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Le voyage en Laponie
Maupertuis, 1738 

Voyage au cercle polaire
Chapitre I

Maupertuis
Nous partîmes donc de Torneå le vendredi 6 juillet, avec une troupe de soldats finnois, et un grand nombre de bateaux chargés d'instruments, et des choses les plus indispensables pour la vie; et nous commençâmes à remonter le grand fleuve qui vient du fond de la Laponie se jeter dans la mer de Botnie, après s'être partagé en deux bras, qui forment la petite île Swentzar, où est bâtie la ville à 65° 51' de latitude. Depuis ce jour, nous ne vécûmes plus que dans les déserts, et sur le sommet des montagnes, que nous voulions lier par des triangles les unes aux autres. Juillet 1736
Après avoir remonté le fleuve depuis 9 heures du matin jusqu'à 9 heures du soir, nous arrivâmes à Korpikyla : c'est un hameau sur le bord du fleuve, habité par des Finnois. Nous y descendîmes; et après avoir marché à pied quelque temps à travers la forêt, nous arrivâmes au pied du Niwa, montagne escarpée, dont le sommet n'est qu'un rocher, où nous montâmes, et sur lequel nous nous établîmes. Nous avions été, sur le fleuve, fort incommodés de grosses mouches à tête verte, qui tirent le sang partout où elle piquent; nous nous trouvâmes, sur le Niwa, persécutés de plusieurs autres espèces encore plus cruelles.

Deux jeunes Laponnes gardaient un petit troupeau de rennes sur le sommet de cette montagne, et nous apprîmes d'elles comment on se garantit des mouches dans ce pays. Ces pauvres filles étaient tellement cachées dans la fumée d'un grand feu qu'elles avaient allumé, qu'à peine pouvions-nous les voir; et nous fûmes bientôt dans une fumée aussi épaisse que la leur.

Pendant que notre troupe était campée sur le Niwa, j'en partis le 8 à une heure après minuit avec M. Camus, pour aller reconnaître les montagnes vers le nord. Nous remontâmes d'abord le fleuve jusqu'au pied de l'Avasaxa [1], haute montagne, dont nous dépouillâmes le sommet de ses arbres, et où nous fîmes construire un signal. Nos signaux étaient des cônes creux, bâtis de plusieurs grands arbres, qui dépouillés de leur écorce, rendaient ces signaux si blancs, qu'on les pouvait facilement observer de 10 et 12 lieues; leur centre était toujours facile à retrouver en cas d'accident, par des marques qu'on gravait sur les rochers, et par des piquets qu'on enfonçait profondément en terre, et qu'on recouvrait de quelque grosse pierre. Enfin ces signaux étaient aussi commodes pour observer, et presque aussi solidement bâtis, que la plupart des édifices de ce pays.

Dès que notre signal fut bâti, nous descendîmes de l'Avasaxa, et étant entrés dans la petite rivière de Tengliö, qui vient au pied de la montagne se jeter dans le grand fleuve, nous remontâmes cette rivière jusqu'à l'endroit qui nous parut le plus proche d'une montagne que nous crûmes propre à notre opération; là nous mîmes pied à terre, et après une marche de trois heures à travers un marais, nous arrivâmes au pied de l'Horrilakero. Quoique fort fatigués, nous y montâmes, et passâmes la nuit à faire couper la forêt qui s'y trouva. Une grande partie de la montagne est d'une pierre rouge, parsemée d'une espèce de cristaux blancs, longs, et assez parallèles les uns aux autres. La fumée ne put nous défendre des mouches, plus cruelles sur cette montagne que sur le Niwa. Il fallut, malgré la chaleur, qui était très grande, nous envelopper la tête dans nos lapmudes (ce sont des robes de peaux de rennes) et nous faire couvrir d'un épais rempart de branches se sapins, et de sapins même entiers, qui nous accablaient, et qui ne nous mettaient pas en sûreté pour longtemps.

