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Rodogune, de Corneille

Rodogune est une tragédie de Corneille. Cette pièce, que son auteur préférait à toutes ses autres tragédies, fut représentée avec succès à l'Hôtel de Bourgogne dans l'hiver de 1644-1645. 

Quelques mois auparavant avait paru une Rodogune de Gabriel Gilbert, secrétaire de la duchesse de Rohan. C'était un plagiat, Corneille ayant été trahi en ceci par un confident indiscret, nous dit Fontenelle. Gilbert d'ailleurs avait pris Cléopâtre pour Rodogune : et n'ayant pu avoir connaissance du cinquième acte de Corneille, il avait donné le plus plat des dénouements à sa pièce, qui ne réussit pas.

La Rodogune de Corneille emprunte sa trame des Guerres de Syrie d'Appien pour l'essentiel, et, pour le reste, du premier livre des Machabées et des Antiquités judaïques de Josèphe.

Acte Ier. - Tout un imbroglio tragique permit jadis que Nicator, le roi de Syrie, pût être sur le point d'épouser une princesse parthe, Rodogune, quoique marié à Cléopâtre. Cléopâtre l'a fait périr dans une embuscade, et elle garde Rodogune prisonnière en Syrie. Cependant elle a deux fils jumeaux, Séleucus et Antiochus, qui viennent d'atteindre l'âge où la couronne doit être remise à l'aîné, mais dont l'ordre de naissance est jusqu'ici resté incertain. Elle va ne le révéler qu'après avoir pressenti lequel des deux princes se montrera le plus soumis à ses volontés. L'héritier du trône épousera Rodogune. Or les deux princes aiment la jeune fille; mais, amis fervents, ils jurent de rester tels malgré tout, tandis que ce que redoute surtout Cléopâtre, c'est d'élever au trône cette Rodogune dont elle connaît l'ambition. .

Acte II. - Cléopâtre mande ses fils, leur avoue qu'elle a fait périr leur père, mais que Rodogune a été la cause de son crime; elle leur annonce ensuite que la couronne est au prix de sa vengeance, en leur disant :

Entre deux fils que j'aime avec même tendresse,
Embrasser ma querelle est le seul droit d'aînesse
La mort de Rodogune en nommera l'aîné...
Puis, voyant qu'ils ne lui répondent pas, elle s'écrit en les quittant :
Rien ne vous sert ici de faire les surpris,
Je vous le dis encor, le trône est a ce prix ;
Je puis en disposer comme de me conquête:
Point d'aîné, point de roi, qu'en m'apportant sa tête;
Et puisque mon choix seul vous y peut élever,
Pour jouir de mon crime, il le faut achever.
Acte III. - Les deux princes viennent dire à Rodogune que c'est elle qui nommera la roi en choisissant entre eux celui qu'elle préfère. Elle leur répond qu'elle sera l'épouse de celui qui osera venger leur père :
Pour gagner Rodogune, il faut venger un père;
Je me donne à ce prix : osez me mériter,
Et voyez qui de vous daignera m'accepter. (III, IV)
Restés seuls, les deux frères se lamentent. Enfin Séleucus abandonne à Antiochus et le trône et Rodogune.

Acte IV. - Rodogune avoue à Antiochus qu'elle l'aime, mais qu'elle veut cependant accomplir son devoir en vengeant le roi mort. Elle comprend que les deux princes ne consentent pas à servir son dessein. Elle donnera donc sa main et celui que désignera Cléopâtre, et fera, s'il le faut, le sacrifice de sort amour. Cependant Cléopâtre, feignant d'être touchée par les prières d'Antiochus, lui déclare qu'il est l'aîné et peut épouser la princesse; puis elle avoue à Séleucus qu'il est l'aîné véritable et qu'elle a voulu se venger de lui en couronnant son autre fils. Elle pense ainsi l'armer contre Rodogune, mais elle se heurte à l'amitié des deux frères. Irritée par le refus de ses fils, elle décide leur mort :

