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Bergeries
Les Bergeries sont des poésies pastorales de Racan, qui eurent beaucoup de vogue à l'époque de leur parution, mais dont on ne connaît plus guère aujourd'hui que le titre. Ce nom de bergeries venait de ce que des amours de bergers faisaient le fond des pièces; mais les personnages n'étaient bergers et bergères que de nom; leur langage, leurs sentiments et leurs passions étaient ceux de la bonne société du temps, et leurs aventures, souvent celles de l'auteur lui-même ou de certains personnages contemporains. Le nom de Bergeries est quelquefois appliqué aux pièce de poésie et de musique d'un goût champêtre. 

Il règne dans les Bergeries ce ton de galanterie si fort à la mode pendant la première moitié du XVIIe siècle, et cette métaphysique amoureuse qui faisait les délices de l'Hôtel de Rambouillet. Néanmoins, il faut reconnaître que le style, malgré quelques incorrections et quelques inégalités, respire une noblesse gracieuse et une douce mélancolie qui s'harmonisent bien avec le riant paysage dans lequel l'auteur place son héros, ce qui explique, jusqu'à un certain point, cette louange hyperbolique du sévère Boileau :

Racan pourrait chanter au défaut d'un Homère.
L'auteur des Bergeries a adopté la forme dramatique et a divisé sa pastorale en cinq actes. L'intrigue est ce qui intéresse le moins les lecteurs aujourd'hui; toutefois, nous allons en donner une rapide analyse. Le sujet consiste dans l'union de deux jeunes bergers, AIcidor et Tisimandre, avec deux jeunes bergères, Arténice et Ydalie. Tisimandre aime Ydalie; mais celle-ci n'aime qu'Alcidor, et celui-ci, à son tour, n'aime qu'Arténice. Tisimandre a beau délivrer Ydalie des mains d'un satyre; il n'en est pas mieux traité. En même temps qu'il recherche l'amour d'Ydalie, il refuse celui d'Arténice, qui finit par écouter les voeux d'Alcidor. Cet arrangement ne fait pas le compte d'un autre berger, Lucidas, qui, jaloux d'Alcidor, a recours à l'art d'un magicien. Celui-ci a fait voir à Arténice, dans un miroir enchanté, Alcidor et Ydalie qui s'embrassent. Il n'y a pas de mal à cela, puisque Alcidor est, pour ainsi dire, le frère adoptif d'Ydalie, ayant été élevé avec elle par Damoclée, père de la jeune fille. Mais le magicien ne manque pas d'exciter la jalousie d'Arténice. Celle-ci, désespérée, se consacre à Diane, tandis que Damoclée, apprenant le déshonneur de sa fille, veut la livrer à la rigueur des lois. Tisimandre s'offre à mourir pour elle, et le retard causé par cet incident permet à Lucidas de réparer les effets de sa calomnie : ayant appris que le mariage d'AIcidor avec Arténice, qu'on avait décidée à quitter son asile, était enfin arrêté, et, n'ayant plus d'espoir d'obtenir sa main, il se décide à tout avouer. Dès ce moment, Ydalie, reconnaissant la générosité de Tisimandre , répond à son amour. Mais la bonne déesse, à qui Arténice est consacrée, a défendu de la marier avec un berger qui ne serait pas du pays, et Alcidor est un orphelin dont on ignore l'origine. Les difficultés nouvelles, suscitées par cette volonté de la déesse, sont heureusement résolues par la découverte qu'Alcidor n'est autre que Daphnis, fils de Damoclée et frère d'Ydalie, que son père a perdu dans un débordement de la Seine.
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Plaintes d'Arténice