[1]Maupertuis n'utilise pas d'article devant les noms des montagnes. Nous l'avons ajouté sur cette page, mais pas sur les suivantes.
Après avoir coupé tous les arbres qui se trouvaient sur le sommet de l'Horrilakero, et y avoir bâti un signal, nous en partîmes, et revînmes, par le même chemin, trouver nos bateaux, que nous avions retirés dans les bois : c'est ainsi que les gens du pays suppléent aux cordes pour les attacher dont ils sont mal pourvus. Il est vrai qu'il n'est pas difficile de traîner, et même de porter les bateaux dont on se sert sur les fleuves de Laponie. Quelques planches de sapin fort minces composent une nacelle, si légère et si flexible, qu'elle peut heurter à tous moments les pierres dont les fleuves sont pleins, avec toute la force que lui donnent des torrents, sans que pour cela elle soit endommagée. C'est un spectacle qui paraît terrible à ceux qui n'y sont pas accoutumés, et qui étonnera toujours les autres, que de voir au milieu d'une cataracte, dont le bruit est affreux, cette frêle machine entraînée par un torrent de vagues, d'écume et de pierres, tantôt élevée dans l'air, et tantôt perdue dans les flots; un Finnois intrépide la gouverne avec un large aviron, pendant que deux autres forcent de rames pour la dérober aux flots qui la poursuivent, et qui sont toujours prêts à l'inonder; la quille alors est souvent toute en l'air, et n'est appuyée que par une de ses extrémités sur une vague qui lui manque à tous moments. Si ces Finnois sont hardis et adroits dans les cataractes, ils sont partout ailleurs fort industrieux à conduire ces petits bateaux, dans lesquels le plus souvent ils n'ont qu'un arbre avec ses branches qui leur sert de voile et de mât.

Nous nous rembarquâmes sur le Tengliö, et étant rentrés dans le fleuve de Torneå, nous le descendîmes pour retourner à Korpikyla. A quatre lieues de l'Avasaxa nous quittâmes nos bateaux, et ayant marché environ une heure dans la forêt, nous nous trouvâmes au pied de Cuitaperi, montagne fort escarpée, dont le sommet n'est qu'un rocher couvert de mousse, d'où la vue s'étend fort loin de tous côtés, et d'où l'on voit au midi la mer de Botnie. Nous y élevâmes un signal, d'où l'on découvrait l'Horrilakero, l'Avasaxa, Torneå,  le Niwa, et le Kakama. Nous continuâmes ensuite de descendre le fleuve, qui a, entre Cuitaperi et Korpikyla, des cataractes épouvantables qu'on ne l' passe point en bateau. Les Finnois ne manquent pas de faire mettre pied à terre à l'endroit de ces cataractes, mais l'excès de fatigue nous avait rendu plus facile de les passer en bateau, que de marcher cent pas. Enfin nous arrivâmes le 11 au soir sur le Niwa, où le reste de nos compagnons étaient établis. Ils avaient vu nos signaux, mais le ciel était si chargé de vapeurs, qu'ils n'avaient pu faire aucune observation. Je ne sais si c'est parce que la présence continuelle du soleil sur l'horizon fait élever des vapeurs qu'aucune nuit ne fait descendre, mais pendant les deux mois que nous avons passés sur les montagnes, le ciel était toujours chargé, jusqu'à ce que le vent du nord vint dissiper les brouillards. Cette disposition de l'air nous a quelquefois retenus sur une seule montagne 8 ou 10 jours, pour attendre le moment auquel on pût voir assez distinctement les objets qu'on voulait observer. Ce ne fut que le lendemain de notre retour sur le Niwa qu'on prit quelques angles; et le jour qui suivit, un vent de nord très froid s'étant levé, on acheva les observations.
Le 14, nous quittâmes le Niwa; et pendant que MM. Camus, Le Monnier et Celsius, allaient au Kakama, nous vînmes, MM. Clairaut, Outhier et moi sur Cuitaperi, d'où M. l'Abbé Outhier partit le 16 pour aller planter un signal sur le Pullingi. Nous fîmes le 18 les observations, qui, quoiqu'interrompues par le tonnerre et la pluie, furent achevées le soir; et le 20 nous en partîmes tous, et arrivâmes à minuit sur l'Avasaxa.

