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Centon

Le mot centon dérive du latin cento, manteau formé de pièces qui, lui-même, tire son origine du grec kentrôn, dont la racine est kentroô, je pique. C'est, en effet, à force de coutures, de morceaux rajustés les uns au bout des autres que se crée le centon, sorte de poème composite, d'origine ancienne, mais dont la vogue à commencé surtout à partir du Moyen âge et qui consiste en pièces de poésies composées d'hémistiches de vers, de vers entiers, ou bien de courts passages empruntés à un ou de plusieurs auteurs. Homère, Virgile et aussi la Bible ont été principalement mis à contribution par les auteurs de ces jeux d'esprit. 
Par extension, on a appelé centon également, une oeuvre composée de proverbes accolés les uns aux autres, tels le Discours d'Armand le comédien, et le Sermon du révérend frère Sancho, imprimé tout au long dans les Anecdotes échappées de l'observateur anglais. (GE).
L'an 369 de l'ère chrétienne, Ausone fut convié par l'empereur Valentinien à une joute poétique. Il s'agissait de célébrer les magnificences d'une noce, et le rival du poète se trouvait être le monarque lui-même. Comprenant le péril de vaincre, sans pourtant consentir à la défaite, Ausone recourut à un stratagème habile. Il pilla Virgile, coupa sans pitié au hasard de l'oeuvre, puis, rassemblant les hémistiches épars, en fabriqua des strophes nouvelles, où le doux auteur latin fut transformé en un débauché cynique. Voici les premiers vers de ce Canto nuptialis  :
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E. 5.
E. 11.
B. 7.
E. 6.
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E. 4.
E. 8. 
E. 12.
E. 6.
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Accipite haec animis, laetasque advertite mentes, 
Ambo animis; ambo insignes preestantibus armis,
Ambo florentes,* genus insuperabile bello, 
Tuque prior,* nam te majoribus ire per altum 
Auspiciis manifesta fides,* quo justior alter 
Nec pietate fuit nec bello major et armis.
Tuque puerque tuus,* magna spes allers Romae, .
Flos veterum virtusque virum,* mea maxima cura, 
Nomine avum referens, animo manibusque parentem. 
Non injusta cano,* Sua cuique exorsa laborem 
Fortunamque ferent. Mihi jussa capessere fas est. 
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E. 4.
E. 3. 
E. 1.
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E. 12
E. 1.
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E. 10.
E. 1 .
N. B. On a placé dans cet extrait et dans les autres extraits de centons virgiliens reproduits dans la suite de cette page l'indication des sources à la tête des vers entiers, à la tête et à la fin des vers fragmentés, et , dans ce dernier cas, on a marqué par un signe (*) le commencement du second emprunt. On fait connaître par des chiffres le numéro de la pièce et celui du vers ou de l'hémistiche, et par des lettres le titre de la source elle-même :  B, les Bucoliques, — E, l'Enéide, — G, les Géorgiques.

Ausone était le premier à relativiser la valeur de l'exercice :

« C'est un travail de mémoire, écrit-il à Paulus. Rassembler des lambeaux épars et former un tout de ces découpures, cela peut mériter un sourire plutôt qu'un éloge. Si une telle oeuvre se vendait aux enchères, [...] Afranius n'en donnerait pas un zeste et Plaute n'en offrirait pas sa pelure de grenade. C'est une honte, en effet, que de prostituer à ce burlesque usage la majesté du vers virgilien »
N'empêche, le succès remporté assura la vogue de cette innovation  et Ausone, encore, va formuler ainsi les règles à observer : 
« Détachez des morceaux d'un ou de plusieurs poèmes, ou divisez le vers, et liez alors la partie choisie à une autre partie primitivement réservée, à moins que vous ne reproduisiez le vers complet; mais que jamais deux vers se suivant ne figurent dans le texte nouveau. »
Le centon d'Ausone n'est pas le plus ancien qui soit venu jusqu'à nous. On connaît en ce genre une production antérieure : la Médée d'Hosidius Geta, une tragédie formée de vers de l'Enéide. (Cette pièce a été publiée par Le Maire, dans le tome VII des Poeta latini minores).

