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Le Légataire universel, de Regnard

Le Légataire universel est une comédie  en cinq actes et en vers, de Regnard (janvier 1708), un des chefs-d'oeuvre du théâtre comique. 

Eraste, neveu du vieux Géronte et amoureux de le charmante Isabelle, a quelque inquiétude sur la teneur du testament que doit faire son oncle; il a de bonnes raisons de croire qu'il peut être déshérité, et alors adieu l'amour. Sur le conseil de Crispin, son valet, il essaye de déterminer le vieillard à tester en sa faveur, soit en l'apitoyant, soit en l'effrayant : Crispin se travestit d'abord en neveu farouche, puis en jeune veuve, et se présente ainsi à Géronte. L'issue est tout autre que celle qu'on attendait; le vieillard, ému de ces secousses successives, tombe en syncope et va mourir sans tester. Lisette, accourant, annonce en ces termes la terrible événement:

Arrivant dans sa chambre et se traînant à peine,
Il s'est mis sur son lit sans force et sans haleine; 
Et, raidissant les bras, la suffocation 
A tout d'un coup coupé la respiration;
Enfin, il est tombé, malgré mon assistance, 
Sans voix, sans sentiment, sans pouls, sans connaissance.
Voilà qui ruine tous les projets d'Eraste. Mais il vient à Crispin une idée subite. Le notaire, M. Scrupule, a été appelé par Géronte pour recevoir ses dernières dispositions. Crispin va s'affubler de la robe de chambre et des lunettes du vieillard, prendre sa voix la plus souffreteuse et le voilà toussant, crachant, quinteux, méconnaissable, qui dicte à M. Scrupule un testament en bonne et due forme. Tout d'abord le pendard institue Eraste légataire universel, mais il n'a garde de s'oublier. Il attribue :
 ... à Lisette présente
Et qui depuis cinq ans me tient lieu de servante, 
Pour épouser Crispin en légitime noeud...
Deux mille écus comptant.
Deux mille écus? s'écrie Eraste bondissant. Crispin se moque, mais que dire? N'est-il pas dans les mains de ce drôle? Celui-ci, impassible, poursuit en s'attribuant 1500 francs de rente viagère. Après quoi M. Scrupule se retire pour mettre au net le testament. Toute réflexion faite, Eraste est encore fort heureux d'en être quitte à ce prix : le voilà enfin légataire universel en bonne et due forme. Mais quoi! Lisette accourt, pâle, effarée... Qu'arrive-t-il? Ce qui devait infailliblement arriver dans une comédie : Géronte n'est pas mort, et le voici qui s'avance appuyé sur le bras de Lisette :
Je ne puis revenir encor de ma faiblesse.
Je ne sais où je suis. L'éclat du jour me blesse; 
Et mon faible cerveau, de ce choc ébranlé, 
Par de sombres vapeurs est encor tout troublé. 
Ai-je été bien longtemps dans cette léthargie?
« Pas tant que nous croyions », répond Lisette assez embarrassée; mais Crispin ajoute effrontément :
Si vous saviez, monsieur, ce que nous avons fait 
Lorsque de votre mal vous ressentiez l'effet, 
La peine que j'ai prise, et les soins nécessaires 
Pour pouvoir, comme vous, mettre ordre a vos affaires
Vous seriez étonné, mais d'un étonnement 
A n'en pas revenir sitôt, assurément!
Géronte commence à manifester une certaine inquiétude. Qu'est-ce donc lorsqu'il voit entrer M. Scrupule apportant le testament parfaitement régularisé :
Eh parbleu! vous rêvez, monsieur, c'est pour le faire 
Que j'ai besoin ici de votre ministère.
« C'est vous qui rêvez, dit M. Scrupule, et voici madame et monsieur qui étaient présents et peuvent dire ce qu'ils ont vu.-Quoi l j'ai fait mon testament! - C'est vous ou moi, répond Crispin avec audace ». Géronte alors, marchant de surprise en surprise :
 Il faut donc que mon mal m'ait été la mémoire. Et c'est ma léthargie...

