| Médée est une tragédie de Corneille représentée pour la première fois en 1635. La légende de Médée a inspiré deux pièces à Corneille : Médée, tragédie et la Toison d'or, opéra (1661). La tragédie de Médée nous montre cette princesse, abandonnée de celui à qui elle a tout sacrifié, immolant à sa vengeance sa rivale et ses propres enfants. Le même sujet a inspiré de nombreux poètes de tous les temps et de tous les pays, depuis Euripide et Sénèque jusqu'à Thomas Corneille et Longepierre. C'est la première tragédie de Corneille; elle précédait d'un an le chef-d'oeuvre du Cid. On y trouve en germe toutes les qualités et aussi tous les défauts du poète. Corneille a imité Euripide et surtout Sénèque, que souvent il traduit presque vers pour vers. Il le reconnaît d'ailleurs lui-même dans son Examen de la pièce, où il indique en même temps les modifications apportées aux données du poète latin. Médée est loin d'être un chef-d'oeuvre. L'horreur des crimes commis par l'héroïne se mêle à une galanterie de mauvais goût qui rappelle trop les conversations de l'hôtel de Rambouillet. Le caractère de Médée est fortement tracé; cependant elle ne nous paraît ni assez femme, ni assez mère pour nous intéresser, et, de plus, malgré ses crimes, elle échappe seule au châtiment. Voici en résumé le sujet de cette pièce : Le roi Pélie, tyran de Thessalie, ennemi de Jason, a été mis à mort par ses filles sur les perfides conseils de la magicienne Médée, qui avait promis de le rajeunir. Pour échapper à la fureur d'Acaste, fils de Pélie, Jason et Médée se sont enfuis à la cour de Créon, roi de Corinthe. Là Jason s'éprend de Créuse, fille de son hôte, s'en fait aimer avec l'assentiment du père, qui bannit Médée de ses Etats. Alors Médée exhale sa fureur en un monologue tout vibrant de haine et de passion; loin de se soumettre, elle se redresse sous l'injure, décidée à se venger de cet abandon en faisant périr Créuse et Créon. Cependant Créuse, à la prière de Jason, a obtenu de son père le pardon des enfants de Médée, qui ne seront pas atteints par la proscription. En retour, elle demande à son amant la robe merveilleuse de Médée, seul trésor que celle-ci eût emporté en fuyant la Colchide, et Jason promet de l'obtenir. Il s'entretient à ce sujet avec Nérine, la suivante de Médée, lorsque celle-ci arrive. Elle accable de reproches l'infidèle, qui cherche à se justifier en donnant, comme motif de son abandon, le désir de sauver les enfants. Cette déclaration fournit à Médée l'effroyable projet d'immoler les jeunes innocents. Sa joie est complète, lorsqu'elle apprend de Nérine que sa rivale, par son désir inopportun, vient lui faciliter sa vengeance. Toutefois cette vengeance a failli lui échapper. Egée, roi d'Athènes, soupirant éconduit de Créuse, a tenté de l'enlever; mais son coup de main n'a pas réussi et il a été fait prisonnier. Médée le délivre par ses enchantements et il lui promet en retour asile et protection à Athènes. C'est alors qu'elle met ses projets à exécution. Elle imprègne sa robe des poisons les plus violents et l'envoie à Créuse. A peine celle-ci l'a-t-elle revêtue qu'un feu ardent et invisible la pénètre et lui fait éprouver les plus horribles tourments; son père Créon, qui veut la secourir, subit le même sort, et, incapable de supporter ses souffrances, il se tue. Jason, revenant d'accompagner son ami Pollux, trouve Créuse sur le point d'expirer; elle lui fait promettre de la venger. Mais la redoutable magicienne s'échappe dans les airs sur un char traîné par des dragons, et Jason, désespéré, se donne la mort. Malgré les défauts que nous