« O Dieux! qui disposez de la terre et de l'onde, 
Arbitres absolus des fortunes du monde, 
Vous dont les affligés implorent le secours, 
Finissez mes ennuis ou finissez mes jours. 
Faut-il tant de longueur en chose si légère?
Il n'y va que du sort d'une pauvre bergère. 
Et vous, qui nous couvrez d'une feinte bonté 
Les projets inhumains de votre cruauté, 
Que ne me chassez-vous de votre souvenance? 
Hélas! je vieillirais sans aucune espérance,
Comme fait une fleur en un champ déserté,
Qui reste à la merci des rigueurs de l'été, 
Dont la vive fraîcheur, par le chaud assaillie, 
Se voit sèche et passée avant qu'être cueillie. 
Pourquoi m'ordonnez-vous, injustice des cieux, 
De borner mes désirs au sang de mes aïeux? 
Voulez-vous limiter en choses si petites
La puissance d'un Dieu qui n'a point de limites? 
Est-ce avecque raison que vous m'avez enjoint 
De donner mon amour à qui ne la veut point? »
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Monologue d'Alcidor

«  Ne saurais-je trouver un favorable port
Où me mettre à l'abri des tempêtes du sort? 
Faut-il que ma vieillesse, en tristesse féconde, 
Sans espoir de repos erre par tout le monde? 
Heureux qui vit en paix du lait de ses brebis, 
Et qui de leur toison voit filer ses habits;
Qui plaint de ses vieux ans les peines langoureuses, 
Où sa jeunesse a plaint les flammes amoureuses; 
Qui demeure chez lui comme en son élément, 
Sans connaître Paris que de nom seulement,
Et qui, bornant le monde aux bords de son domaine, 
Ne croit point d'autre mer que la Marne ou la Seine! 
En cet heureux état, les plus beaux de mes jours 
Dessus les rives d'Oise ont commencé leur cours. 
Soit que je prisse en main le soc ou la faucille, 
Le labeur de mes bras nourrissait ma famille; 
Et lorsque le soleil en achevant son tour 
Finissait mon travail en finissant le jour, 
Je trouvais mon foyer couronné de ma race; 
A peine bien souvent y pouvais-je avoir place 
L'un gisait au maillot, l'autre dans le berceau; 
Ma femme, en les baisant, dévidait son fuseau. 
Le temps s'y ménageait comme chose sacrée; 
Jamais l'oisiveté n'avait chez moi d'entrée. 
Aussi les Dieux alors bénissaient ma maison;
Toutes sortes de biens me venaient à foison.
Mais, hélas! ce bonheur fut de peu de durée; 
Aussitôt que ma femme eut sa vie expirée,

Tous mes petits enfants la suivirent de près,
Et moi, je restai seul, accablé de regrets,
De même qu'un vieux tronc, relique de l'orage,
Qui se voit dépouillé de branches et d'ombrage. 
Ma houlette en mes mains, inutile fardeau, 
Ne régit maintenant ni chèvre, ni troupeau... 
Voyant tant d'accidents m'arriver d'heure en heure,
Je cherche à me loger en une autre demeure, 
Pour voir si ce malheur, à ma fortune joint, 
En quittant mon pays ne me quittera point, 
Et si les champs où Marne à la Seine se croise
Me seront plus heureux que le rivage d'Oise. »
 

(H. de Racan).

Plusieurs morceaux et beaucoup de vers des Bergeries se signalent par les qualités poétiques qu'on y relève, bien que le disciple de Malherbe n'ait pu ni inventer un caractère, ni combiner un plan. Ses Bergeries sont loin d'avoir cette convenance idéale qui tient lieu de vérité dans le monde des Amadis à houlette et à rubans.

