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Introduction à l'étude 
de la médecine expérimentale
Claude Bernard

Deuxième partie - De l'expérimentation chez les êtres vivants
Chapitre II
Considérations expérimentales 
spéciales aux êtres vivants
III. - De la vivisection

C. Bernard
1865-
On n'a pu découvrir les lois de la matière brute qu'en pénétrant dans les corps ou dans les machines inertes, de même on ne pourra arriver à connaître les lois et les propriétés de la matière vivante qu'en disloquant les organismes vivants pour s'introduire dans leur milieu intérieur. Il faut donc nécessairement, après avoir disséqué sur le mort, disséquer sur le vif, pour mettre à découvert et voir fonctionner les parties intérieures ou cachées de l'organisme; c'est à ces sortes d'opérations qu'on donne le nom de vivisections, et sans ce mode d'investigation, il n'y a pas de physiologie ni de médecine scientifique possibles : pour apprendre comment l'homme et les animaux vivent, il est indispensable d'en voir mourir un grand nombre, parce que les mécanismes de la vie ne peuvent se dévoiler et se prouver que par la connaissance des mécanismes de la mort. 

À toutes les époques on a senti cette vérité et, dès les temps les plus anciens, on a pratiqué, dans la médecine, non-seulement des expériences thérapeutiques, mais même des vivisections. On raconte que des rois de Perse livraient les condamnés à mort aux médecins afin qu'ils fissent sur eux des vivisections utiles à la médecine. Au dire de Galien, Attale III, Philométor, qui régnait cent trente-sept ans avant Jésus-Christ, à Pergame, expérimentait les poisons et les contre-poisons sur des criminels condamnés à mort [21] . Celse rappelle et approuve les vivisections d'Hérophile et d'Érasistrate pratiquées sur des criminels, par le consentement des Ptolémées. Il n'est pas cruel, dit-il, d'imposer des supplices à quelques coupables, supplices qui doivent profiter à des multitudes d'innocents pendant le cours de tous les siècles [22]. Le grand-duc de Toscane fit remettre à Fallope, professeur d'anatomie à Pise, un criminel avec permission qu'il le fît mourir et qu'il le disséquât à son gré. Le condamné ayant une fièvre quarte, Fallope voulut expérimenter l'influence des effets de l'opium sur les paroxysmes. Il administra deux gros d'opium pendant l'intermission; la mort survint à la deuxième expérimentation [23]. De semblables exemples se sont retrouvés plusieurs fois, et l'on connaît l'histoire de l'archer de Meudon [24], qui reçut sa grâce parce qu'on pratiqua sur lui la néphrotomie avec succès. Les vivisections sur les animaux remontent également très loin. On peut considérer Galien comme le fondateur des vivisections sur les animaux. Il institua ses expériences en particulier sur des singes ou sur de jeunes porcs, et il décrivit les instruments et les procédés employés pour l'expérimentation. Galien ne pratiqua guère que des expériences du genre de celles que nous avons appelées expériences perturbatrices, et qui consistent à blesser, à détruire ou à enlever une partie afin de juger de son usage par le trouble que sa soustraction produit. Galien a résumé les expériences faites avant lui, et il a étudié par lui-même les effets de la destruction de la moelle épinière à des hauteurs diverses, ceux de la perforation de la poitrine, d'un côté ou des deux côtés à la fois; les effets de la section des nerfs qui se rendent aux muscles intercostaux et de celle du nerf récurrent. Il a lié les artères, institué des expériences sur le mécanisme de la déglutition [25]. Depuis Galien, il y a toujours eu, de loin en loin, au milieu des systèmes médicaux, des vivisecteurs éminents. C'est à ce titre que les noms des de Graaf, Harvey, Aselli, Pecquet, Haller, etc., se sont transmis jusqu'à nous. De notre temps, et surtout sous l'influence de Magendie, la vivisection est entrée définitivement dans la physiologie et dans la médecine comme un procédé d'étude habituel et indispensable. 

[21] Daniel Leclerq, Histoire de la médecine, p. 338.