Quel trait de lumière pour Crispin! Il s'empare du mot, et tandis que l'infortuné Géronte bondit à la lecture du testament qui le dépouille : « C'est votre léthargie! s'écrie Crispin. - C'est votre léthargies! » répète Lisette entraînée par l'exemple, Et Géronte convaincu ratifie le testament de Crispin.

Cette scène du Légataire universel de Regnard est une des plus complètes, des mieux conduites du théâtre français. (PL).

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Extrait du légataire universel

[Le vieux Géronte a un neveu, nommé Éraste, qui compte sur sa succession. Malheureusement, le jour où Géronte a fait appeler les notaires pour dicter son testament, il tombe en léthargie, et on le croit mort. Alors Crispin, le valet d'Éraste, prend les vêtements du défunt, fait entrer les notaires, et dicte son testament : il n'a garde de s'oublier, non plus que Lisette. Tout irait pour le mieux, si Géronte ne se réveillait de sa léthargie, et si les deux notaires ne lui apportaient copie du testament.]

« M. SCRUPULE, notaire, ÉRASTE, LISETTE, CRISPIN

GÉRONTE
Bonjour, monsieur Scrupule.

CRISPIN, à part
Ah! me voilà perdu.

GÉRONTE
Ici depuis longtemps vous êtes attendu.

M. SCRUPULE
Certes, je suis ravi, monsieur, qu'en moins d'une heure
Vous jouissiez déjà d'une santé meilleure. 
Je savais bien qu'ayant fait votre testament 
Vous sentiriez bientôt quelque soulagement. 
Le corps se porte mieux lorsque l'esprit se trouve 
Dans un parfait repos.

GÉRONTE
Tous les jours je l'éprouve.

M. SCRUPULE
Voici donc le papier que, selon vos desseins, 
Je vous avais promis de remettre en vos mains.

GÉRONTE
Quel papier, s'il vous plait? Pour quoi, pour quelle affaire?

M. SCRUPULE
C'est votre testament que vous venez de faire.

GÉRONTE
J'ai fait mon testament?

M. SCRUPULE
Oui, sans doute, monsieur.

LISETTE, bas.
Crispin, le coeur me bat.

CRISPIN, bas.
Je frissonne de peur.

GÉRONTE
Eh! parbleu, vous rêvez, monsieur; c'est pour le faire 
Que j'ai besoin ici de votre ministère.

M. SCRUPULE
Je ne rêve, monsieur, en aucune façon;
Vous nous l'avez dicté, plein de sens et raison. 
Le repentir sitôt saisirait-il votre âme?
Monsieur était présent, aussi bien que madame
Ils peuvent là-dessus dire ce qu'ils ont vu.

ÉRASTE, bas.
Que dire?

LISETTE, bas.
Juste ciel!

CRISPIN, bas.
Me voilà confondu.

GÉRONTE
Éraste était présent?

M. SCRUPULE
Oui, monsieur, je vous jure.

GÉRONTE
Est-il vrai, mon neveu? Parle, je t'en conjure.

ÉRASTE
Ah! ne me parlez pas, monsieur, de testament; 
C'est m'arracher le coeur trop tyranniquement.

GÉRONTE
Lisette, parle donc.

LISETTE
Crispin, parle en ma place;
Je sens dans mon gosier que ma voix s'embarrasse.

CRISPIN, à Géronte.
Je pourrais là-dessus vous rendre satisfait; Nul ne sait mieux que moi la vérité du fait.

GÉRONTE
J'ai fait mon testament!

CRISPIN
On ne peut pas vous dire
Qu'on vous l'ait vu tantôt absolument écrire;
Mais je suis très certain qu'aux lieux où vous voilà 
Un homme, à peu près mis comme vous êtes là, 
Assis dans un fauteuil, auprès de deux notaires,
A dicté mot à mot ses volontés dernières.
Je n'assurerai pas que ce fut vous : pourquoi?
C'est qu'on peut se tromper; mais c'était vous, ou moi.

M. SCRUPULE, à Géronte.
Rien n'est plus véritable; et vous pouvez m'en croire.

GÉRONTE
Il faut donc que mon mal m'ait ôté la mémoire, 
Et c'est ma léthargie.

CRISPIN
Oui, c'est elle, en effet.

