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L'Antiquité
avait eu son livre des Prodiges; la Renaissance
devait posséder le sien avec le Prodigiorum ac ostentorum Chronicon
Basileae, et ce fut un rêveur qui, gravement affublé du
titre de philosophe, se chargea de lui faire ce présent. Un demi-siècle
ne s'était pas encore écoulé depuis qu'Alde Manuce
avait publié ce qui nous reste du livre de Julius
Obsequens, écrivain que l'on suppose avoir vécu un peu
avant le règne d'Honorius, lorsqu'un
savant professeur d'Heidelberg, nommé Théobald Wolffhart,
fit imprimer un gros volume (1557, in-fol.) dans lequel ses propres recherches
se confondaient avec celles de l'écrivain romain. Voilé sous
le pseudonyme de Conrad Lycosthène, Wolffhart prétendit donner
à ses compatriotes un livre du plus haut enseignement, et il n'hésita
pas à dédier l'étrange compilation, qui lui avait
coûté vingt et un ans de travail, aux premiers magistrats
de la ville de Bâle. Ce fut, ou peu s'en faut, l'unique emploi de
cette vie laborieuse, car notre philosophe naturaliste, moitié fou,
moitié observateur judicieux, ne vécut que quarante-quatre
ans et mourut en 1561, bien peu d'années après l'apparition
de son livre. Frappé des misères sans nombre et même
des crimes qui désolent son époque, l'écrivain allemand
ne trouve rien de mieux, pour forcer le monde à une tardive résipiscence,
que de lui présenter le tableau de tous les événements
prodigieux par lesquels se manifeste le courroux céleste. Les dates
qu'il adopte sont précises, et il marche rigoureusement armé
de la chronologie. Quant aux théories scientifiques qu'il émet
et aux conclusions qu'il adopte, il montre, en astronomie et en histoire
naturelle, ce qu'étaient en cosmographie Sébastien Munster
et Belleforest.
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Conrad
Lycosthène (1515-1567).
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Veut-on savoir,
par exemple, quelle idée nos ancêtres se formaient de la comète
formidable qui causa un si grand effroi à une partie de l'Europe
en 1527, et dont l'apparition cependant ne dura (à ce que dit notre
auteur!) qu'une heure un quart? Lycosthène nous le fera comprendre,
ne fût-ce que par les exagérations de son récit; il
ira plus loin même, et il formulera dans une gravure bizarre le phénomène
céleste qu'il avait pu voir dans son enfance. Grâce à
lui, nous apprenons que cette comète immense était d'une
couleur sanglante qui se modifiait à son extrémité
par une teinte de safran. Du sommet sortait un bras recourbé, armé
d'un glaive immense, tout prêt à frapper. Trois étoiles
scintillantes
à l'extrémité de l'arme céleste; mais celle
qu'on voyait à la pointe était à la fois la plus brillante
et la plus grande. Sur les côtés du corps lumineux, on distinguait
des rayons qui affectaient les formes de piques et d'épées
de moindre dimension (les haches et les poignards sont un luxe de l'artiste
du XVIe siècle, car l'auteur n'en
fait pas mention). Au milieu de ces armes apparaissent des têtes
humaines roulant çà et là parmi les nuées.-
La
comète de 1527, suivant Lycosthène.
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Les gravures fantastiques
qui accompagnent le récit de Lycosthène étaient destinées
à frapper les imaginations, bien plus, à coup sûr,
qu'elles n'étaient un moyen d'instruction, et l'on s'aperçoit
de leur influence immédiate lorsqu'en lisant un écrivain
excellent du XVIe siècle, Simon
Goulard, on acquiert la certitude qu'il n'a modifié la description
qu'il donne du même phénomène que pour la faire concorder
avec l'image de la terrible comète.
"Le
regard d'icelle, ajoute-t-il, donna telle frayeur à plusieurs qu'aucuns
en moururent; autres tombèrent malades."
Le disciple de Lichtenberg, l'astrologue renommé,
Petrus Creusserus, ayant soumis le phénomène terrible aux
règles de son art, on en tira les conséquences qu'admettait
l'astrologie
de l'époque ces pronostics étaient tels que les esprits les
plus judicieux en furent troublés pendant près d'un demi-siècle.
