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Le Dépit amoureux, de Molière

Le Dépit amoureux est une comédie en cinq actes, de Molière, représentée d'abord à Béziers, devant les états, en ensuite à Paris, sur le théâtre du Petit-Bourbon, en 1658. 

Deux jeunes gens, Eraste et Valère, courtisent la fille d'Albert, Lucile, dont le coue penche vers le premier. Eraste apprend de Mascarille, le valet de son rival, que, depuis trois jours, Lucile et Valère sont unis par un lien secret. Dans sa fureur, Eraste charge Marinette, la servante de Lucile, d'annoncer à sa trompeuse maîtresse que tout est rompu entre eux. Gros-René, le valet d'Eraste, se brouille également avec Marinette. Sans suivre cet imbroglio à l'italienne dans tous ses détails, nous passerons au dénouement qui explique tout. C'est Ascagne, une soeur de Lucile, jusque-là dissimulée sous des vêtements d'homme, qui s'est unie secrètement à Valère, alors que celui-ci se croit l'époux de Lucile. Valère se console vite de sa mésaventure en se trouvant l'époux d'une femme charmante, et abandonne volontiers à son rival Eraste la main de Lucile. Gros-René et Marinette continuent à suivre l'exemple de leurs maîtres, et se marient.

Deux scènes originales, celle de la brouillerie des deux amants, situation que Molière a reprise lui-même dans le Tartuffe et dans le Bourgeois gentilhomme, et celle du valet avec la suivante, offrent une situation de coeur toujours vraie, toujours jeune. Lucile, l'héroïne, commence la galerie de ces filles de Molière, aussi sages que belles, sincères et bien élevées, dont les suivantes ont le propos vif et délibéré. Rien n'est plus comique que la tirade où Gros-René, transformé tout à coup en philosophe de la première force, fait de la femme un portrait dont il ne peut se tirer.

Le sujet du Dépit amoureux est emprunté à l'Intéressé, de Nicolo Secchi. L'auteur italien a fourni à Molière le fond du sujet : le roman invraisemblable de la naissance et de la supposition d'Ascagne, son mariage secret moins croyable encore, enfin, tout ce qui complique l'intrigue de cette comédie. Riccoboni et Cailhava prétendent que la scène du dépit est elle-même empruntée à un canevas italien intitulé : gli Sdegni amorosi (les Dépits amoureux). Voltaire se borne à dire que l'idée de ce tableau charmant est ernpruntée à l'ode d'Horace : Donec gratus eram tibi. Le Dépit amoureux a été souvent arrangé, abrégé et joué en trois ou deux actes, ou même en un acte. (NLI).
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Extraits du Dépit amoureux

[ Les deux amants, Éraste et Lucile, se sont brouillés : Marinette et Gros-René, leurs valets, les engagent à ne pas consentir à une réconciliation déshonorante, et qui prouverait leur faiblesse Malgré ces recommendations, l'amour l'emporte sur la vanité :
Eraste et Lucile se réconcilient, et Marinette et Gros-René, qui s'étaient brouillés aussi, suivent bientôt leur exemple. (Acte IV, sc. II.) ]

Scène II
Eraste, Gros-René.

GROS-RENÉ.
Mais je les vois, Monsieur, qui passent par ici. Tenez-vous ferme, au moins.

ÉRASTE.
Ne te mets pas en peine.

GROS-RENÉ.
J'ai bien peur que ses yeux resserrent votre chaîne.
 
 

Scène III
Éraste, Lucile, Marinette, Gros-René.

MARINETTE.
Je l'aperçois encor; mais ne vous rendez point.

LUCILE.
Ne me soupçonne pas d'être faible à ce point.

MARINETTE.
Il vient à nous.

ÉRASTE.
Non, non, ne croyez pas, Madame,
Que je revienne encor vous parler de ma flamme. 
C'en est fait; je me veux guérir, et connais bien
Ce que de votre coeur a possédé le mien.
Un courroux si constant pour l'ombre d'une offense
M'a trop bien éclairé de votre indifférence, 
Et je dois vous montrer que les traits du mépris 
Sont sensibles surtout aux généreux esprits.
Je l'avouerai, mes veux observaient dans les vôtres
Des charmes qu'ils n'ont point trouvés dans tous les autres,
Et le ravissement où j'étais de mes fers 
Les aurait préférés à des sceptres offerts 
Oui, mon amour pour vous, sans doute, était extrême; 
Je vivais tout en vous; et, je l'avouerai même, 
Peut-être qu'après tout j'aurai, quoiqu'outragé, 
Assez de peine encore à m'en voir dégagé 
Possible que, malgré la cure qu'elle essaie, 
Mon âme saignera longtemps de cette plaie, 
Et qu'affranchi d'un joug qui faisait tout mon bien,
Il faudra se résoudre à n'aimer jamais rien;
Mais enfin il n'importe, et puisque votre haine
Chasse un coeur tant de fois que l'amour vous ramène,
C'est la dernière ici des importunités
Que vous aurez jamais de mes voeux rebutés.

LUCILE.
Vous pouvez faire aux miens la grâce tout entière, 
Monsieur, et m'épargner encor cette dernière.