Au IVe siècle, Proba Falconia, femme d'Anicius Probus, a composé un centon, qui est intitulé : Probae Falconiae vatis clarissimae, a divo Hieronymo comprobatae, Centones, de fidei nostrae mysteriis, e Maronis carminibus excerptum opusculum. Il a été plusieurs fois imprimé : à Lyon, en 1516, in-8°; à Paris, en 1543, « apud Franciscum Stephanum, » et dans la même ville , en 1576, « apud Aegidium Gorbinum. ». En voici un passage qui fait allusion àau mythe biblique du fruit défendu :
 

2. E. 712.
2. E. 21.
7. E. 692.
7. E. 608.
11 E. 591.
11 E. 849.
2. G. 315.
8. B. 48.
3. G. 216.
1. G. 163.
Vos, famuli, quae dicam animis advertite vestris :
Est in conspectu* ramis felicibus arbos,
 Quam neque fas igni cuiquam nec sternere ferro,
Relligione sacra * nunquam concassa moveri. 
Hâc quicumque sacros * decerpserit arbore faetus, 
Morte luet meritâ,* nec me sententia vertit; 
 Nec tibi jam prudens quisquam persuadeat auctor
Commaculare manus.* Liceat te voce moneri, 
Faemina; nullius te blanda suasio vincat,
Si te digna manet divini gloria ruris... 
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 2. G. 81.
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3. E. 700.
6. E. 441.
1. E. 241.
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1. E. 461.
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Le grec, comme le latin, a été mis à contribution par les faiseurs de centons. Il suffira de citer ici, à cet égard, la pièce : Homerici Centones de Christo, attribuée plus ou moins légitimement à Eudoxie(Aelia Eudoxia), femme de l'empereur Théodose II le Jeune. C'est une vie de Jésus, composée de vers pris de l'Iliade et de l'Odyssée. Elle a été imprimée séparément par Henri Estienne, en 1578, et on la retrouve dans la Bibliothèque des Pères.

Le Moyen âge a trouvé aux centons d'autres sources que celles de l'Antiquité profane.  Ainsi ce cantique d'actions de grâces en l'honneur d'Anne Musnier, qui avait, vers 1175, sauvé la vie à Henri le Libéral, comte de Champagne. II est composé de versets de la Bible. Bourquelot l'a publié, en 1840, avec un commentaire, dans le tome Ier de la Bibliothèque de l'École des chartes. On peut encore mentionner ici, — parce qu'il a été attribué à Nicole Oresme, mais à tort, cependant, un autre essai de même genre qui appartient au XIVe siècle. On le trouve dans la Propositio notabilis facta coram papa Urbano V. Il se compose de séries de textes empruntés à la Bible, depuis la Génèse jusqu'à l'Apocalypse, et presque toujours rangés dans l'ordre même des textes bibliques.

Mais c'est surtout à l'époque de la Renaissance que le centon fut en honneur. De Thou, Etienne Pasquier reconnaissent aimer ce jeu d'esprit, et le pratiquent même à l'occasion. Le grave Montaigne lui-même, après avoir critiqué ceux qui dans leurs écrits empruntent leurs idées aux autres, s'empresse de donner au centon un place à part  :