Lycosthène n'avait signalé que les ravages de la Hongrie
et le sac de Rome comme étant les suites infaillibles des événements
annoncés par la comète de 1527. Au temps de Henri
IV, Simon Goulard s'écriait :
"Et
qu'a vu, l'espace de 63 ans depuis, toute l'Europe, sinon les terribles
effets en terre de test horrible présage du ciel?... Après
lui survindrent les terribles ravages des Turcs en Hongrie, la famine en
Souabe ,
Lombardie et Venise; la guerre en Suisse,
le siège de Vienne en Autriche, la suète en Angleterre, le
desbord de l'Océan en Hollande et Zélande ,
où il noya grande entendue de pays, et un tremblement de terre de
huit jours durant en Portugal! "
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Une
comète vue en Arabie - phénomènes célestes
Si les habitants des rives du Rhin voyaient
tant de figures étranges à travers les jets lumineux d'une
comète ,
les pèlerins qui revenaient de l'Orient ne racontaient pas des merveilles
moins extraordinaires des phénomènes célestes qu'ils
avaient observés durant leurs voyages, et ils n'en tiraient pas
des conséquences moins fatales pour l'Europe.
En 1480, une comète vue dans les
déserts de l'Arabie avait l'apparence d'une poutre lumineuse très
aiguë, sur laquelle on distinguait une multitude de têtes de
clous, puis une grande faux, semblable à celle dont les artistes
de la Renaissance
armaient tour à tour la Mort et
le Temps. Cette faux, surmontée de deux autres lames, que l'on apercevait
distinctement, ne pouvait signifier qu'un avenir funeste; en effet, durant
la même année, nous dit le docte Lycosthène, les Turcs
dévastèrent la Carinthie ,
et les chevaliers Porte-croix ( Chevaliers
teutoniques )
se disposèrent à entrer en campagne contre les Polonais.
Cependant, du côté de la Hongrie, l'alliance fut renouvelée
entre Ladislas et Mathias le Hunniade; et, pour être conséquent
avec les calculs scientifiques de ces audacieux espions du ciel, comme
Simon Goulard appelle les astrologues de son temps, il faut supposer que
cette alliance, consolidée entre deux souverains belliqueux, était
clairement marquée, aux yeux des humains, par les clous lumineux
qui se dessinaient le long de la comète estrange vue des
déserts de l'Arabie.
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La
comète de 1480 : faux et usage de faux...
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Guerre sur la Terre
et guerre dans les cieux, c'est trop souvent le cri du seizième
siècle. Dès l'époque de Jules Obsequens, on avait
vu clairement des hommes armés combattant parmi les nuages; nous
ne serions donc pas très fondés, comme on l'a fait trop souvent,
à reconnaître dans ces armées célestes un souvenir
des valkyries
ou des luttes mythologiques de la religion nordique .
Les peuples du Chili, dont il serait difficile de rattacher les traditions
belliqueuses aux grands souvenirs de Rome ou bien à ceux qui nous
ont été transmis par Odin ,
croyaient encore il y a un siècle à ces armées célestes
combattant au sein des nuées pour leur indépendance. Les
armées vues dans le ciel appartiennent donc à cette classe
de mythes que l'on retrouve dans tous les temps et dans tous les pays;
seulement, à l'époque où écrivait Lycosthène,
elles s'étaient multipliées de telle sorte qu'il n'y avait
guère de province en France ou en Allemagne qui ne fût épouvantée
de leur apparition. Sans parler de la mesnie
Hellequin dont le folklore s'est perpétué
jusqu'au XIXe siècle, sans mentionner
la troupe du Grand veneur qui marque
par ses funestes prophéties la dernière année du XVIe
siècle, sans nous arrêter à l'armée furieuse
qui troublait jadis le ciel de l'Allemagne, les armées aériennes
n'ont pas cessé de se disputer l'empire de ces régions fantastiques
où se dessinent les ombres imposantes des Arthur ,
des Charlemagne
et des Waldemar. Ouvrez le beau livre de Grimm
sur les légendes germaniques, et vous y lirez l'histoire de ce terrible
Rodenstein dont on a encore entendu les clameurs belliqueuses, en 1816,
sur les bords du Rhin.