ÉRASTE.
Hé bien. Madame, hé bien, ils seront satisfaits!
Je romps avecque vous, et j'y romps pour jamais, 
Puisque vous le voulez : que je perde la vie
Lorsque de vous parler je reprendrai l'envie!

LUCILE.
Tant mieux; c'est m'obliger.

ÉRASTE.
Non, non, n'ayez pas peur
Que je fausse parole : eussé-je un faible coeur
Jusques à n'en pouvoir effacer votre image, 
Croyez que vous n'aurez jamais cet avantage
De me voir revenir.

LUCILE.
Ce serait bien en vain.

ÉRASTE.
Moi-même de cent coups je percerais mon sein, 
Si j'avais jamais fait cette bassesse insigne,
De vous revoir après ce traitement indigne.

LUCILE.
Soit, n'en parlons donc plus.

ÉRASTE.
Oui, oui, n'en parlons plus
Et pour trancher ici tous propos superflus,
Et vous donner, ingrate, une preuve certaine
Que je veux, sans retour, sortir de votre chaîne, 
Je ne veux rien garder qui puisse retracer 
Ce que de mon esprit il me faut effacer. 
Voici votre portrait : il présente à la vue
Cent charmes merveilleux dont vous êtes pourvue; 
Mais il cache sous eux cent défauts aussi grands, 
Et c'est un imposteur enfin que je vous rends.

GROS-RENÉ.
Bon.

LUCILE.
Et moi, pour vous suivre au dessein de tout rendre, 
Voilà le diamant que vous m'aviez fait prendre.

MARINETTE.
Fort bien.

ÉRASTE.
Il est à vous encor ce bracelet.

LUCILE.
Et cette agate à vous, qu'on fit mettre en cachet.

ÉRASTE lit.
« Vous m'aimez d'une amour extrême,
Éraste, et de mon coeur voulez être éclairci
Si je n'aime Éraste de même,
Au moins aimé je fort qu'Éraste m'aime ainsi.
LUCILE. »

ÉRASTE continue.
Vous m'assuriez par là d'agréer mon service? 
C'est une fausseté digne de ce supplice.

LUCILE lit.
« J'ignore le destin de mon amour ardente,
Et jusqu'à quand je souffrirai ; Mais je sais, ô beauté charmante,
Que toujours je vous aimerai.
 ERASTE. »)

(Elle continue.)
Voilà qui m'assurait à jamais de vos feux?
Et la main et la lettre ont menti toutes deux.

GROS-RENÉ.
Poussez.

ÉRASTE.
Elle est de vous; suffit : même fortune.

MARINETTE.
Ferme.

LUCILE.
J'aurais regret d'en épargner aucune.

GROS-RENÉ.
N'ayez pas le dernier.

MARINETTE.
Tenez bon jusqu'au bout.

LUCILE.
Enfin, voilà le reste.

ÉRASTE.
Et, grâce au Ciel, c'est tout. Que sois je exterminé, si je ne, tiens parole!

LUCILE.
Me confonde le Ciel, si la. mienne est frivole!

ÉRASTE.
Adieu donc.

LUCILE.
Adieu donc.

MARINETTE.
Voilà qui va des mieux.

GROS-RENÉ.
Vous triomphez.

MARINETTE.
Allons, ôtez-vous de ses yeux.

GROS-RENÉ.
Retirez-vous après cet effort de courage.

MARINETTE.
Qu'attendez-vous encor?

GROS-RENÉ.
Que faut-il davantage?

ÉRASTE.
Ha! Lucile, Lucile, un coeur comme le mien 
Se fera regretter, et je le sais fort bien.

LUCILE.
Éraste, Éraste, un coeur fait comme est fait le vôtre 
Se peut facilement réparer par un autre.

ÉRASTE.
Non, non : cherchez partout, vous n'en aurez jamais
De si passionné pour vous, je vous promets.
Je ne dis pas cela pour vous rendre attendrie :
J'aurais tort d'en former encore quelque envie. 
Mes plus ardents respects n'ont pu vous obliger: 
Vous avez voulu rompre : il n'y faut plus songer;
Mais personne, après moi, quoi qu'on vous fasse entendre, 
N'aura jamais pour vous de passion si tendre.

LUCILE.
Quand on aime les gens, on les traite autrement;
On fait de leur personne un meilleur jugement.

ÉRASTE.
Quand on aime les gens, on peut, de jalousie,
Sur beaucoup d'apparence, avoir l'âme saisie; 
Mais alors qu'on les ime, ou ne peut en effet
Se résoudre à les perdre, et vous, vous l'avez fait.

LUCILE.
La pure jalousie est plus respectueuse.

ÉRASTE.
On voit d'un oeil plus doux une offense amoureuse.

LUCILE.
Non, votre coeur, raste, était mal enflammé.

ÉRASTE.
Non, Lucite, jamais vous ne m'avez aimé.

LUCILE.
Eh! je crois que cela faiblement vous soucie. 
Peut-être en serait-il beaucoup mieux pour ma vies 
Si je.... Mais laissons là ces discours superflus 
Je ne dis point quels sont mes pensers là-dessus.