« Ils [les plagiaires] se couvrent des armes d'aultruy jusques à ne pas montrer seulement le bout de leurs doigts, et se contentent par piperie de s'ac querir l'ignorante approbation du vulgaire. Ceci ne touche pas les centons qui  se publient pour centons, et j'en ay veu de très ingénieux en mon temps, entr'autres un, sous le nom de Capilupus, oultre les anciens. Ce sont des esprits qui se font voir, et par ailleurs et par là, comme Lipsius en ce docte et laborieux tissu de ses Politiques. »
Les Capilupi auxquels fait allusion Montaigne entassèrent en une brochure volumineuse des centons de toutes espèces et de tous genres, la plupart obscènes. 
« Lelio Capilupi, né à Mantoue comme Virgile, dit Gabriel Peignot, a surpassé Ausone et Proba Falconia dans l'art de décomposer et de recoudre les vers de son compatriote. On lui doit un Cento Virgilianus de vita monachorum quos vulgo fratres appellant. (Romae, 1575, in-8°, ou Venise, 1550, même format.) On regarde cette pièce comme inimitable. Il a encore fait un centon contre les femmes, qui a paru également à Venise, en 1550; in-8°.»
On assure que ces centons furent rassemblés par Antoine Possevin (jésuite), qui, étant alors fort jeune, en donna à Rome, sous le pontificat de Jules III, une belle édition in-4°, dont, par prudence, il ne marque ni le lieu ni la date. Ajoutons que le centon contre les moines a été inséré dans un recueil imprimé à Bâle, en 1556, in-8°, sous le titre de Varia doctorum piorumque virorum de corrupto ecclesiae statu pomeata. On le trouve encore dans le tome II des Mémoires de littérature de Sallengre. (Rotterdam, 1718, in-12).
« Deux frères de Lelio Capilupi, dit encore Gabriel Peignot , — Hippolyte et Jules, — ont, comme lui, excellé dans l'art de faire des centons. On a recueilli leurs poésies sous ce titre : Capiluporum carmina; Rome , 1590, in-4°.... Les poésies d'Hippolyte Capilupi ont paru à Anvers, chez Plantin, en 1574, in-4. » 
Un autre Italien, le médecin Bernard Ramazzini, est auteur d'un centon virgilien qu'il adressa à Louis XIV et dans lequel il célèbre les victoires de Duquesne. Ce poème est
intitulé : De Bello Siciliae ex Virgilio (1677, in-4°).

Ce n'est pas seulement en Italie que les centons ont eu cours : on les retrouverait dans toute l'Europe. Parmi les centons latins en prose l'un des plus connus a pour auteur un Écossais, G. Bellenden, qui a publié en 1608, sous le titre de : Cicero princeps, un livre composé de passages détachés des écrits de l'orateur latin, et où sont contenues les règles du gouvernement monarchique

Pour un autre pays, on peut citer la pièce suivante : Danielis Heinsii Cento Virgilianus ad amicum conscriptus, qui postquam ignarus cum ancillâ, publico sortillo, cum quâ tum alii tum plurimi scholastici consueverant, con gredi soleret, solus prater expectationem, prole ab ea est donatus. On trouve un fragment de ce poème au tome II de l'Amphitheatrum sapientiae, 1619, in-fol., p. 12. On mentionnera encore : Lanae satura, sive Cento in Christogoniam (1657), par l'Allemand Marhof, mettant à contribution Virgile, Stace et Claudien

Le Psautier du juste plaideur, publié par le Normand Jacques de Campront, en 1597, est également composé, en partie du moins, d'extraits des livres de la Bible, et notamment des Psaumes dits de David.

Au XVIe siècle, le centon s'est fréquemment produit sous le titre de Pasquils ou Pasquins. Ces pièces, en effet, ont été parfois « des vers pesle-mesle amassés, avec curiosité, d'un certain excellent poète », par exemple de Virgile, ainsi que le remarque Étienne Tabourot, en ses Bigarrures, ou bien encore, comme on va le voir tout à l'heure, de phrases extraites de la Bible. On connaît un assez bon nombre de pasquins; on se bornera à en citer deux exemples.

Le premier nous est fourni par le livre d'Anne de Marqueta, intitulé : Sonnets, prières et devises en forme de pasquins, pour rassemblée de MM. les prélats et docteurs, tenue à Poissy. (Paris, G. Morel, 1562). En voici un l'extrait :

Memor esto domine congregationis tuae. (Psal. 73.)
Et respice in servos tuos. (Psal. 89.)
Ô Dieu, seul aucteur de tous biens,
Regarde d'un oeil favorable,
Ceste compaignie honorable,
Et qu'il te souvienne des tiens, 
Leur faisant protester et croire, 
Ce qui est conforme à ta gloire.