[22] Celsus, De medicinâ, in præfalione, edit. Elezevir de Vander Linden, p. 6 et 7.

[23] Astruc, De morbis venereis, t. II, p. 748 et 749.

[24] Rayer, Traité des maladies des reins, t. III, p. 213. Paris, 1841.

[25] Dezeimeris, Dictionnaire historique, t.II, p. 444. - Daremberg, Exposition des connaissances de Galien sur l'anatomie pathologique et la pathologie du système nerveux. Thèse, 1841, p. 13 et 80.

Les préjugés qui se sont attachés au respect des cadavres ont pendant très longtemps arrêté le progrès de l'anatomie. De même la vivisection a rencontré dans tous les temps des préjugés et des détracteurs. Nous n'avons pas la prétention de détruire tous les préjugés dans le monde; nous n'avons pas non plus à nous occuper ici de répondre aux arguments des détracteurs des vivisections, puisque par là même ils nient la médecine expérimentale, c'est-à- dire la médecine scientifique. Toutefois nous examinerons quelques questions générales et nous poserons ensuite le but scientifique que se proposent les vivisections. 

D'abord a-t-on le droit de pratiquer des expériences et des vivisections sur l'homme? Tous les jours le médecin fait des expériences thérapeutiques sur ses malades, et tous les jours le chirurgien pratique des vivisections sur ses opérés. On peut donc expérimenter sur l'homme, mais dans quelles limites? On a le devoir et par conséquent le droit de pratiquer sur l'homme une expérience toutes les fois qu'elle peut lui sauver la vie, le guérir ou lui procurer un avantage personnel. Le principe de moralité médicale et chirurgicale consiste donc à ne jamais pratiquer sur un homme une expérience qui ne pourrait que lui être nuisible à un degré quelconque, bien que le résultat pût intéresser beaucoup la science, c'est-à-dire la santé des autres. Mais cela n'empêche pas qu'en faisant les expériences et les opérations toujours exclusivement au point de l'intérêt du malade qui les subit, elles ne tournent en même temps au profit de la science. En effet, il ne saurait en être autrement; un vieux médecin qui a souvent administré les médicaments et qui a beaucoup traité de malades, sera plus expérimenté, c'est-à-dire expérimentera mieux sur ses nouveaux malades parce qu'il s'est instruit par les expériences qu'il a faites sur d'autres. Le chirurgien qui a souvent pratiqué des opérations dans des cas divers s'instruira et se perfectionnera expérimentalement. Donc, on le voit, l'instruction n'arrive jamais que par l'expérience, et cela rentre tout à fait dans les définitions que nous avons données au commencement de cette introduction. 

Peut-on faire des expériences ou des vivisections sur les condamnés à mort? On a cité des exemples analogues à celui que nous avons rappelé plus haut, et dans lesquels on s'était permis des opérations dangereuses en offrant aux condamnés leur grâce en échange. Les idées de la morale moderne réprouvent ces tentatives; je partage complètement ces idées. Cependant, je considère comme très utile à la science et comme parfaitement permis de faire des recherches sur les propriétés des tissus aussitôt après la décapitation chez les suppliciés. Un helminthologiste fit avaler à une femme condamnée à mort des larves de vers intestinaux, sans qu'elle le sût, afin de voir après sa mort si les vers s'étaient développés dans ses intestins [26]. D'autres ont fait des expériences analogues sur des malades phthisiques devant bientôt succomber; il en est qui ont fait les expériences sur eux-mêmes. Ces sortes d'expériences étant très intéressantes pour la science, et ne pouvant être concluantes que sur l'homme, me semblent très  permises quand elles n'entraînent aucune souffrance ni aucun inconvénient chez le sujet expérimenté. Car, il ne faut pas s'y tromper, la morale ne défend pas de faire des expériences sur son prochain ni sur soi-même; dans la pratique de la vie, les hommes ne font que faire des expériences les uns sur les autres. La morale chrétienne ne défend qu'une seule chose, c'est de faire du mal à son prochain. Donc, parmi les expériences qu'on peut tenter sur l'homme, celles qui ne peuvent que nuire sont défendues, celles qui sont innocentes sont permises, et celles qui peuvent faire du bien sont commandées. 

