° ou bien elle rattache une représentation collective à un fait de structure sociale comme à sa cause ; ainsi l'on voit dans la formation de villes la cause de la formation d'un droit urbain, origine d'une bonne partie de notre système de la propriété;

3° ou bien elle rattache des faits de structure sociale à des représentations collectives qui les ont déterminées : ainsi certaines notions mythiques ont dominé les mouvements migratoires des Hébreux, des Arabes de l'Islam; la fascination qu'exercent les grandes villes est une cause de l'émigration des campagnards.

Il peut sembler, il est vrai, que de telles explications tournent dans un cercle, puisque les formes du groupe y sont présentées, tantôt comme des effets et tantôt comme des causes des représentations collectives. Mais ce cercle, qui est réel, n'implique aucune pétition de principes : il est celui des choses elles-mêmes. Rien n'est vain comme de se demander si ce sont les idées qui ont suscité les sociétés on si ce sont les sociétés qui, une fois formées, ont donné naissance aux idées collectives. Ce sont des phénomènes inséparables, entre lesquels il n'y a pas lieu d'établir une primauté ni logique ni chronologique.

L'explication sociologique ainsi entendue ne mérite donc à aucun degré le reproche de matérialiste qui lui a été quelquefois adressé. D'abord elle est indépendante de toute métaphysique, matérialiste ou autre. De plus, en fait, elle assigne un rôle prépondérant à l'élément psychique de la vie sociale, croyances et sentiments collectifs. Mais d'un autre côté, elle échappe aux défauts de l'idéalogie. Car les représentations collectives ne doivent pas être conçues comme se développant d'elles-mêmes, en vertu d'une sorte de dialectique interne qui les nécessiterait à s'épurer de plus en plus, à se rapprocher d'un idéal de raison. Si la famille, le droit pénal ont changé, ce n'est pas par suite des progrès rationnels d'une pensée qui, peu à peu, rectifierait spontanément ses erreurs primitives. Les opinions, les sentiments de la collectivité ne changent que si les états sociaux dont ils dépendent ont également changé. 

Ainsi ce n'est pas expliquer une transformation sociale quelconque, par exemple le passage du polythéisme au monothéisme, que de faire voir qu'elle constitue un progrès, qu'elle est plus vraie ou plus morale, car la question est précisément de savoir ce qui a déterminé la religion à devenir ainsi plus vraie ou plus morale, c.-à-d. en réalité à devenir ce qu'elle est devenue. Les phénomènes sociaux ne sont pas plus automoteurs que les autres phénomènes de la nature. La cause d'un fait social doit toujours être cherchée en dehors de ce fait. C'est dire que le sociologue n'a pas pour objet de trouver nous ne savons quelle loi de progrès, d'évolution générale qui dominerait le passé et prédéterminerait l'avenir. Il n'y a pas une loi unique, universelle des phénomènes sociaux. Il y a une multitude de lois d'inégale généralité. Expliquer, en sociologie, comme en toute science, c'est donc découvrir des lois plus ou moins fragmentaires, c.-à-d. lier des faits définis suivant des rapports définis. (Paul Fauconnet et Marcel Mauss). 

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