A MONSEIGNEUR LE CARDINAL Dl TOURNON
Zelus domus tuae moedit me. (Psal. 68.)
Ce bon prélat en qui on voit reluire 
Tant de vertus, peut bien justement dire :
L'affection, ô mon Dieu, que je porte 
A votre Église est si ardente et forte, 
Que je suis prest à souffrir mort cruelle, 
Pour soustenir ta tant juste querelle.

A MONSEIGNEUR LE CARDINAL D'ARMIGNAC
Ego sicut oliva fructtifera in domo Dei. (Psal. 51.)
Je suis en l'Église de Dieu
Comme une bien fertile olive,
Qui va produisant en tout lieu Fruicts de vertu et de foy vive.

A MONSEIGNEUR LE CARDINAL DE LORRAINE
Imploravit sum dominus spiritu sapientiae et intellectus. (Eccles. 15.)
Combien que de toute vertu
Soit heureusement revestu
Ce prince tant doux et amiable : 
Si est-il principalement
Orné d'un bon entendement,
Et d'une prudence admirable...

A MONSEIGNEUR LE CARDINAL DE BOURBON
Dilectus deo et hominibus.
La bonté et foi admirable
Qui est en ce prince amiable,
Fait qu'il est prisé en tous lieux,
Aimé des hommes et des Dieux.... etc.

Dans ce pasquin, le texte en langue latine, emprunté à la Bible, est suivi d'une paraphrase en vers français. C'est l'unique différence qui le distingue des centons; mais cette différence ne se présente pas toujours. On ne la retrouve pas dans le second exemple que nous allons citer et qui est tiré du Pasquin ou Dialogue à baston-rompu sur les affaires du temps, 1649, in-4° de 7 pages.

Cette pièce débute ainsi :

LE ROI
Non habitabit juxta me malignus, neque permanebunt injusti anté oculos meos. (Psal. 5.)

LE ROI AU PARLEMENT
Tu es qui restitues haereditatem meam (Psal. 15.)

M. LE DUC D'ANJOU
Expugnaverunt me à juventute mea. (Psal. 128.)

LA REINE AU PARLEMENT
Si dimittis hunc, non es amicus Caesaris. (Johan. 18.)

M. La DUC D'ORLEANS
Factus num sicut passer solitarius in tecto. (Psal. 401).

MADEMOISELLE AU ROI
Qui te beatum dicunt ipsi te decipiunt. (Isai. C. 3.).

Avec un centon d'Étienne de Pleurre, chanoine régulier de Saint-Victor de Paris, nous retrouvons le système des emprunts à l'Antiquité classique. Celui-ci est intitulé : Stephani Pleurrei Aeneis sacra continens acta Domini N. J. C. et primorum martyrum Virgilio-centonibus conscripta; Parisiis, apud Adrianum Taupinart, 1618, in-4°. A l'occasion de l'adoration des Mages, Virgile fournit à l'auteur les vers ci-après :
 
6. E. 255.
2. E. 694.
5. E. 526.
8. E. 330.
1. G. 416.
7. E. 98.
11 E. 333.
3. E. 464.
9. E. 659.
1. G. 418.
6. E. 16. 
Ecce autem, primi sub lumina solis et ortus,
Stella facem ducens multâ cum lace cucurrit,
Signavit que viam * coeli in regione serenâ. 
Tum reges * (credo quia sit divinitus illis 
Ingenium, aut rerum fato prudentia major)
Externi veniunt,* quae cuique est copia, laeti 
Munera portantes : * molles sua tura Sabaei, 
 Dona dehinc auro gravia,* myrrhaque madentes, 
Agnovere deum * regem regumque parentem. 
Mutavêre vias,* perfectis ondine votis. 
Insuetum per iter;* spatia in sua quisque recessit.
--
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8. E. 528.
1. G. 415.
-
1. G. 5.
1. G. 57.
12. E. 100.
6. E. 765.
3. E. 548.
12. E. 429.