avons signalés, on trouve déjà dans cette pièce le véritable accent cornélien. Ainsi, dans l'acte premier, les violentes imprécations de Médée abandonnée s'égalent presque aux imprécations de Camille dans Horace-: SCÈNE IV : MÉDÉE. MÉDÉE. Souverains protecteurs des lois de l'hyménée, Dieux garants de la foi que Jason m'a donnée, Vous qu'il prit à témoins d'une immortelle ardeur Quand par un faux serment il vainquit ma pudeur, Voyez de quel mépris vous traite son parjure, Et m'aidez à venger cette commune injure : S'il me peut aujourd'hui chasser impunément, Vous êtes sans pouvoir ou sans ressentiment. Et vous, troupe savante en noires barbaries, Filles de l'Achéron, pestes, larves, furies, Fières soeurs, si jamais notre commerce étroit Sur vous et vos serpents me donna quelque droit, Sortez de vos cachots avec les mêmes flammes Et les mêmes tourments dont vous gênez les âmes Laissez-les quelque temps reposer dans leurs fers : Pour mieux agir pour moi faites trêve aux enfers; Apportez-moi du fond des antres de Mégère La mort de ma rivale et celle de son père; Et, si vous ne voulez mal servir mon courroux, Quelque chose de pis pour mon perfide époux Qu'il coure vagabond de province en province, Qu'il fasse lâchement la cour à chaque prince; Banni de tous côtés, sans bien et sans appui, Accablé de frayeur, de misère, d'ennui, Qu'à ses plus grands malheurs aucun ne compatisse, Qu'il ait regret à moi pour son dernier supplice; Et que mon souvenir jusque dans le tombeau Attache à son esprit un éternel bourreau. Jason me répudie! et qui l'aurait pu croire? S'il a manqué d'amour, manque-t-il de mémoire? Me peut-il bien quitter après tant de bienfaits? M'ose-t-il bien quitter après tant de forfaits? Sachant ce que je puis, avant vu ce que j'ose, Croit-il que m'offenser ce soit si peu de chose? Quoi! mon père trahi, les éléments forcés, D'un frère dans la mer les membres dispersés, Lui font-ils présumer mon audace épuisée? Lui font-ils présumer qu'à mon tour méprisée Ma rage contre lui n'ait par où s'assouvir, Et que tout mon pouvoir se borne à le servir? Tu t'abuses, Jason, je suis encor moi-même. Tout ce qu'en ta faveur fit mon amour extrême, Je le ferai par haine; et je veux pour le moins Qu'un forfait nous sépare, ainsi qu'il nous a joints; Que mon sanglant divorce, en meurtres, en carnage, S'égale aux premiers jours de notre mariage, Et que notre union, que rompt ton changement, Trouve une fin pareille à son commencement. Déchirer par morceaux l'enfant aux yeux du père N'est que le moindre effet qui suivra ma colère Des crimes si légers furent mes coups d'essai Il faut bien autrement montrer ce que je sais : Il faut faire un chef-d'oeuvre, et qu'un dernier ouvrage Surpasse de bien loin ce faible apprentissage. Mais, pour exécuter tout ce que j'entreprends, Quels dieux me fourniront des secours assez grands? Ce n'est plus vous, enfers, qu'ici je sollicite, Vos feux sont impuissants pour ce que je médite. Auteur de ma naissance, aussi bien que du jour, Qu'à regret tu dépars à ce fatal séjour, Soleil, qui vois l'affront qu'on va faire à ta race, Donne-moi tes chevaux à conduire en ta place : Accorde cette grâce à mon désir bouillant; Je veux choir sur Corinthe avec ton char brûlant; Mais ne crains pas de chute à l'univers funeste : Corinthe consumé garantira le reste; De mon juste courroux les implacables voeux Dans ses odieux murs arrêteront tes feux; Créon en est le prince et prend Jason pour gendre : C'est assez mériter d'être réduit en cendre, D'y voir réduit tout l'isthme, afin de l'en punir, Et qu'il n'empêche plus les deux mers