Une
armée céleste au XVIe
siècle.
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"Souvent,
dit cet auteur, c'est sur les champs de bataille qu'ont lieu les évolutions
des esprits guerriers. Dans un village situé sur le côté
gauche de la rivière de Dieppe, on aperçoit des cavaliers
blancs parcourant la prairie, et retournant la terre avec leurs lances.
La tradition locale nous apprend qu'autrefois ces cavaliers blancs avaient
été défaits par d'autres cavaliers rouges. Si une
bataille fut, en effet, donnée en ce lieu, on pourrait croire que
ce fait historique remonte au temps des Romains; car il est bien connu
que la cavalerie des Romains portait des manteaux blancs."
Les nuées ont leurs flottes comme l'air
a ses armées; mais Lycosthène, qui vivait au centre de l'Allemagne,
ne s'appesantit pas sur ce fait; il dit seulement qu'en l'année
de notre ère 114, des simulacres de navires ont été
vus parmi les nuages. Saint Agobard, l'évêque
de Lyon, est heureusement mieux informé; il sait à merveille
vers quelle région fantastique se dirigent ces légers bâtiments;
ils vont au pays de Magonie
[1], et c'est par réserve que le saint prélat
du neuvième siècle ne vous trace pas leur itinéraire.
Ce qu'il y a de certain selon lui, c'est que les tempestaires chargeaient
sur ces frêles vaisseaux des fruits
abattus par la grêle ou détruits par les orages; et les rachetaient
ensuite à vil prix. Chose étrange, ces sorciers que les bas
siècles redoutaient sous le bout de tempestarii, n'ont pas
plus cessé d'exister pour le peuple de certaines provinces que les
flottes aériennes en Normandie ,
on les connaît encore sous le nom de meneurs de nuées; mais
malheur à eux, si, durant certains jours de fête, un homme
adroit et courageux leur lance une balle bénie! le nuage noir qui
les cache à la terre ne peut les préserver de la mort.
Flotte
dans le ciel - vision de l'an 114.
Rouen possédait naguère un
meneur de nuées célèbre [2]
dont les ouvrages sont recherchés par les curieux, et la Sologne
compte même quelques familles de tempestaires qui excitent les orages
en battant à grands cris les eaux de certains étangs; mais
il faut se rendre sur les bords de la Baltique pour voir encore des vaisseaux
volants; ils annoncent toujours de funestes catastrophes. Un navire doit-il
sombrer, ou bien est-il condamné à échouer sur la
côte, son ombre vient flotter dans l'air au-dessus des eaux où
il doit périr.
"Toutes
les parties dont il se compose, carcasse, cordages, mâts et voiles,
apparaissent en feu; apparaître ainsi s'appelle chez eux wafeln.
Les hommes qui doivent se noyer, les maisons qui doivent brûler,
les lieu qui doivent s'abîmer, se montrent ainsi d'avance sous des
traits de feu [3]."
Armes
vues dans le ciel - Pluies merveilleuses
L'une de nos locutions populaires les
plus usitées trouverait au besoin son explication dans les vieilles
gravures de Lycosthène. Au milieu de ces panoplies célestes
dont il a eu la fantaisie d'orner plusieurs pages de son livre, il y en
a une qui reproduit, sous leurs formes les plus redoutables, des armes
fort communes au moyen âge, et le mot : Il pleut des hallebardes,
fait songer tout naturellement à ces pluies de fer terribles qui
tombent des nuées.
Pour notre auteur, comme pour Jules Obsequens,
elles sont le pronostic de quelque événement désastreux;
à la date de l'année 167 avant notre ère, ces armes
vues dans le ciel annoncent clairement la mort du consul Posthumius et
les succès des Lusitains ou des Gaulois dans leur résistance
contre les Romains; en l'année 1538, elles sont unies à une
armée céleste et à une croix sanglante qui voltige
dans les cieux, et elles prophétisent l'expédition d'un landgrave,
dont le digne Peucer mentionne les velléités d'indépendance
en nous racontant ses combats.