Voilà comment, «  avec l'or de Moloch  », Étienne de Pleurre  « a tressé des couronnes à Jésus et aux  martyrs  » : ce sont les expressions des deux docteurs de Sorbonne qui ont approuvé son livre.

On trouve chez Lalanne l'indication d'une autre pièce du même genre, intitulée : Cento Christianus - poème de 600 vers, extrait des oeuvres d'Ovide par Raoul Fournier et imprimé en 1644.

Le laborieux Ménage s'est aussi donné le passe-temps de faire un centon. Cette pièce, dirigée contre Montmaur, se trouve dans : Aegudii miscellanea;
Parisiis, Courbé, 1654, in-4°. Ménage ne sortait pas trop de ses habitudes, en combinant une pareille compilation. Ses autres poésies, en effet, se rattachent quelque peu au genre du centon, tant il y a fait, sans le dire, d'emprunts plus ou moins forcés aux poètes anciens; car ce n'est pas sans motifs que, dans les Femmes savantes, où il est mis en scène sous le nom de Vadius, Molière lui fait adresser par Trissotin les vers que voici :

Va, va restituer tous tes honteux larcins
Que réclament sur toi les Grecs et les Latins.
Au reste, beaucoup de latinisants et de grécisants modernes ont été à peu près dans le même cas. 

Mais voici, bien certainement, le plus prodigieux centon que l'on peut signaler ici : Antiquorum et celeberrimorum interiocutio poetarum, eorumque mira praesciencia ad sempiternam palmae victricis memoriam quam Ludovicus Magnus de Hollandis, Alemanis et Hispanis reportavit. Hoc opus Theodorus Des Jardins, eques Sancti Officii et liberalium artium doctor aggregatus in celeberrima Avenionensi academiâ, eloboravit et perpolivit anno aetatis suae XXV. Avenione, ex typ. Petri Offray, 1680, in-4° de 8 pages non numérotées, 168 p., et 17 p. Sur cette oeuvre, laissons la parole à R. Chalon :

« Pour composer cet énorme centon de 4333 vers, l'auteur met à contribution cent soixante-trois auteurs latins, anciens et modernes, auxquels il fait, bon gré, mal gré, chanter les louanges de Louis XIV. Le procédé n'était pas neuf; mais les louanges, sous toutes les formes, plaisaient au grand roi, fussent-elles même burlesques par leur exagération. L'oeuvre du chevalier du Saint-Office, présentée au roi par le duc de Montausier, — protecteur de tous les genres de lettres, — et cela, à la recommandation de M. l'abbé Fléchier, de l'Académie française, valut à l'auteur la lettre suivante :
Garde de mon trésor, M. Gédéon du Metz, paye comptant à Théodore Desjardins la somme de mille cinq cents livres que je lui ay accordée par gratification, en considération d'un centon de vers latins qu'il « a fait sur mes victoires et conquêtes. — Fait à Saint- Germain en Laye, ce 16 mars 1679.  COLBERT. Lovis.
Si cette rémunération paraît assez généreuse au premier abord, il faut convenir aussi que, de son côté, Desjardins n'avait pas été avare d'adulations envers Louis XIV et d'injures pour ses adversaires. On conçoit que, pour faire dire à Virgile et à Ovide les événements du XVIIe siècle, il faut bien suppléer, par des noms de convention, aux noms réels des personnages. Une table, qui précède le poème, nous donne la clef de ces noms, et ce n'est pas la partie la moins curieuse de l'oeuvre. Ainsi, Louis XIV c'est Apollo, Argus, Atlas, Gloria, Judex, Jupiter, Lux, Mars, Mundi Oculus, Phoebus, Sol, etc.; j'en passe et des meilleurs; le Père Lachaise, Sacerdos Phoebi divinus; les Jésuites , Fidelis secta Christi; le Dauphin, Jovis incrementum , Deorum soboles, etc. En revanche, le prince d'Orange c'est Ardelio, Gladiator, Phaeton; les Hollandais, Exleges, Infidi, Miseri, Rebelles, etc. Le prince de Condé s'appellera Prin†ceps, en coupant le mot en deux par une croix, dit l'auteur, pour le distinguer du prince d'Orange. Que dites-vous de cette ingénieuse idée? Mais le passage le plus curieux de ce singulier glossaire, le voici : 
DEUS, quibusdam in locis CHRISTUM in quibusdam LUDOVICUM XIV significat!
Mille cinq cents livres pour devenir le synonyme de Christ, de par un chevalier du Saint-Office, c'était réellement une dépense que pouvait se permettre le grand roi, même avec l'approbation de l'économe Colbert et du rigide Montausier. »
Comme on le sait déjà, d'après quelques-unes des indications qui précèdent, la dénomination de centon s'étend aux ouvrages en prose, composés de morceaux dérobés.  C'est ainsi que les Politiques de Juste Lipse ne sont que des centons, auxquels il n'a ajouté que des conjonctions et des particules. 

