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Les Pensées, de Marc-Aurèle

Les Pensées de Marc-Aurèle sont des réflexions écrites en grec au jour le jour, par un prince qui, toute sa vie, même au milieu des préoccupations du pouvoir, trouva de la douceur à cultiver la philosophie. Le recueil qu'il intitula : Pour lui-même comprend 12 livres : le 1er est une énumération touchante, dictée par la reconnaissance, des leçons que Marc-Aurèle devait aux différents membres de sa famille ou à ses maîtres, et des biens que lui avaient accordés les dieux; les onze autres ressemblent à un journal où cet empereur, dans ses moments de loisir, se plut à déposer, sans beaucoup d'ordre, les pensées que lui suggéraient les événements de son règne et ses méditations assidues. On est saisi de surprise et comme de vénération, lorsqu'on parcourt ces entretiens d'une âme d'élite avec elle-même, et l'on ne sait qui le plus admirer, de l'homme, du philosophe, ou du prince. 

L'homme se tient en garde contre la haine, la colère, l'impatience même, et se rappelle à la mansuétude envers tous ses semblables, qu'il nomme des amis naturels. Le philosophe parle en stoïcien et, d'une certaine façon en chrétien : stoïcien il se promet de ressembler au promontoire contre lequel se brisent les vagues impuissantes, ou, quand les objets extérieurs l'ont un instant troublé malgré qu'il en eût, de revenir promptement à lui-même et de rétablir l'harmonie dans son âne; en présence des ténèbres, du néant, du flux éternel de la matière et du temps, il se soutient par sa propre vertu, et attend sans impatience le terme marqué à sa vie, car il sait que rien n'arrive qui ne soit dans les convenances de la nature universelle; Il se défend du découragement et de la plainte dans les épreuves; il les accueille avec complaisance, parce qu'elles servent au bien général, et que ce qui sert à l'essaim sert aussi à l'abeille

Marc-Aurèle ne se contente pas d'être stoïcien, il veut aussi que l'accomplissement du bien soit désintéressé; pour lui, tout ce qui tient du corps est un fleuve qui s'écoule tout ce qui tient de l'âme n'est une songe et fumée, la vie est un combat et un exil, et la gloire posthume un oubli; la justice, les actions utiles au genre humain, voilà ce qui a du prix; l'injustice, le mensonge, la recherche des voluptés, la crainte des épreuves, autant d'impiétés. Empereur, il se recommande la modération et la clémence, la persévérance dans les desseins mûrement étudiés, le mépris de la fausse gloire et l'amour du travail, la simplicité de coeur avec ses amis, la haine de la flatterie et des délations, l'équité, le respect du mérite, la modestie et la docilité de quelque part que viennent les bons avis, la pratique des moeurs anciennes sans ostentation ni apparat, l'épargne des deniers publics, le dévouement infatigable à la prospérité de tout l'État.
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Extraits des Pensées de Marc-Aurèle

I

« De l'obstacle qui se présente, la volonté fait la matière même de son action : c'est ainsi que le feu se rend le maître de ce qui tombe au dedans de lui : une petite lampe en eût été éteinte; mais le feu resplendissant s'approprie bientôt les matières entassées, les consume, et par elles s'élève plus haut encore.

II

Il y a bien des grains d'encens destinés au même autel : l'un tombe plus tôt, l'autre plus tard dans le feu ; mais la différence n'est rien.

III

Tout ce qui t'accommode, ô monde, m'accommode moi-même. Rien n'est pour moi prématuré ni tardif, qui est de saison pour toi. Tout ce que m'apportent les heures est pour moi un fruit savoureux, ô nature! Tout vient de toi; tout est dans toi; tout rentre dans toi. Un personnage de théâtre dit : Bien-aimée cité de Cécrops! Mais toi, ne peux-tu pas dire : 0 bien-aimée cité de Jupiter!

IV

Tout ce qui arrive est aussi habituel, aussi ordinaire que la rose dans le printemps, que les fruits pendant la moisson : ainsi la maladie, la mort, la calomnie, les conjurations, enfin tout ce qui réjouit ou afflige les sots.

V

Sois semblable à un promontoire contre lequel les flots viennent sans cesse se briser; le promontoire demeure immobile, et dompte la fureur de l'onde qui bouillonne autour de lui. Que je suis malheureux que telle chose me soit arrivée! - Ce n'est point cela  il faut dire : « Que je suis heureux, après ce qui m'est arrivé, de vivre exempt de douleur, insensible au coup qui me frappe aujourd'hui, inaccessible à la crainte de celui qui peut me frapper plus tard! » 