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[1]
Suivant les idées bizarres du neuvième siècle le pays
de Magonie était une sorte de port franc situé dans quelque
région intermédiaire de l'air, où les navires volants
portaient leur funeste chargement. A l'aide d'une monture encore plus simple
et connue de tous, les tempestaires se dirigeaient vers cette contrée
aérienne, et y faisaient à bon marché de coupables
approvisionnements. Quelques critiques ont voulu voir dans les navires
aériens d'Agobard le début des aérostats.
[2]
P.-L. le Barbier, qui vivait Au début du XIXe siècle.
On a de lui un grand nombre d'opuscules. Le plus étendu, intitulé
: "Dominatmosphérie, instruction pour les marins, à l'effet
de se procurer l'agitation de l'air et la variation des vents (Rouen,
1822)", ne dépasse pas 8 pages in-4°.
[3]
Traditions allemandes recueillies et publiées par les frères
Grimm, traduites par M. Theil. Paris, 1838, 2 vol. in-8.
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Pluie
d'armes au seizième siècle.
Si l'Antiquité et le Moyen âge
se montrent fertiles en inventions bizarres, c'est à coup sûr
dans les descriptions qu'ils nous transmettent des pluies qui sont venues
émerveiller et terrifier tour à tour les habitants de l'Italie,
de la France et de l'Allemagne. Pluies de feu, pluies de sang, pluies de
reptiles et de poissons, pluies de cendres et de soufre, pluies parfumées
de fleurs
ou de pollen
: tous ces phénomènes sont appréciés avec la
même justesse de raisonnement dans Lycosthène, dans Camerarius,
et dans Simon Goulard. Comme les figures estranges qui se montrent
dans le ciel, les pluies dont les savants ne peuvent expliquer le véritable
caractère sont toujours des indices redoutables pour l'humanité,
et elles partagent, avec d'autres phénomènes météorologiques
inexpliqués pour le XVIe siècle,
le funeste privilège de précéder les grandes catastrophes.
Cent quatre-vingt-un ans avant Jésus-Christ, c'est une pluie de
sang qui annonce au monde que le grand Hannibal
va périr en Bythinie par le poison; cinquante-trois ans auparavant,
il pleut du lait dans le voisinage de Rome, et, entre autres événements
redoutables, un prêteur du peuple romain est trouvé sans vie
frappé de la foudre .
En l'année 109, c'est encore une
pluie de lait qui précède le plus horrible incendie dans
la capitale du monde; c'est au contraire une pluie de sang qui, vers l'an
31, annonce à l'Égypte qu'Octave César
va être le vainqueur d'Antoine; l'an
48 de Jésus-Christ, c'est une pluie du même genre, unie à
d'autres prodiges, qui annonce le crime d'Agrippine,
et la mort de Claude. La Renaissance
n'est pas moins fertile en pluies de sang que l'Antiquité; en 1551,
c'est une ondée de cette nature qui porte l'effroi dans Lisbonne;
puis, le 26 mai 1554, la petite ville de Dunkespnel peut annoncer à
l'Allemagne qu'elle a été terrifiée par le même
phénomène; l'année suivante, Friberg, en Misnie ,
n'a rien à lui envier; et l'on voit même, en Saxe, une fontaine
de sang sourdre tout à coup des fossés d'un château.
La science moderne ne rejette pas complètement
l'apparence de ce phénomène, et elle cherche à l'expliquer
:
"La
neige prend quelquefois une teinte rouge; plusieurs naturalistes ont constaté
que ces globules, de matière colorante, sont de petits cryptogames
du genre Uredo, dont la neige est le sol naturel, et que, par cette cause,
on appelle Uredo nivalis [4]."
Pluie
de sang à Lisbonne en 1551.
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[4]
Voy. le Dictionnaire d'histoire naturelle publié sous
la direction d'Orbigny. Nous ajouterons, pour compléter cette citation,
que Swammerdam et Réaumur
ont attribué ces taches rouges éparses sur le sol à
des matières sorties de petits papillons qui venaient de subir leur
métamorphose. D'autres fois il est tombé une terre colorée
et très divisée.