de s'unir. La scène suivante, dans laquelle Nérine, entendant sa maîtresse exposer ses projets de vengeance, la rappelle au calme et lui représente la puissance de ses ennemis, est justement célèbre. SCÈNE V : MÉDÉE, NÉRINE MÉDÉE. Eh bien, Nérine, à quand cet hyménée? En ont-ils choisi l'heure? en sais-tu la journée? N'en as-tu rien appris? n'as-tu point vu Jason? N'appréhende-t-il rien après sa trahison? Croit-il qu'en cet affront je m'amuse à me plaindre? S'il cesse de m'aimer, qu'il commence à me craindre; Il verra, le perfide, à quel comble d'horreur De mes ressentiments peut monter la fureur. NÉRINE. Modérez les bouillons de cette violence, Et laissez déguiser vos douleurs au silence. Quoi! madame, est-ce ainsi qu'il faut dissimuler? Et faut-il perdre ainsi des menaces en l'air? Les plus ardents transports d'une haine connue Ne sont qu'autant d'éclairs avortés dans la nue, Qu'autant d'avis à ceux que vous voulez punir, Pour repousser vos coups ou pour les prévenir. Qui peut, sans s'émouvoir, supporter une offense Peut mieux prendre à son point le temps de sa vengeance; Et sa feinte douceur, sous un appât mortel, Mène insensiblement sa victime à l'autel. MÉDÉE. Tu veux que je me taise et que je dissimule? Nérine, porte ailleurs ce conseil ridicule : L'âme en est incapable en de moindres malheurs, Et n'a point où cacher de pareilles douleurs. Jason m'a fait trahir mon pays et mon père, Et me laisse au milieu d'une terre étrangère, Sans support, sans amis, sans retraite, sans bien, La fable de son peuple et la haine du mien : Nérine, après cela tu veux que je me taise! Ne dois-je point encore en témoigner de l'aise, De ce royal hymen souhaiter l'heureux jour, Et forcer tous mes soins à servir son amour? NÉRINE. Madame, pensez mieux à l'éclat que vous faites Quelque juste qu'il soit, regardez où vous êtes; Considérez qu'à peine un esprit plus remis Vous tient en sûreté parmi vos ennemis. MÉDÉE. L'âme doit se raidir plus elle est menacée, Et contre la fortune aller tête baissée, La choquer hardiment et, sans craindre la mort, Se présenter de front à son plus rude effort. Cette lâche ennemie a peur des grands courages Et sur ceux qu'elle abat redouble ses outrages. NÉRINE. Que sert ce grand courage où l'on est sans pouvoir? MÉDÉE. Il trouve toujours lieu de se faire valoir. NÉRINE. Forcez l'aveuglement dont vous êtes séduite, Pour voir en quel état le sort vous a réduite. Votre pays vous hait, votre époux est sans foi Dans un si grand revers que vous reste-t-il? MEDEE. Moi, Moi, dis-je, et c'est assez. NÉRINE. Quoi! vous seule, madame? MÉDÉE. Oui, tu vois en moi seule et le fer et la flamme, Et la terre, et la mer, et l'enfer, et les cieux, Et le sceptre des rois, et la foudre des dieux. NÉRINE. L'impétueuse ardeur d'un courage sensible A vos ressentiments figure tout possible; Mais il faut craindre un roi fort de tant de sujets. MÉDÉE. Mon père, qui l'était, rompit-il mes projets? NÉRINE. Non, mais il fut surpris, et Créon se défie Fuyez; qu'à ses soupçons il ne vous sacrifie. MÉDÉE. Las! je n'ai que trop fui; cette infidélité D'un juste châtiment punit ma lâcheté. Si je n'eusse point fui pour la mort de Pélie, Si j'eusse tenu bon dedans la Thessalie, Il n'eût point vu Créuse, et cet objet nouveau N'eût point de notre hymen étouffé le flambeau. NÉRINE. Fuyez encor, de grâce. MÉDÉE. Oui, je fuirai, Nérine, Mais, avant, de Créon on verra la ruine. Je brave la fortune; et toute sa rigueur, En m'ôtant un mari, ne m'ôte pas le coeur; Sois seulement fidèle, et, sans te mettre en peine, Laisse agir pleinement mon savoir et ma haine. | |