Cette montagne est à 15 lieues de Torneå, sur le bord du fleuve. L'accès n'en est pas facile : on y monte par la forêt qui conduit jusqu'à environ la moitié de la hauteur; la forêt est là interrompue par un grand amas de pierres escarpées et glissantes, après lequel on la retrouve, et elle s'étendait jusque sur le sommet, je dis elle s'étendait, parce que nous fîmes abattre tous les arbres qui couvraient ce sommet. Le côté du nord-est un précipice affreux de rochers, dans lesquels quelques faucons avaient fait leur nid. C'est au pied de ce précipice que coule le Tengliö, qui tourne autour de l'Avasaxa avant que de se jeter dans le fleuve de Torneå. De cette montagne la vue est très belle; nul objet ne l'arrête vers le midi, et l'on découvre une vaste étendue du fleuve; du côté de l'est, elle poursuit le Tengliö jusque dans plusieurs lacs qu'il traverse; du côté du nord, la vue s'étend à 12 ou 15 lieues, où elle est arrêtée par une multitude de montagne entassées les unes sur les autres, comme on représente le chaos, et parmi lesquelles il n'était pas facile d'aller trouver celle qu'on avait vue de l'Avasaxa.

Nous passâmes 10 jours sur cette montagne, pendant lesquels la curiosité nous procura souvent les visites des habitants des campagnes voisines; ils nous apportaient des poissons, des moutons, et les misérables fruits qui naissent dans ces forêts.

Entre cette montagne et Cuitaperi, le fleuve est d'une très grande largeur, et forme une espèce de lac, qui, outre son étendue, était situé fort avantageusement pour notre base. MM. Clairaut et Camus se chargèrent d'en déterminer la direction, et demeurèrent pour cela à Öswer-Torneå après que nos observations furent faites sur l'Avasaxa, pendant que j'allais sur le Pullingi avec MM. Le Monnier, Outhier et Celsius. Ce même jour que nous quittâmes l'Avasaxa, nous passâmes le cercle polaire, et arrivâmes le lendemain 31 juillet sur les 3 heures du matin à Turtula; c'est une espèce de hameau, où l'on coupait le peu d'orge et de foin qui y croissent. Après avoir marché quelque temps dans la forêt, nous nous embarquâmes sur un lac qui nous conduisit au pied du Pullingi.
Août

 

C'est la plus élevée de nos montagnes; et elle est d'un accès très rude, par la promptitude avec laquelle elle s'élève, et la hauteur de la mousse, dans laquelle nous avions beaucoup de peine à marcher. Nous arrivâmes cependant sur le sommet à 6 heures du matin; et le séjour que nous y fîmes depuis le 31 juillet jusqu'au 6 août fut aussi pénible que l'abord. Il y fallut abattre une forêt des plus grands arbres; et les mouches nous tourmentèrent au point que nos soldats du régiment de Westro-Botnie, troupe distinguée, même en Suède où il y en a tant de valeureuses, ces hommes endurcis dans les plus grands travaux furent contraints de s'envelopper le visage, et de se le couvrir de goudron; ces insectes infectaient tout ce qu'on voulait manger, dans l'instant tous nos mets en étaient noirs. Les oiseaux de proie n'étaient pas moins affamés; ils voltigeaient sans cesse autour de nous, et ravissaient quelques morceaux d'un mouton qu'on nous apprêtait.
Le lendemain de notre arrivée sur le Pullingi, M. l'Abbé Outhier en partit avec un officier du même régiment qui nous a rendu beaucoup de services, pour aller élever un signal vers Pello. Le 4 nous en vîmes paraître un sur Niemi, que le même officier fit élever. Ayant pris les angles entre ces signaux, nous quittâmes le Pullingi le 6 août, après y avoir beaucoup souffert, pour aller à Pello; et après avoir remonté quatre cataractes, nous y arrivâmes le même jour.