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Si le XVIeétait
effrayé par des pluies de feu et par des pluies de sang, s'il enregistrait
avec terreur mille récits dans lesquels on représentait certaines
régions de l'Europe comme ayant été dévastées
par des irruptions de grenouilles, de crapauds, ou de serpents tombés
du ciel, il aimait aussi à augmenter de quelques joyeux chapitres
le livre de Petrus Nobilis sur le pays de Cocagne .
Tantôt c'était un canton du pays de Berne
qui, en 1556, avait recueilli une rosée,
"dont
le goust, nous dit un vieil écrivain de l'époque, estoit
plus doux que miel."
Tantôt c'était la ville de Klagenfurth,
au pays de Carinthie ,
qui, au mois de mars, avait vu pleuvoir, dans ses campagnes, du pur froment
en telle quantité que, grâce à cette récolte
inattendue, les habitants en avaient pu faire de bon pain dont ils s'étaient
servis "un long temps pour leur nourriture". Puis venaient les pluies
de canards et d'oisons, qui, avec un degré de plus de vraisemblance,
avaient jeté dans la stupeur les habitants de cette partie de l'Allemagne.
Non loin du château de Withitz, l'an 1587, une nuée de ces
oiseaux, que l'on comptait par milliers, avait obscurci le ciel, puis,
tout à coup, s'abaissant sur un étang voisin, avait "dressé
un furieux combat" :
"Au
matin, continue le vieux narrateur, les soldats et les paysans y courent
et y trouvent vu nombre presque infini de ces canards et oisons, qui s"étoient
entretuez, et en amassent en abondance : les vus cent, les autres deux
cents, qu'ils accommodèrent à leur façon, et en vescurent
longtemps; ce qui estoit resté de ceste pluye et armée de
combattans, s'estant reconnu en une grande prairie, print le vol et se
retira ailleurs."
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Pluie
de poissons.
On explique aujourd'hui les pluies de grenouilles
et les pluies de poissons. Tout le monde sait que les trombes, aspirant
les eaux des étangs, peuvent verser sur la terre une multitude d'animalcules
qui retombent sous forme de pluie. Des myriades de petits poissons ont
été dispersés ainsi, et toujours ce phénomène
si simple a jeté l'effroi dans les populations. Il se renouvelle
néanmoins à de rares intervalles. |
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Le règne
d'Othon III fut fertile en phénomènes désastreux.
En l'année 989, cet empereur était encore enfant, lorsque
d'épouvantables inondations désolèrent l'Allemagne;
une sécheresse brûla les moissons l'été suivant
et amena la famine; des neiges trop abondantes succédèrent
à ces fléaux. En Saxe, il tomba des poissons du ciel, sans
doute par compensation. Les pluies de poissons étaient, au Moyen
âge ,
comme les pluies de lait ou de sang; elles n'annonçaient que fâcheux
présages : aussi les Vandales envahirent-ils
deux fois, la Saxe, et, en 991, des flammes, échappées des
vagues du Rhin, brûlèrent-elles les bourgades bâties
sur ses bords.
Pluies
de croix - Les deux soleils.
Les inductions sinistres que l'on tirait
au Moyen âge des innombrables météores atmosphériques
ne suffirent plus bientôt aux prétendus interprètes
de tant de prodiges. Pour frapper les esprits d'une épouvante qu'ils
croyaient sans doute salutaire, et trompés d'ailleurs eux-mêmes
par de bizarres théories, ils révèrent des phénomènes
d'autant plus merveilleux qu'un art céleste les façonnait
à dessein et comme pour avertir les populations. Tantôt c'étaient
de petits turbans mignonnement ouvraigés qui étaient
tombés du ciel dans quelque champ, non loin d'une cité d'Allemagne,
et qui prédisaient une de ces invasions des armées ottomanes
dont la journée de Lépante ( Le
siècle de Soliman )
délivra les Latins [5];
tantôt, et plus fréquemment encore, c'étaient des pluies
de croix que l'on voyait, et presque toujours ce signe, après s'être
multiplié dans les airs, venait briller sur les habits de ceux qui
contemplaient le miracle . |
[5]
Voy. Simon Goulard, Histoires prodigieuses, etc. |
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Selon les récits
de Lycosthène, ce prodige ne s'était pas renouvelé
en Europe moins de cinq ou six fois depuis l'an 367 de notre ère,
à partir du jour néfaste où Julien l'Apostat, voulant
réédifier le temple de Jérusalem,
avait vu ses efforts impies confondus par le courroux divin. Tout le monde
a présent au souvenir l'antique tradition qui fait sortir du sein
des fondations ouvertes par ordre de l'empereur romain ces jets de flammes
dévorantes qui consument les matériaux et les outils accumulés
pour l'édification du nouveau temple. A l'issue de ces vaines tentatives,
dit la légende, d'innombrables croix tombèrent sur le lieu
consacré. Après avoir sillonné les airs de leurs traces
lumineuses, non seulement elles continuèrent à jeter leur
éclat sur la terre, mais on les vit s'attacher aux vêtements
des assistants émerveillés et se mêler à la
trame des étoffes. Elles semblaient, par leur scintillement mystérieux,
destinées à perpétuer le souvenir d'un événement
formidable, qu'on ne pouvait cependant guère oublier. Tous les efforts
humains furent inutiles, nous apprend le Livre des prodiges, pour
faire disparaître cette broderie du divin ouvrier.