[26] Davaine, Traité des entozoaires. Paris, 1860. Synopsis, p. XXVII.
Maintenant se présente cette autre question. A-t-on le droit de faire des expériences et des vivisections sur les animaux? Quant à moi, je pense qu'on a ce droit d'une manière entière et absolue. Il serait bien étrange, en effet, qu'on reconnût que l'homme a le droit de se servir des animaux pour tous les usages de la vie, pour ses services domestiques, pour son alimentation, et qu'on lui défendît de s'en servir pour s'instruire dans une des sciences les plus utiles à l'humanité. Il n'y a pas à hésiter; la science de la vie ne peut se constituer que par des expériences, et l'on ne peut sauver de la mort des êtres vivants qu'après en avoir sacrifié d'autres. Il faut faire les expériences sur les hommes ou sur les animaux. Or, je trouve que les médecins font déjà trop d'expériences dangereuses sur les hommes avant de les avoir étudiées soigneusement sur les animaux. Je n'admets pas qu'il soit moral d'essayer sur les malades dans les hôpitaux des remèdes plus ou moins dangereux ou actifs, sans qu'on les ait préalablement expérimentés sur des chiens; car je prouverai plus loin que tout ce que l'on obtient chez les animaux peut parfaitement être concluant pour l'homme quand on sait bien expérimenter. Donc, s'il est immoral de faire sur un homme une expérience dès qu'elle est dangereuse pour lui, quoique le résultat puisse être utile aux autres, il est essentiellement moral de faire sur un animal des expériences, quoique douloureuses et dangereuses pour lui, dès qu'elles peuvent être utiles pour l'homme. 

Après tout cela, faudra-t-il se laisser émouvoir par les cris de sensibilité qu'ont pu pousser les gens du monde ou par les objections qu'ont pu faire les hommes étrangers aux idées scientifiques? Tous les sentiments sont respectables, et je me garderai bien d'en jamais froisser aucun. Je les explique très  bien, et c'est pour cela qu'ils ne m'arrêtent pas. Je comprends parfaitement que les médecins qui se trouvent sous l'influence de certaines idées fausses et à qui le sens scientifique manque, ne puissent passe rendre compte de la nécessité des expériences et des vivisections pour constituer la science biologique. Je comprends parfaitement aussi que les gens du monde, qui sont mus par des idées tout à fait différentes de celles qui animent le physiologiste, jugent tout autrement que lui les vivisections. Il ne saurait en être autrement. Nous avons dit quelque part dans cette introduction que, dans la science, c'est l'idée qui donne aux faits leur valeur et leur signification. Il en est de même dans la morale, il en est de même partout. Des faits identiques matériellement peuvent avoir une signification morale opposée, suivant les idées auxquelles ils se rattachent. Le lâche assassin, le héros et le guerrier plongent également le poignard dans le sein de leur semblable. Qu'est-ce qui les distingue, si ce n'est l'idée qui dirige leur bras? Le chirurgien, le physiologiste et Néron se livrent également à des mutilations sur des êtres vivants. Qu'est-ce qui les distingue encore, si ce n'est l'idée? Je n'essayerai donc pas, à l'exemple de Le Gallois [27], de justifier les physiologistes du reproche de cruauté que leur adressent les gens étrangers à la science; la différence des idées explique tout. Le physiologiste n'est pas un homme du monde, c'est un savant, c'est un homme qui est saisi et absorbé par une idée scientifique qu'il poursuit : il n'entend plus les cris des animaux, il ne voit plus le sang qui coule, il ne voit que son idée et n'aperçoit que des organismes qui lui cachent des problèmes qu'il veut découvrir. De même le chirurgien n'est pas arrêté par les cris et les sanglots les plus émouvants, parce qu'il ne voit que son idée et le but de son opération. De même encore l'anatomiste ne sent pas qu'il est dans un charnier horrible; sous l'influence d'une idée scientifique, il poursuit avec délices un filet nerveux dans des chairs puantes et livides qui seraient pour tout autre homme un objet de dégoût et d'horreur. D'après ce qui précède, nous considérons comme oiseuses ou absurdes toutes discussions sur les vivisections. Il est impossible que des hommes qui jugent les faits avec des idées si différentes, puissent jamais s'entendre; et comme il est impossible de satisfaire tout le monde, le savant ne doit avoir souci que de l'opinion des savants qui le comprennent, et ne tirer de règle de conduite que de sa propre conscience. 