LISETTE
N'en doutez nullement; et, pour prouver le fait, 
Ne vous souvient-il pas que, pour certaine affaire, 
Vous m'avez dit tantôt d'aller chez le notaire?

GÉRONTE
Oui.

LISETTE
Qu'il est arrivé dans votre cabinet; 
Qu'il a pris aussitôt sa plume et son cornet; 
Et que vous lui dictiez à votre fantaisie...?

GÉRONTE
Je ne m'en souviens point. 

LISETTE
C'est votre léthargie.

CRISPIN
Ne vous souvient-il pas, monsieur, bien nettement, 
Qu'il est venu tantôt certain neveu normand, 
Et certaine baronne, avec un grand tumulte
Et des airs insolents, chez vous vous faire insulte?...

GÉRONTE
Oui.

CRISPIN
Que, pour vous venger de leur emportement, 
Vous m'avez promis place en votre testament,
Ou quelque bonne rente au moins pendant ma vie?

GÉRONTE
Je ne m'en souviens point.

CRISPIN
C'est votre léthargie.

GÉRONTE
Je crois qu'ils ont raison, et mon mal est réel.

LISETTE
Ne vous souvient-il pas que monsieur Clistorel...?

ÉRASTE
Pourquoi tant répéter cet interrogatoire? 
Monsieur convient de tout, du tort de sa mémoire, 
Du notaire mandé, du testament écrit.

GÉRONTE
Il faut bien qu'il soit vrai, puisque chacun le dit 
Mais voyons donc enfin ce que j'ai fait écrire.

CRISPIN, à part.
Ah! voilà bien le diable.

M. SCRUPULE
Il faut donc vous le lire.
Fut présent devant nous, dont les noms sont au bas,
Maître Mathieu Géronte, en son fauteuil à bras, 
Étant en son bon sens, comme on a pu connaître
Par le geste et maintien qu'il nous a fait paraître;
Quoique de corps malade, ayant sain jugement;
Lequel, après avoir réfléchi mûrement
Que tout est ici-bas fragile et transitoire... »

CRISPIN
Ah! quel coeur de rocher et quelle âme assez noire
Ne se fendrait en quatre en entendant ces mots?

LISETTE
Hélas! je ne saurais arrêter mes sanglots.

GÉRONTE
En les voyant pleurer mon âme est attendrie.
Là, là, consolez-vous; je suis encore en vie.

M. SCRUPULE, continuant de lire.
« Considérant que rien ne reste en même état,
 Ne voulant pas aussi décéder intestat... »

CRISPIN
Intestat!...

LISETTE
Intestat! ce mot, me perce l'âme.

M. SCRUPULE
Faites trêve un moment à vos soupirs, madame.
« Considérant que rien ne reste en même état, 
Ne voulant pas aussi décéder intestat.... »

CRISPIN
Intestat!...

LISETTE
lntestat!

M. SCRUPULE
Mais laissez-moi donc lire 
Si vous pleurez toujours, je ne pourrai rien dire. 
« A fait, dicté, nommé, rédigé par écrit,
Son susdit testament en la forme qui suit. »

GÉRONTE
De tout ce préambule, et de cette légende,
S'il m'en souvient d'un mot, je veux bien qu'on me pende.

LISETTE
C'est votre léthargie.

CRISPIN
Ah! je vous en répond.
Ce que c'est que de nous! moi, cela me confond.

M. SCRUPULE, lisant.
« Je veux, premièrement, qu'on acquitte mes dettes.

GÉRONTE
Je ne dois rien.

M. SCRUPULE
Voici l'aveu que vous en faites.
« Je dois quatre cents francs à mon marchand de vin, « Un fripon qui demeure au cabaret voisin. »

GÉRONTE
Je dois quatre cents francs! c'est une fourberie.

CRISPIN, à Géronte.
Excusez-moi, monsieur, c'est votre léthargie. Je ne sais pas au vrai si vous les lui devez, Mais il me les a, lui, mille fois demandés.

GÉRONTE
C'est un maraud qu'il faut envoyer en galère.

CRISPIN
Quand ils y seraient tous, on ne les plaindrait guère.

M. SCRUPULE
« Je fais mon légataire unique, universel,
Éraste, mon neveu. »

ÉRASTE
Se peut-il?... Juste ciel!...