ÉRASTE.
Pourquoi?

LUCILE.
Par la raison que nous rompons ensemble, 
Et que cela n'est plus de saison, ce me semble.

ÉRASTE.
Nous rompons?

LUCILE.
Oui, vraiment : quoi? n'en est-ce pas fait?

ÉRASTE.
E! vous voyez cela d'un esprit satisfait?

LUCILE.
Comme vous.

ÉRASTE.
Comme moi?

LUCILE.
Sans doute : c'est faiblesse
De faire voir aux gens que leur perte nous blesse.

ÉRASTE.
Mais, cruelle, c'est vous qui l'avez bien voulu.

LUCILE.
Moi? Point du tout; c'est vous qui l'avez résolu.

ÉRASTE.
Moi? Je vous ai cru là faire un plaisir extrême.

LUCILE.
Point : vous avez voulu vous contenter vous-même.

ÉRASTE.
Mais si mon coeur encor revoulait sa prison,...
Si, tout fâché qu'il est, il demandait pardon?...
LUCILE.
Non, non, n'en faites rien : ma faiblesse est trop grande, J'aurais peur d'accorder trop tôt votre demande.

ÉRASTE.
Ha! vous ne pouvez pas trop tôt me l'accorder, Ni moi sur cette peur trop tôt le demander. Consentez-y, Madame : une flamme si belle Doit, pour votre intérêt, demeurer immortelle. Je le demande enfin : me l'accorderez-vous, Ce pardon obligeant?

LUCILE.
Remenez-moi chez nous.
 


Scène IV
Marinette, Gros René.

MARINETTE.
Ha! la lâche personne!

GROS-RENÉ.
Oh! le faible courage!

MARINETTE.
J'en rougis de dépit.

GROS-RENÉ.
J'en suis gonflé de rage.
Ne t'imagine pas que je me rende ainsi.

MARINETTE.
Et ne pense pas, toi, trouver ta dupe aussi.
Diductosque jugo cogit aheneo? (Livre III, ode ix.)

GROS-RENÉ.
Viens, viens frotter ton nez auprès de ma colère.

MARINETTE.
Tu nous prends pour un autre, et tu n'as pas affaire 
A ma sotte maîtresse. Ardez le beau museau, 
Pour nous donner envie encore de sa peau!
Moi, j'aurais de l'amour pour ta chienne de face? 
Moi, je te chercherais? Ma foi, l'on t'en fricasse 
Des filles comme nous!

GROS-RENÉ.
Oui? tu le prends par là 
Tiens, tiens, sans y chercher tant de façon, voilà
Ton beau galand de neige, avec ta nompareille : 
Il n'aura plus l'honneur d'être sur mon oreille.

MARINETTE.
Et toi, pour te montrer que tu m'es à mépris, 
Voilà ton demi-cent d'épingles de Paris, 
Que tu me donnas hier avec tant de fanfares.

GROS-RENÉ.
Tiens encor ton couteau; la pièce est riche et rare
Il te conta six blancs  lorsque tu m'en fis don.

MARINETTE.
Tiens tes ciseaux, avec ta chaîne de laiton.

GROS-RENÉ .
J'oubliais d'avant-hier ton morceau de fromage 
Tiens. Je voudrais pouvoir rejeter le potage 
Que tu me fis manger, pour n'avoir rien à toi.

MARINETTE.
Je n'ai point maintenant de tes lettres sur moi; 
Mais j'en ferai du feu jusques à la dernière.

GROS-RENÉ.
Et des tiennes tu sais ce que j'en saurai faire?

MARINETTE.
Prends garde à ne venir jamais me reprier.

GROS-RENÉ.
Pour couper tout chemin à nous rapatrier,
Il faut rompre la paille : une paille rompue
Rend, entre gens d'honneur, une affaire conclue. 
Ne fais point les doux yeux : je veux être fâché.

MARINETTE.
Ne me lorgne point, toi : j'ai l'esprit trop touché.

GROS-RENÉ.
Romps : voilà le moyen de ne s'en plus dédire. 
Romps : tu ris, bonne bête?

MARINETTE.
Oui, car tu me fais rire.

GROS-RENÉ.
La peste soit ton ris! Voilà tout mon courroux 
Déjà dulcifié. Qu'en dis-tu? romprons-nous, 
Ou ne romprons-nous pas?

MARINETTE.
Vois.

GROS-RENÉ.
Vois, toi.

MARINETTE.
Vois, toi-même.

GROS-RENÉ.
Est-ce que tu consens que jamais je ne t'aime?

MARINETTE.
Moi? Ce que tu voudras.

GROS-RENÉ.
Ce que tu voudras, toi
Dis.

MARINETTE.
Je ne dirai rien.

GROS-RENÉ.
Ni moi non plus.

MARINETTE.
Ni moi.

GROS-RENÉ.
Ma foi, nous ferons mieux de quitter la grimace.
Touche, je te pardonne.

MARINETTE.
Et moi, je te fais grâce.

GROS-RENÉ.
Mon Dieu! qu'à tes appas je suis acoquiné!

MARINETTE.
Que Marinette est sotte après son Gros-René! 


(Molière).
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