[27] Le Gallois, OEuvres, Paris, 1824. Avant-propos, p. 30.
Le principe scientifique de la vivisection est d'ailleurs facile à saisir. Il s'agit toujours, en effet, de séparer ou de modifier certaines parties de la machine vivante, afin de les étudier, et de juger ainsi de leur usage ou de leur utilité. La vivisection, considérée comme méthode analytique d'investigation sur le vivant, comprend un grand nombre de degrés successifs, car on peut avoir à agir soit sur les appareils organiques, soit sur les organes, soit sur les tissus ou sur les éléments histologiques eux-mêmes. Il y a des vivisections extemporanées et d'autres vivisections dans lesquelles on produit des mutilations dont on étudie les suites en conservant les animaux. D'autres fois la vivisection n'est qu'une autopsie faite sur le vif ou une étude des propriétés des tissus immédiatement après la mort. Ces procédés divers d'étude analytique des mécanismes de la vie, chez l'animal vivant, sont indispensables, ainsi que nous le verrons, à la physiologie, à la pathologie et à la thérapeutique. Toutefois, il ne faudrait pas croire que la vivisection puisse constituer à elle seule toute la méthode expérimentale appliquée à l'étude des phénomènes de la vie. La vivisection n'est qu'une dissection anatomique sur le vivant; elle se combine nécessairement avec tous les autres moyens physico-chimiques d'investigation qu'il s'agit de porter dans l'organisme. Réduite à elle-même, la vivisection n'aurait qu'une portée restreinte et pourrait même, dans certains cas, nous induire en erreur sur le véritable rôle des organes. Par ces réserves je ne nie pas l'utilité ni même la nécessité absolue de la vivisection dans l'étude des phénomènes de la vie; je la déclare seulement insuffisante. En effet, nos instruments de vivisection sont tellement grossiers et nos sens si imparfaits, que nous ne pouvons atteindre dans l'organisme que des parties grossières et complexes. La vivisection, sous le microscope, arriverait à une analyse bien plus fine, mais elle offre de très  grandes difficultés et n'est applicable qu'à de très petits animaux. Mais, quand nous sommes arrivés aux limites de la vivisection, nous avons d'autres moyens de pénétrer plus loin et de nous adresser même aux parties élémentaires de l'organisme dans lesquelles siègent les propriétés élémentaires des phénomènes vitaux. Ces moyens sont les poisons que nous pouvons introduire dans la circulation et qui vont porter leur action spécifique sur tel ou tel élément histologique. Les empoisonnements localisés, ainsi que les ont déjà employés Fontana et J. Müller, constituent de précieux moyens d'analyse physiologique. Les poisons sont de véritables réactifs de la vie, des instruments d'une délicatesse extrême qui vont disséquer les éléments vitaux. Je crois avoir été le premier à considérer l'étude des poisons à ce point de vue, car je pense que l'étude attentive des modificateurs histologiques doit former la base commune de la physiologie générale, de la pathologie et de la thérapeutique. En effet, c'est toujours aux éléments organiques qu'il faut remonter pour trouver les explications vitales les plus simples. 

En résumé, la vivisection est la dislocation de l'organisme vivant à l'aide d'instruments et de procédés qui peuvent en isoler les différentes parties. Il est facile de comprendre que cette dissection sur le vivant suppose la dissection préalable sur le mort. 

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