VI

Le matin, lorsque tu sens de la peine à te lever, fais cette réflexion : Je m'éveille pour faire oeuvre d'homme; pourquoi donc éprouver du chagrin de ce que je vais faire les choses pour lesquelles je suis né, pour lesquelles j'ai été envoyé dans le monde? Suis-je donc né pour rester chaudement couché sous mes couvertures? - Mais cela fait plus de plaisir. - Tu es donc né pour te donner du plaisir? Ce n'est donc pas pour agir, pour travailler? Ne vois-tu pas les plantes, les passereaux, les fourmis, les araignées, remplissant chacun sa fonction et servant selon leur pouvoir à l'harmonie du monde? Et après cela tu refuses de faire ta fonction d'homme! Tu ne cours point à ce qui est conforme à ta nature. - Mais il faut bien prendre du repos. - Je le veux! pourtant la nature a mis des bornes à ce besoin; elle en a bien mis au besoin de manger et de boire. Toi maintenant tu passes ces bornes, tu vas au delà de ce qui doit te suffire; dans l'action, il n'en est plus de même : tu restes en deçà du possible. C'est que tu ne t'aimes pas toi-même, sinon tu aimerais ta nature et ce qu'elle veut. Oui, ceux qui aiment leur métier sèchent sur leurs ouvrages, oubliant le bain et la nourriture; mais toi, tu fais moins de cas de ta propre nature que le ciseleur n'en fait de son art, le danseur de sa danse, l'avare de son argent, l'ambitieux de sa folle gloire. Eux, quand ils sont à l'oeuvre, ils ont bien moins à coeur le manger ou le dormir que le progrès de ce qui les charme : les actions qui out l'intérêt public pour but te paraissent-elles donc plus viles et moins dignes de tes soins?

VII

Il y a tel homme qui, après avoir fait un plaisir à quelqu'un, se hâte de lui porter cette faveur en compte. Cet autre n'a point une précipitation pareille, mais il regarde l'obligé comme son débiteur, il a toujours présent à la pensée le service qu'il a rendu. Un troisième enfin ignore, si je puis dire, ce qu'il a fait... il est semblable à la vigne, qui porte son fruit, puis après ne demande plus rien, satisfaite d'avoir donné sa grappe. Faut-il donc être du nombre des gens qui ne savent pour ainsi dire pas ce qu'ils font? Oui.

VIII

La meilleure manière de se venger, c'est de ne se pas rendre semblable aux méchants.

IX

C'est le propre d'un homme d'aimer ceux mêmes qui nous offensent.

X

Le bien de l'être raisonnable est dans la société humaine, car il y a longtemps qu'on a démontré que nous sommes nés pour la société. N'est-il pas évident que les êtres inférieurs existent en vue des êtres supérieurs, que les êtres supérieurs existent les uns pour les autres?

XI

Dans un instant tu ne seras que de la cendre, un squelette, un nom, ou pas même un nom. Et le nom n'est qu'un bruit, qu'un écho! Ce que nous estimons tant dans la vie n'est que vide, que pourriture, petitesse : des chiens qui mordent, des enfants qui se battent, qui pleurent, qui rient bientôt après. La foi, la pudeur, la justice et la vérité ont, pour l'Olympe, laissé la terre spacieuse. Qu'y a-t-il donc qui te retienne ici-bas?

XII

Des êtres se hâtent d'exister, d'autres êtres se hâtent de n'exister plus; même de tout ce qui se produit quelque chose déjà s'est éteint. Ces écoulements, ces altérations renouvellent continuellement le monde, comme le cours non interrompu du temps renouvelle éternellement la durée infinie des siècles. Entraîné par ce fleuve, y a-t-il quelqu'un qui puisse estimer aucune de ces choses si passagères, sur laquelle il ne saurait faire aucun fondement? C'est comme si l'on se prenait d'amour pour un des moineaux qui passent en volant : l'oiseau, dans un instant, aurait disparu à nos yeux.

XIII

Toutes choses sont liées entre elles, et d'un noeud sacré; et il n'y a presque rien qui n'ait ses relations. Tous les êtres sont coordonnés ensemble, tous concourent à l'harmonie du même monde; il n'y a qu'un seul monde, qui comprend tout, un seul Dieu, qui est dans tout, une seule matière, une seule loi, une raison commune à tous les êtres doués d'intelligence, enfin une vérité unique, n'y ayant qu'un seul état de perfection pour des êtres de même espèce et qui participent à la même raison.

XIV

Regarde au dedans de toi; c'est au dedans de toi qu'est la source du bien, une source intarissable pourvu que tu fouilles toujours.

XV

Il faut contempler le cours des astres, comme si nous étions emportés dans leurs révolutions. Il faut sans cesse penser aux changements des éléments les uns dans les autres : ces sortes de considérations purifient les souillures de la vie terrestre.

XVI

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"Ils tuent, ils massacrent, ils maudissent. » Mais qu'y a-t-il là qui empêche ton âme de rester pure, sage, modérée, juste? C'est comme si un passant blasphémait contre une source d'eau limpide et douce : elle ne cesserait pour cela de faire jaillir un breuvage salutaire; y jetât-il de la boue, du fumier, elle aurait bientôt fait de le dissiper, de le laver; jamais elle n'en serait souillée.