Pello est un village habité par quelques Finnois, auprès duquel est le Kittis, la moins élevée de toutes nos montagnes; c'était là qu'était notre signal. En y montant, on trouve une grosse source de l'eau la plus pure, qui sort d'un sable très fin, et qui, pendant les plus grands froids de l'hiver, conserve sa liquidité; lorsque nous retournâmes à Pello sur la fin de l'hiver, pendant que la mer du fond du golfe et tous les fleuves étaient aussi durs que le marbre, cette eau coulait comme pendant l'été.

Nous fûmes assez heureux pour faire en arrivant nos observations, et ne demeurer sur le Kittis que jusqu'au lendemain; nous en partîmes à 3 heures après midi, et arrivâmes le même soir à Turtula.

Il y avait déjà un mois que nous habitions les déserts, ou plutôt le sommet des montagnes, où nous n'avions d'autres lits que la terre, ou la pierre couverte d'une peau de renne, ni guère d'autre nourriture que quelques poissons que les Finnois nous apportaient, ou que nous pêchions nous-mêmes, et quelques espèces de baies ou fruits sauvages qui croissent dans ces forêts. La santé de M. Le Monnier, qu'un tel genre de vie dérangeait à vue d'oeil, et qui avait reçu les plus rudes attaques sur le Pullingi, ayant manqué tout-à-fait, je le laissai à Turtula, pour redescendre le fleuve, et s'aller rétablir chez le curé d'Öswer-Torneå, dont la maison était le meilleur et presque le seul asile qui fût dans le pays.

Je partis en même temps de Turtula, accompagné de MM. Outhier et Celsius, pour aller à travers la forêt chercher le signal que l'officier avait élevé sur Niemi. Ce voyage fut terrible : nous marchâmes d'abord en sortant de Turtula jusqu'à un ruisseau, où nous nous embarquâmes sur trois petits bateaux; mais ils naviguaient avec tant de peine entre les pierres, qu'à tous moments il en fallait descendre, et sauter d'une pierre sur l'autre. Ce ruisseau nous conduisit à un lac si rempli de petits grains jaunâtres, de la grosseur du mil, que toute son eau en était teinte; je pris ces grains pour la chrysalide de quelque insecte, et je croirais que c'était de quelques-unes de ces mouches qui nous persécutaient, parce que je ne voyais que ces animaux qui pussent répondre par leur quantité à ce qu'il fallait de grains de mil pour remplir un lac assez grand. Au bout de ce lac, il fallut marcher jusqu'à un autre de la plus belle eau, sur lequel nous trouvâmes un bateau; nous mîmes dedans le quart de cercle, et le suivîmes sur les bords. La forêt était si épaisse sur ces bords, qu'il fallait nous faire jour avec la hache, embarrassés à chaque pas par la hauteur de la mousse, et par les sapins que nous rencontrions abattus. Dans toutes ces forêts il y a presque un aussi grand nombre de ces arbres, que de ceux qui sont sur pied : la terre qui les peut faire croître jusqu'à un certain point, n'est pas capable de les nourrir, ni assez profonde pour leur permettre de s'affermir; la moitié périt ou tombe au moindre vent. Toutes ces forêts sont pleines de sapins et de bouleaux ainsi déracinés; le temps a réduit ces derniers en poussière, sans avoir causé la moindre altération de l'écorce; et l'on est surpris de trouver de ces arbres assez gros qu'on écrase et qu'on brise dès qu'on les touche. C'est cela peut-être qui a fait penser à l'usage qu'on fait en Suède de l'écorce de bouleau; on s'en sert pour couvrir les maisons, et rien en effet n'y est plus propre. Dans quelques provinces, cette écorce est couverte de terre, qui forme sur les toits des espèces de jardins, comme il y en a sur les maisons d'Upsala. En Westro-Botnie, l'écorce est arrêtée par des cylindres de sapin attachés sur le faîte, et qui pendent des deux côtés du toit. Nos forêts donc ne paraissaient que des ruines ou des débris de forêts dont la plupart des arbres avaient péri; c'était un bois de cette espèce, et affreux entre tous ceux-là, que nous traversions à pied, suivis de douze soldats qui portaient notre bagage. Nous arrivâmes enfin sur le bord d'un troisième lac, grand, et de la plus belle eau du monde; nous y trouvâmes deux bateaux, dans lesquels, ayant nos instruments et notre bagage, nous attendîmes leur retour sur le bord. Le grand vent, et le mauvais état de ces bateaux, rendirent leur voyage long; cependant ils revinrent, et nous nous y embarquâmes; nous traversâmes le lac, et nous arrivâmes au pied de Niemi à 3 heures après midi.
Cette montagne, que les lacs qui l'environnent, et toutes les difficultés qu'il fallait vaincre pour y parvenir, faisaient ressembler aux lieux enchantés des fables, serait charmante partout ailleurs qu'en Laponie; on trouve d'un côté un bois clair dont le terrain est aussi uni que les allées d'un jardin; les arbres n'empêchent point de se promener, ni de voir un beau lac qui baigne le pied de la montagne; d'un autre côté on trouve des salles et des cabinets qui paraissent taillés dans le roc, et auxquels il ne manque que le toit; ces rochers sont si perpendiculaires à l'horizon, si élevés et si unis, qu'ils paraissent plutôt des murs commencés pour des palais, que l'ouvrage de la nature. Nous vîmes là plusieurs fois s'élever du lac ces vapeurs que les gens du pays appellent Haltios, et qu'ils prennent pour les esprits auxquels est commise la garde des montagnes; celle-ci était formidable par les ours qui s'y devaient trouver; cependant nous n'y en vîmes aucun, et elle avait plus l'air d'une montagne habitée par les fées et par les génies, que par les ours.