Il ne semble pas que l'on ait jamais songé à faire, d'après les règles rigoureuses, des centons en vers français. Cette langue ne se prête pas au morcellement par fragments de phrase. La rime, d'ailleurs, apporte, pour son compte, une nouvelle entrave à un pareil travail. Mais, du moins, on s'y est essayé en prenant des libertés plus ou moins grandes avec les anciennes prescriptions.

Le monument notable en ce genre est la Comédie des Chansons (Paris, chez Toussaint Quinet , 1640),  cinq actes composés d'un nombre prodigieux de couplets de chansons, de fragments de couplets et de refrains. Tout cela ne s'enchaîne pas invariablement d'une manière irréprochable; quoi qu'il en soit, la pièce marche sans trop d'encombre. D'ailleurs, on peut dire à son avantage que beaucoup des fragments conservés ne sont pas sans intérêt pour l'histoire de la littérature populaire et des moeurs du temps.

L'auteur était assez content de son oeuvre : 

« après avoir veu tant de comédies de vers faits exprès, dit-il dans son avertissement au lecteur, ce sera un contentement à plusieurs d'en voir une de pièces rapportées. Voicy un chef-d'oeuvre de cet art. Nous avons icy un ouvrage aussi ingénieux que l'on le sçauroit souhaiter. C'est une comédie où il n'y a pas un mot qui ne soit un vers ou un couplet de quelque chanson. Il en faut estimer l'agréable invention et le subtil artifice d'y avoir si bien entremeslé les choses qu'une chanson ridicule répond souvent à une des plus sérieuses, et une vieille à une nouvelle; et, quoique tout le sujet ne soit que bouffonnerie, il faut admirer ces rapports et ces rencontres, où l'on trouve souvent ce qu'on n'attendoit pas... »
Un court extrait suffira pour faire apprécier comment procède l'auteur :
JODELET
Ma foy, Mathieu, c'est grand folie 
Non amare bonum vinum;
Je suis en grande resverie 
Quando bibere non possum.

LA ROZE
Si je ne beuvois, j'aurois la pépie,
Qui me causeroit quelque maladie.

JODELET
Beuvons à la ronde
De ce joly vin le meilleur du monde.
Bouteille de vin,
Ma chère maistresse,

A ton jus divin
Je feray caresse...

LA ROZE
Le lapin de garenne est bon
Aussi est le jambon.

MATHIEU
La perdrix vaut encore mieux.

Là ROZE
Heureux qui les mange tous deux 

JODELET
Au vin de Monsieur Feydeau
Il n'y faut point mettre d'eau,
Car il est assez bon
Avecque le jambon.

LA ROZE
L'eau qui mouille La grenouille
Me refroidit trop les dents; 
J'aime mieux qu'elle me mouille
Par dehors que par dedans ...