De quel malheur suis-je encore capable!
Leur amour m'offensait, leur amitié m'accable, 
Et contre mes fureurs je trouve en mes deux fils 
Deux enfants révoltés et deux rivaux unis. 
Quoi! sans émotion perdre trône et maîtresse! 
Quel est ici ton charme, odieuse princesse? 
Et par quel privilège, allumant de tels feux,
Peux-tu n'en prendre qu'un et m'ôter tous les deux?
N'espère pas pourtant triompher de ma haine
Pour régner sur deux coeurs, tu n'es pas encor reine. 
Je sais bien qu'en l'état où tous deux je les vois, 
Il me les faut percer pour aller jusqu'à toi; 
Mais qu'importe : mes mains, sur le père enhardies, 
Pour un bras refusé sauront prendre deux vies; 
Leurs jours également sont pour moi dangereux; 
J'ai commencé par lui, j'achèverai par eux.
Sors de mon coeur, nature, ou fais qu'ils m'obéissent 
Fais-les servir ma haine, ou consens qu'ils périssent. 
Mais déjà l'un a vu que je les veux punir. 
Souvent qui tarde trop se laisse prévenir. 
Allons chercher le temps d'immoler mes victimes, 
Et de me tendre heureuse à force de grands crimes. (IV, VII).
Acte V. - Cléopâtre  feint de consentir à l'union de Rodogune et d'Antiochus, pendant qu'elle fait assassiner Séleucus. Antiochus, suivant l'usage, doit prendre en main, ainsi que Rodogune, la coupe nuptiale préparés par Cléopâtre; et déjà il la portait à ses lèvres, lorsqu'on vient tout à coup lui annoncer la mort de son frère, qui, avant de succomber, a pu prononcer quelques paroles :
Une main qui nous fut bien chère 
Venge ainsi le refus d'un coup trop inhumain.
Régnez; et surtout, mon cher frère,
Gardez-vous de la même main.
C'est...
La mort l'a empêché d'achever et de nommer le coupable. Quelle est l'affreuse perplexité d'Antiochus! Qui doit-il soupçonner, Rodogune ou Cléopâtre? Chacune d'elles lui a demandé la mort de l'autre, et chacune d'elles lui est chère : l'une est sa mère, l'autre sa fiancée. Il est impossible de porter plus loin le pathétique de situation, et l'on frémit en entendant Antiochus, après avoir répété ces mot : Une main qui vous fut bien chère..., dire à Rodogune :
Madame est-ce la vôtre, ou celle de ma mère!
Cléopâtre n'hésite pas à accuser Rodogune, qui se défend en accusant la reine à son tour. Le malheureux prince ne peut croire ni l'une ni l'autre. A Rodogune, qui se plaint de ce qu'il ne l'écoute pas, il répond :
Non, je n'écoute rien; et dans le mort d'un frère 
Je ne veux point juger entre vous et ma mère 
Assassiner un fils, massacrer un époux! 
Je ne veux me garder ni d'elle ni de vous. 
Suivons aveuglément ma triste destinée. 
Pour m'exposer a tout, achevons l'hyménée. 
Cher frère! c'est pour moi le chemin du trépas; 
La main qui t'a percé ne m'épargnera pas.
Et il veut prendre la coupe; mais Rodogune l'arrête en s'écriant :
Cette coupe est suspecte, elle vient de la reine.
Alors Cléopâtre, résolue d'écarter tout soupçon et d'assurer sa vengeance au prix même sa vie, prend elle-même la coupe, en boit une partie et la rend à Antiochus. Pendant que celui-ci, prêt à la porter à ses lèvres, cherche à excuser aux yeux de sa mère les soupçons de Rodogune, le poison agit, Cléopâtre pâlit, chancelle. Antiochus veut la secourir... Mais elle le repousse, et d'une voix mourante, que la rage anime encore, elle fait à son fils ces terribles adieux :
Va, tu me veux en vain rappeler à la vie; 
Ma haine est trop fidèle et m'a trop bien servie... 
Règne! de crime en crime, enfin te voilà roi : 
Je t'ai défait d'un père, et d'un frère, et de moi. 
Puisse le ciel tous deux vous prendre pour victimes 
Et laisser choir sur vous les peines de mes crimes! 
Puissiez-vous ne trouver dedans votre union 
Qu'horreur, que jalousie et que confusion, 
Et, pour vous souhaiter tous les malheurs ensemble, 
Puisse naître de vous un fils qui me ressemble!
« C'est surtout contre Rodogune, dit Geoffroy (Cours de littérature dramatique), que Voltaire semble avoir dirigé ses traits les plus envenimés : la prédilection déclarée de Corneille en faveur de cette tragédie semble avoir été pour le commentateur un motif secret de la mettre en pièces. Les trois quarts du commentaire sont employés à ridiculiser, à parodier les formes surannées du style qui ne peuvent échapper à aucun lecteur, et dont on ne peut accuser que la barbarie du siècle; Voltaire nous répète sans cesse que son exactitude à relever ces fautes de langage n'a pour objet que l'instruction des étrangers... Il s'est arrangé pour ne trouver dans Rodogune rien de bien que le cinquième acte, encore se tourmente-t-il beaucoup pour éplucher les dernières paroles de Séleucus; il ne rend aucune justice au génie mâle et vigoureux qui a présidé à cette grande conception dramatique; il semble former les yeux sur l'art étonnant de Corneille, qui, dons tout le cours de la pièce, jette ses personnages dans un embarras dont il semble qu'aucun secours humain ne puisse les délivrer. Le critique dédaigne de sonder cette profondeur d'imagination capable de rassembler tant de passions et d'intérêts qui se heurtent; il ne veut pas voir avec quelle adresse Corneille a placé entre deux princesses violentes, animées par l'ambition et par la vengeance, deux jeunes princes doux et sensibles et qui, cependant, ont chacun un caractère particulier. »

Vers de Rodogune fréquemment cités :

Le temps est un trésor plus grand qu'on ne peut croire.
Lorsque l'obéissance a tant d'impiété, 
La révolte devient une nécessité. (III, V)..

Je mourrai de douleur, mais je mourrai content. (IV, I).

Je maudirais les dieux s'ils me rendaient le jour. (V, IV).

(H. Clouard).
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