GÉRONTE
Oui, je voulais nommer Éraste légataire,
A cet article-là je vois présentement
Que j'ai bien pu dicter le présent testament.

M. SCRUPULE, lisant.
« Item. Je donne et lègue, en espèce sonnante, 
A Lisette... »

LISETTE
Ah! grands dieux.

M. SCRUPULE, lisant.
« Qui me sert de servante,
Pour épouser Crispin en légitime noeud,
Deux mille écus. »

CRISPIN, à Géronte.
Monsieur... en vérité... pour peu... 
Non... jamais... car enfin... ma bouche... quand j'y pense... 
Je me sens suffoquer par la reconnaissance.
(A Lisette).
Parle donc...

LISETTE, embrassant Géronte.
Ah! monsieur...

GÉRONTE
Qu'est-ce à dire cela?
Je ne suis point l'auteur de ces sottises-là. 
Deux mille écus comptant!

LISETTE
Quoi! déjà, je vous prie,
Vous repentiriez-vous d'avoir fait oeuvre pie? 
Une fille nubile, exposée au malheur,
Qui veut faire une fin en tout bien, tout honneur,
Lui refuseriez-vous cette petite grâce?

GÉRONTE
Comment! six mille francs! quinze ou vingt écus, passe.

LISETTE
Les maris, aujourd'hui, monsieur, sont si courus! 
Et que peut-on, hélas! avoir pour vingt écus?

GÉRONTE
On a ce que l'on peut, entendez-vous, m'amie?
(Au notaire).
Il en est à tous prix. 
Achevez, je vous prie.

M. SCRUPULE
« Item. Je donne et lègue... »

CRISPIN, à part.
Ah! c'est mon tour enfin.
Et l'on va me jeter...

M. SCRUPULE
« A Crispin... »
(Crispin se fait petit).

GÉRONTE, regardant Crispin
A Crispin?

M. SCRUPULE, lisant.
« Pour tous les obligeants, bons et loyaux services
Qu'il rend à mon neveu dans divers exercices, 
Et qu'il peut bien encor lui rendre à l'avenir...

GÉRONTE Où donc ce beau discours doit-il enfin venir? Voyons.

M. SCRUPULE, lisant.
« Quinze cents francs de rentes viagères, 
Pour avoir souvenir de moi dans ses prières. »

CRISPIN
Oui, je vous le promets, monsieur, à deux genoux;
Jusqu'au dernier soupir je prierai Dieu pour vous. 
Voilà ce qui s'appelle un vraiment honnête homme! 
Si généreusement me laisser cette somme!

GÉRONTE
Non ferai-je, parbleu! Que veut dire ceci?
(Au notaire).
Monsieur, de tous ces legs je veux être éclairci.

M. SCRUPULE
Quel éclaircissement voulez-vous qu'on vous donne? 
Et je n'écris jamais que ce que l'on m'ordonne.

GÉRONTE
Quoi! moi, j'aurais légué, sans aucune raison, 
Quinze cents francs de rente à ce maître fripon,
Qu'Éraste aurait chassé, s'il m'avait voulu croire!

CRISPIN, toujours à genoux.
Ne vous repentez pas d'une oeuvre méritoire. 
Voulez-vous, démentant un généreux effort?
Ètre avaricieux, même après votre mort?

GÉRONTE
Ne m'a-t-on point volé mes billets dans mes poches? 
Je tremble du malheur dont je sens, les approches :
Je n'ose me fouiller.

ÉRASTE, à part.
Quel funeste embarras!
(Haut à Géronte).
Vous les cherchez en vain : vous ne les avez pas.

GÉRONTE, a Éraste.
Où sont-ils donc? réponds.

ÉRASTE
Tantôt, pour Isabelle,
Je les ai, par votre ordre exprès, portés chez elle.

GÉRONTE
Par mon ordre?

ÉRASTE
Oui, monsieur.

GÉRONTE
Je ne m'en souviens point.

CRISPIN
C'est votre léthargie.

GÉRONTE
Oh! je veux sur ce point, Qu'on me fasse raison. Quelles friponneries! Je suis las, à la fin, de tant de léthargies. »
 

(Regnard, Le Légataire universel, acte V, scène VII).
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