Une autre pièce du même genre avait précédé la Comédie des Chansons; c'est « la Comédie des Comédies, traduite de l'italien en langage de l'Orateur françois par le sieur du Pêchier. » (Paris, Nicolas la Coste, 1629.) Celle-ci est en prose. On chercherait en vain le prétendu original italien de cette pièce. C'est un véritable centon des passages les plus ampoulés de Guez de Balzac, dont l'auteur cherche à faire ressortir le ridicule. Il obtint un véritable succès : la Comédie des Comédies eut coup sur coup quatre éditions. Du Pêchier est un pseudonyme. On croit que l'auteur se nommait de Barry, ou René Bary.

On mentionne aussi la Comédie des proverbes, trois actes remplis par un curieux assemblage de proverbes populaires, et attribuée à Adrien de Montluc; et l'Inconstant vaincu, cinq actes glanés de même. 

En continuant la revue de cette spécialité en France, nous allons rencontrer d'autres oeuvres en prose et à phrases empruntées, qui s'écartent moins de l'obligation imposée aux auteurs de centons de n'y rien ajouter de leur crû. Ainsi, d'abord : Le Justin moderne, ou le détail des affaires de ce temps, fidèlement tiré de son histoire. Villefranche, Pierre Petit (Hollande, Elsevier), 1677, pet. 12.

Un seul centon, à propos des querelles de la bulle Unigenitus, fut célèbre au XVIIIe siècle; puis, après la Révolution, en revint plus que jamais la mode. On note ainsi un Essais sur l'histoire de la Révolution française, par une société d'auteurs latins (Héron de Villefosse); nouvelle édition, précédée de quelques réflexions sur les principes de la philosophie moderne, extraites du discours préliminaire des trois siècles de la littérature française, et augmentée de citations extraites des ouvrages de plusieurs écrivains français. Romae, propè Caesaris hortos (Paris), an VIII, in-8 de XXIV et 112 p. C'est un recueil de morceaux tirés de Cicéron, Salluste, Tite-Live, Velleïus Paterculus, Tacite, Suétone, Cornelius Nepos, Quinte-Curce, etc., dont le texte est imprimé en regard de la traduction française. Le début fera juger du reste :

« (Déficit). — Eodem anno Galliarum civitates , ob magnitudinem aeris alieni, rebellionem coeptavére. (Tacite, an. I. 3, art. 40.)

« (Emeutes) — Nullum profundum mare, nullum vastum frettum et procellosum tantos ciet fluctus, quantos multitudo motus habit, utique si novâ et brevi duraturâ libertate luxuriat. (Quinte Curce, I. 10, art. 7.)

« (Clubs). — Igitur per conciliabula et coetus seditiosa disserebant de continuatione tributorum, gravitate foenoris, soevitiâ ac superbiâ presidentium... . Egregium resumendae libertati tempus. (Tacite, an. 1. 3, art. 40.) »

Déjà la Révolution française avait été l'occasion d'un autre centon : le Plaidoyer de Lysias, contre les membres des anciens comités de salut public et de rareté générale (Paris, an III, in-8° de 34 p.), dont l'auteur était Dupont de Nemours. La chute de l'Empire et la Restauration en provoquèrent encore deux autres à leur tour, à savoir : l'Oraison funèbre de Buonaparte, par une société de gens de lettres (Beuchot), prononcée au Luxembourg, au Palais-Bourbon, au Palais-Royal et aux Tuileries. Quatrième édition, aux dépens des auteurs (Paris, 1814, in-8° de 39 p.), — et C. C. Tacite, historien du Roi, de Madame, de Buonaparte, de la Charte, des Fédérés, des Pairs, des Députés, etc., avec une version française (Paris, 1815, in-8° de 31 p.). Suivant Gabriel Peignot , c'est l'Oraison funèbre qu'il faut considérer comme «-l'ouvrage le plus piquant qui ait paru dans ce genre. » (A. Canel / GE).
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Dictionnaire Le monde des textes
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