Le lendemain de notre arrivée, les brumes nous empêchèrent d'observer. Le 10 nos observations furent interrompues par le tonnerre et par la pluie; le 11 elles furent achevées; nous quittâmes le Niemi; et après avoir repassé les trois lacs, nous nous trouvâmes à Turtula à 9 heures du soir. Nous en partîmes le 12, et arrivâmes à 3 heures après midi à Öswer-Torneå chez le curé, où nous trouvâmes nos compagnons; et y ayant laissé M. Le Monnier et M. l'Abbé Outhier, je partis le 13 avec MM. Clairaut, Camus et Celsius pour l'Horrilakero. Nous entrâmes avec quatre bateaux dans le Tengliö qui a ses cataractes, plus incommodes par le peu d'eau qui s'y trouve, et le grand nombre de pierres, que par la rapidité de ses eaux. Je fus surpris de trouver sur ses bords, si près de la zone glacée, des roses aussi vermeilles qu'il en naisse dans nos jardins. Enfin nous arrivâmes à 9 heures du soir sur l'Horrilakero. Nos observations n'y furent achevées que le 17; et en étant partis le lendemain, nous arrivâmes le soir à Öswer-Torneå, où nous nous trouvâmes tous réunis.

Septembre Le lieu le plus convenable pour la base avait été choisi; MM. Clairaut et Camus, après avoir bien visité les bords du fleuve, et les montagnes des environs, avaient déterminé sa direction, et fixé sa longueur par des signaux qu'ils avaient fait élever aux deux extrémités.