XVII

Les hommes sont faits les uns pour les autres; corrige-les donc, ou supporte-les.

XVIII

Laissons la faute d'autrui là où elle est.

XIX

S'il a péché, c'est en lui qu'est le mal, mais peut-être n'a-t-il pas péché.

XX

Vois ce que c'est qu'un rayon, quand la lumière du soleil pénètre à nos yeux par une ouverture étroite dans un appartement obscur. Il s'allonge en ligne droite, puis s'applique, pour ainsi dire, contre le solide quelconque qui s'oppose à son passage et forme barrière au-devant de l'air qu'il pourrait éclairer plus loin; là, il s'arrête, sans glisser, sans tomber. C'est ainsi que ton âme doit se verser, s'épancher au dehors. Jamais d'épuisement, mais seulement une extension; point de violence, point d'abattement, quand des obstacles l'entravent; qu'elle ne tombe pas, qu'elle s'arrête, qu'elle éclaire ce qui peut recevoir sa lumière : on se privera soi-même de cette lumière quand on négligera de s'en laisser pénétrer.

XXI

Ce n'est pas dans ce qu'il éprouve, mais dans ce qu'il fait, que consistent le bien et le mal de l'être raisonnable et né pour la société; comme aussi la vertu et le vice, chez lui, consistent non dans la passion, mais dans l'action.

XXII

Tranquillité d'âme dans les choses qui proviennent de la cause extérieure; justice dans les actions dont tu es toi-même la cause : je veux dire que tout désir, toute action, ne doit avoir d'autre but que le bien de la société.

XXIII

O mon âme, seras-tu quelque jour enfin bonne, simple, et toute nue, plus visible à l'oeil que le corps qui t'enveloppe? Gouteras-tu enfin le bonheur d'aimer, de chérir les hommes? Seras-tu un jour enfin assez riche de toi-même pour n'avoir aucun besoin, aucun regret, vivant avec les dieux et les hommes dans une telle communion que jamais tu ne te plaignes d'eux et que jamais ils ne te condamnent?

XXIV

Rester ce que tu as été jusqu'à ce jour, mener encore cette vie pleine d'agitation et de souillures, c'est n'avoir plus aucun sentiment, c'est être esclave de la vie, c'est ressembler à ces bestiaires à demi dévorés qui, tout couverts de blessures et de sang, demandent avec prières qu'on les conserve pour le lendemain, où ils seront pourtant à la même place, livrés aux mêmes ongles et aux mêmes dents.

XXV

Une araignée est fière quand elle a pris une mouche; tel homme s'enorgueillit d'avoir pris un levraut, tel autre, des sardines au filet; tel autre, des Sarmates. Ceux-ci ne sont-ils pas aussi des brigands si l'on examine bien les principes qui les guident?

XXVI

O nature, donne-moi ce que tu veux; reprends-moi ce que tu veux!

XXVII

La terre aime la pluie; l'air divin aime aussi la pluie. Le monde aime à faire ce qui doit arriver. Je dis donc au monde : J'aime ce que tu aimes.

XXVIII

Quelqu'un me méprise : c'est son affaire. Pour moi, je prendrai garde de ne rien faire ou dire qui soit digne de mépris.

XXIX

La bienveillance est invincible, pourvu qu'elle soit sincère, sans dissimulation et sans fard. Car que pourrait te faire le plus méchant des hommes, si tu persévérais à le traiter avec douceur? Si, dans l'occasion, tu l'exhortais paisiblement et lui donnais sans colère, alors qu'il s'efforce de te faire du mal, des leçons comme celle-ci : « Non, mon enfant! nous sommes nés pour  autre chose. Ce n'est pas moi qui éprouverai le mal; c'est toi
qui t'en fais à toi-même, mon enfant! »

XXX

S'il n'y a dans le monde que confusion pure et sans modérateur, qu'il te suffise, au milieu de ce flot agité des choses, d'avoir en toi-même un esprit qui te guide. Que si le flot t'emporte avec lui, eh bien! qu'il entraîne cette chair, ce souffle, tout le reste ; il n'emportera pas l'intelligence.

XXXI

Quoi! la lumière d'une lampe brille jusqu'au moment où elle s'éteint, et ne perd rien de son éclat; et la vérité la justice, la tempérance qui sont en toi s'éteindraient avant toi!. » 
 

(Marc-Aurèle, Pensées, passim, trad. Pierron.).

 


En bibliothèque - Parmi les meilleures éditions anciennes des Pensées de Marc-Aurèle, on citera celles de Gataker, Londres, 1707, in-8°; et de Schulz, Sleswig, 1802, in-8°; il y en a des traductions françaises par Dacier, Paris, 1691, 2 vol. in-12; par de Joly, Paris, 1778, in-8°; par M. A. Pierron, qui a fait mieux que ses devanciers en profitant de leurs travaux.
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