Pluie
de croix en 1503.
Dès lors la chute des croix se renouvela
dans le monde, mais ce fut avec infiniment moins d'éclat; quelquefois
même ces croix descendaient comme des corps opaques dont on discernait
mal la forme, et qui en tombant parmi les assistants laissaient leurs traces,
comme si on les eût dessinées sur les vêtements avec
une substance oléagineuse. Telles furent celles qui apparurent en
Calabre
et en Sicile vers l'année 746, et qui laissèrent de célestes
vestiges sur les voiles des églises. Le même prodige se renouvela
près de cinquante ans après; mais, en 1503, ce fut en Allemagne
qu'il eut lieu, et cette fois, dit Lycosthène, les croix qui s'attachèrent
aux vêtements avaient la teinte du pain fait de pure fleur de farine.
Le prodige posé en ces termes s'explique comme les pluies miraculeuses . |
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Un phénomène
fréquemment observé, et dont le nom même explique suffisamment
le brillant aspect, la parhélie [6]
( Halos
et couronnes ),qui
multiplie les soleils par une sorte de mirage
céleste, partageait avec les comètes le triste privilège
d'annoncer les grandes catastrophes. Selon Lycosthène, ces messagers
éclatants du courroux divin apparaissaient quelquefois dans le ciel
germanique sous un aspect tellement bizarre, que l'imagination du docte
Wolfhart a fait indubitablement tous les frais de cet étrange phénomène.
Les aspects divers sous lesquels se produit la double réfraction
de l'astre sont innombrables dans son livre. Ce n'était pas seulement
dans les régions du Nord que les parhélies frappaient les
esprits de terreur. A Rome même et dans les villes scientifiques
de l'Italie, sièges du mouvement intellectuel, la crainte qu'elles
inspiraient aux populations n'était pas moindre qu'à Nuremberg
ou bien à Rotterdam .
Celle qui parut en 1469, par exemple, troubla au plus haut degré
les esprits; et ce n'était certes pas sans sujet, nous dit le
Livre des prodiges; mais heureusement le phénomène céleste
annonçait aux hommes un grand triomphe pour compenser de grands
revers.
Dans la même armée, Scander-Beg,
le fléau des musulmans, remporta une victoire signalée sur
les Turcs, et la mort de Sforce, fils du duc de Milan ,
suscita des guerres déplorables en Italie. Florence
fut désolée; l'Allemagne, troublée par de nouveaux
combats, vit les ducs de Brunswick combattre leurs voisins. Des séditions
violentes ensanglantèrent l'Angleterre. En 1492, la parhélie
se combine, vers le mois de décembre, avec l'apparition successive
de deux comètes, et certes ce n'eût pas été
un phénomène trop magnifique pour annoncer la chute de Grenade
et la découverte d'un nouveau monde; mais ce triple soleil a été
vu en Pologne, et les prodiges sont pour le Nord. L'empereur Maximilien
est vaincu par Ladislas, roi de Hongrie; Casimir, roi des Polonais, expire,
et une grande portion de la ville de Cracovie
est dévorée par les flammes à la suite d'un incendie
fortuit.