Etant montés le soir sur l'Avasaxa, pour observer les angles qui devaient lier cette base à nos triangles, nous vîmes l'Horrilakero tout en feu. C'est un accident qui arrive souvent dans ces forêts, où l'on ne saurait vivre l'été que dans la fumée, et où la mousse et les sapins sont si combustibles, que tous les jours le feu qu'on y allume y fait des incendies de plusieurs milliers d'arpents. Ces feux, ou leur fumée, nous ont quelquefois autant retardés dans nos observations que l'épaisseur de l'air. Comme l'incendie de l'Horrilakero venait sans doute du feu que nous y avions laissé mal éteint, on y envoya trente hommes pour lui couper la communication avec les bois voisins. Nous n'achevâmes nos observations sur l'Avasaxa que le 21. L'Horrilakero brûlait toujours, nous le voyions enseveli dans la fumée; et le feu qui était descendu dans la forêt y faisait à chaque instant de nouveaux ravages.

Quelques-uns des gens qu'on avait envoyés sur cette montagne ayant rapporté que le signal avait été endommagé par le feu, on l'envoya rebâtir; et il ne fut pas difficile d'en retrouver le centre, par les précautions dont j'ai parlé.

Le 22 nous allâmes au Poiky-Torneå, sur le bord du fleuve, où était le signal septentrional de la base, pour y faire les observations qui la devaient lier avec le sommet des montagnes, et nous en partîmes le 23 pour nous rendre à l'autre extrémité de cette base, au signal méridional qui était sur le bord du fleuve, dans un endroit appelé Niemisby, où nous devions faire les mêmes observations. Nous couchâmes cette nuit dans une prairie assez agréable, d'où M. Camus partit le lendemain pour aller à Pello, préparer quelques cabanes pour nous loger, et faire bâtir un observatoire sur le Kittis, où nous devions faire les observations astronomiques pour déterminer l'amplitude de notre arc.

Après avoir fait notre observation au signal méridional, nous remontâmes le soir sur Cuitaperi, où la dernière observation qui devait lier la base aux triangles fut achevée le 26.

Nous venions d'apprendre que le secteur que nous attendions d'Angleterre était arrivé à Torneå, et nous nous hâtâmes de nous y rendre pour préparer ce secteur, et tous les autres instruments que nous devions porter sur le Kittis, parce que, comme les rigueurs de l'hiver étaient plus à craindre sur le Kittis qu'à Torneå, nous voulions commencer avant les grands froids les observations pour l'amplitude de l'arc à cette extrémité de notre méridienne. Pendant qu'on préparait tout pour le voyage de Pello, nous montâmes dans la flèche de l'église qui est bâtie dans l'île Swentzar, que je désigne ici, pour qu'on ne la confonde pas avec l'église finnoise bâtie dans l'île Biörcköhn, au midi de Swentzar; et ayant observé de cette flèche les angles qu'elle fait avec nos montagnes, nous repartîmes de Torneå le 3 septembre avec quinze bateaux, qui faisaient sur le fleuve la plus grande flotte qu'on y eût jamais vue, et nous vînmes coucher à Kuckula.

Le lendemain nous arrivâmes à Korpikyla; et pendant que le reste de la compagnie continuait sa route vers Pello, j'en partis à pied avec MM. Celsius et Outhier pour aller au Kakama, où nous n'arrivâmes qu'à 9 heures du soir par une grande pluie.

Tout le sommet du Kakama est d'une pierre blanche, feuilletée, et séparée par des plans verticaux, qui coupent fort perpendiculairement le méridien. Ces pierres avaient tellement retenu la pluie, qui tombait depuis longtemps, que tous les endroits qui n'étaient pas des pointes de rocher étaient remplis d'eau; et il plut encore sur nous toute la nuit. Nos observations ne purent être achevées le lendemain; il fallut passer sur cette montagne une seconde nuit, aussi humide et aussi froide que la première; et ce ne fut que le 6 que nous achevâmes nos observations.

Après ce fâcheux séjour que nous avions fait sur le Kakama, nous en partîmes; et la pluie continuelle, dans une forêt où l'on avait beaucoup de peine à marcher, nous ayant fait faire les plus grands efforts, nous arrivâmes après cinq heures de marche à Korpikyla. Nous y couchâmes cette nuit; et étant partis le lendemain, nous arrivâmes le 9 septembre à Pello, où nous nous trouvâmes tous réunis.

Toutes nos courses, et un séjour de 63 jours dans les déserts, nous avaient donné la plus belle suite de triangles que nous pussions souhaiter. Un ouvrage commencé sans savoir s'il serait possible, et, pour ainsi dire, au hasard, était devenu un ouvrage heureux, dans lequel il semblait que nous eussions été les maîtres de placer les montagnes à notre gré. Toutes nos montagnes, avec l'église de Torneå, formaient une figure fermée, dans laquelle se trouvait l'Horrilakero, qui en était comme le foyer, et le lieu où aboutissaient les triangles, dans lesquels se divisait notre figure. C'était un heptagone, qui se trouvait placé dans la direction du méridien. Il était susceptible d'une vérification singulière dans ces sortes d'opérations, dépendante de la propriété des polygones. La somme des angles d'un heptagone sur un plan doit être de 900 degrés; la somme dans notre heptagone couché sur une surface courbe doit être un peu plus grande; et nous la trouvions de 900° 1' 37" après 16 angles observés. Vers le milieu de l'heptagone se trouvait une base plus grande qu'aucune qui eût jamais été mesurée, et sur la surface la plus plate, puisque c'était sur les eaux du fleuve que nous la devions mesurer, lorsqu'il serait glacé. La grandeur de cette base nous assurait de la précision avec laquelle nous pouvions mesurer l'heptagone; et sa situation ne nous laissait point craindre que les erreurs pussent aller loin, par le petit nombre de nos triangles, au milieu desquels elle se trouvait.

Enfin la longueur de l'arc du méridien que nous mesurions était fort convenable pour la certitude de notre opération. S'il y a un avantage à mesurer de grands arcs, en ce que les erreurs qu'on peut commettre dans la détermination de l'amplitude ne sont que les mêmes pour les grands arcs et les petits, et que répandues sur de petits arcs, elles ont plus d'effets que répandues sur de grands; d'un autre côté, les erreurs qu'on peut commettre sur les triangles peuvent avoir des effets d'autant plus dangereux, que la distance qu'on mesure est plus longue, et que le nombre des triangles est plus grand. Si ce nombre est grand, et qu'on ne puisse pas se corriger souvent par des bases, ces dernières erreurs peuvent former une série très divergente, et faire perdre plus d'avantage qu'on n'en retirerait par de grands arcs. J'avais lu à l'Académie, avant mon départ, un mémoire sur cette matière, où j'avais déterminé la longueur la plus avantageuse qu'il fallût mesurer pour avoir la mesure la plus certaine : cette longueur dépend de la précision avec laquelle on observe les angles horizontaux, comparée à celle que peut donner l'instrument avec lequel on observe la distance des étoiles au zénith. Et appliquant à notre opération les réflexions que j'avais faites, on trouvera qu'un arc plus long ou plus court que le nôtre ne nous aurait pas donné tant de certitude dans sa mesure.

Nous nous servions, pour observer les angles entre nos signaux, d'un quart-de-cercle de deux pieds de rayon, armé d'un micromètre, qui, vérifié plusieurs fois autour de l'horizon, donnait toujours la somme des angles fort près de quatre droits; son centre était toujours placé au centre des signaux; chacun faisait son observation, et l'écrivait séparément; et l'on prenait ensuite le milieu de toutes ces observations, qui différaient peu les unes des autres.

Sur chaque montagne on avait soin d'observer la hauteur ou l'abaissement des objets dont on se servait pour prendre les angles; et c'est sur ces hauteurs qu'est fondée la réduction des angles au plan de l'horizon.

Cette première partie de notre ouvrage, celle sur laquelle pouvait tomber l'impossibilité, étant si heureusement terminée, notre courage redoubla pour le reste, qui ne demandait plus que des peines.
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© Serge Jodra, 2004. - Reproduction interdite.