Le
triple soleil de 1492.
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[6]De
deux mots grecs, para, proche, et hélios, le Soleil
: représentation du Soleil dans une nuée. |
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La
légende du roi Popiel
Il suffit de s'être promené
quelquefois sur les bords des ruisseaux qui arrosent nos campagnes, ou
même sur les rives de nos petits fleuves, pour avoir remarqué
une espèce de rats amphibies qui s'élancent rapidement de
leurs demeures humides et traversent furtivement les prairies. Ce ne fut
pas à ces simples rats d'eau, puisqu'on doit les nommer ici par
leur nom vulgaire, que fut confiée l'exécution d'un décret
terrible que signale une légende de 823. En ce temps, la Sarmatie ,
car c'est sous cette dénomination que nos vieux écrivains
désignent la Pologne, était gouvernée par le roi Popiel.
Ce roi slave du neuvième siècle était une espèce
de Néron, préludant aux crimes qui
devaient lui donner une si funeste célébrité par l'assassinat
de ceux que le conseil des sages avait désignés pour le guider
au début de son règne. Ces régents incommodes étaient
les propres frères de son père, et ils furent empoisonnés
à l'instigation de la cruelle princesse à laquelle Popiel
avait uni son sort. Les cadavres de ces princes malheureux avaient été
abandonnés sans qu'une main pieuse leur donnât la sépulture.
Le Dieu
des chrétiens ,
qui, au neuvième siècle, était honoré aux lieux
où l'on adorait naguère encore la déesse Liethna,
le Christ ,
dit la légende, se chargea de les venger : une armée de rats
s'engendra tout à coup du milieu de ces restes indignement abandonnés,
et s'élança vers le palais de Golpo, où Popiel cherchait
â s'étourdir sur ses crimes en s'abandonnant aux joies bruyantes
d'un festin.
Le
roi Popiel.
Le prince coupable, la reine, ses enfants,
ne peuvent être préservés des morsures cruelles de
milliers de rats; en vain les place-t-on au centre d'un ardent foyer, les
rats, continue la chronique, s'élancent au milieu du feu
et vont martyriser le parricide malgré la triple enceinte du cercle
enflammé. Les gardes épouvantés veulent opposer un
autre élément à ces intrépides émissaires
du courroux céleste; le roi, solitaire cette fois, est entraîné
dans une embarcation et vogue rapidement sur le lac de Golpo. Peine inutile!
les rats le suivent et viennent l'ensanglanter de leurs morsures malgré
les coups d'aviron. Leur rage fait plus encore : de leurs dents aiguës
ils perforent l'esquif et le mettent en péril de sombrer. Il ne
reste plus qu'une ressource au meurtrier des frères de Leszek :
il se réfugie dans une haute tour, environnée par les eaux;
mais ces murailles, imprenables pour les hommes, ne le sont pas pour les
rats : les implacables ennemis de Popiel s'élancent au sommet de
la tour, et, retombant comme une nuée vivante sur le coupable, le
dévorent lui et ses enfants. Ainsi s'accomplit, dit la légende,
la peine due à l'imprécation habituelle du mécréant
:
"Puissent
les rats me venir manger!"
Le supplice du roi Popiel n'est pas, du reste,
le seul événement du même genre que raconte Lycosthène
: Hatto, l'évêque de Mayence ,
périt, au dixième siècle, sur son siège pontifical,
assailli par une formidable invasion de rats, qui se ruèrent sur
lui pour venger le peuple opprimé; et, en l'année 997, Wilderolf
ou Wilderold, évêque de Strasbourg, succomba de la même
manière, dans la dix-septième année de son épiscopat.
(A19 / Magasin. Pittoresque).
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En
librairie - Conrad Lycosthène,
Apophthegmata et son annotation manuscrite, t. 1, Slatkine, 1998.
Gaëtane
Lemarche-Vidal, Jardins secrets de la Renaissance, des astres, des simples
et des prodiges, L'Harmattan, 1997. - Jean Céard, La nature
et les prodiges, l'insolite au XVIe siècle, Droz, 1996.
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