"L'analogie, dans une fiction, même sans vraisemblance, dit Géruzez, produit une espèce d'illusion pour le coeur et pour l'imagination qui peuvent s'y laisser prendre; mais lorsque cette analogie fait défaut, comme dans le drame pastoral de Racan, le coeur ne s'engage pas, car le poète n'étale qu'un spectacle pour les yeux, et ne peut donner à l'esprit, par le charme du style et l'expression de quelques sentiments vrais, qu'un plaisir littéraire. "
Ainsi, les personnages des Bergeries n'ont pas été des figures vivantes, des personnages réels; Arténice n'est pas devenue la rivale d'Astrée, et Alcidor n'a pas le charme et la gloire déchue de Céladon. Mais si Racan est souvent faux et
quelquefois maniéré en faisant parler des bergers de convention, il est éloquent et vrai quand il exprime les sentiments naturels qu'il avait éprouvés. Cette expression est harmonieuse, noble, touchante; son style revêt alors une mollesse gracieuse, une mélancolie douce, que Malherbe, son maître, n'avait pu lui communiquer; ses vers se lient facilement les uns aux autres. Il n'y manque que la précision des modèles de l'Antiquité.

Racan est vraiment poète en célébrant la vie des champs comparée, dans son bonheur paisible, aux agitations des courtisans de la fortune :

Le bien de la fortune est un bien périssable
Quand on bastit sur elle on bastit sur le sable; 
Plus on est eslevé, plus on court de dangers;
Les grands pins sont en butte aux coups de la tempeste, 
Et la rage des vents brise plustost le faiste
Des maisons de nos roys que des toits des bergers.
O bienheureux celuy qui peut de sa mémoire 
Effacer pour jamais ce vain espoir de gloire 
Dont l'inutile soin traverse nos plaisirs, 
Et qui, loin retiré de la foule importune, 
Vivant dans sa maison content de sa fortune, 
A selon son pouvoir mesuré ses désirs;

Il voit de toutes parts combler d'heur sa famille, 
La javelle à plein poing tomber sous la faucille, 
Le vendangeur ployer sous le faix des paniers, 
Et semble qu'à l'envy les fertiles montagnes, 
Les humides vallons et les grasses campagnes 
S'efforcent à remplir sa cave et ses greniers.

Voilà des sentiments justes, des images sensibles; voilà une scène de la vie rurale, et voilà de beaux vers. Ce ne sont pas les seuls que l'amour des champs et de la nature ait inspirés à Racan. Le cinquième acte des Bergeries nous fournit les strophes suivantes sur les vanités du monde et de l'ambition des hommes :
Que te sert de chercher les tempestes de Mars, 
Pour mourir tout en vie au milieu des hasards
Où la gloire te mène?

Cette mort qui promet un si digne loyer
N'est toujours que la mort qu'avecque moins de peine
On trouve en son foyer.

Que sert à ces galants ce pompeux appareil
Dont ils vont dans la lice éblouir le soleil
Des trésors du Pactole?

La gloire qui les suit après tant de travaux,
Se passe en moins de temps que la poudre qui vole
Du pied de leurs chevaux.

Cette fin est admirable. Les bons vers de Racan ont du nombre et quelquefois une élégance heureuse. 

On a remarqué que-ses expressions n'ont pas vieilli. Malherbe tourne mieux l'ode que Racan, mais Racan entend et construit l'hexamètre plus heureusement que Malherbe. Toutes les fois qu'il suit son maître ou l'école italienne, son talent s'éclipse ou s'égare; s'il s'abandonne à sa nature, ou s'il imite les poètes anciens à travers le voile des traductions, il est irréprochable. C'est d'après Virgile qu'il a fait, sans savoir le latin, quelques-uns de ses meilleurs vers :

Les ombres des costeaux s'allongent dans les plaines...

Le salut des vaincus est de n'en plus attendre..:

Si Racan n'est pas un poète dramatique, il est, sans contredit, le premier de tous les poètes français qui ait parlé la langue qui convient au théâtre. Avant Racine, il a écrit de belles périodes de vers, en donnant à l'hexamètre une harmonie, une ampleur, une noblesse que l'alexandrin n'avait pas. Il écrit sans effort, trouve naturellement le rythme, et passe du simple au sublime avec l'aisance de La Fontaine, qui l'admirait autant que Boileau.

Les Bergeries, publiées en 1625, et d'autres poésies qui les précédèrent ou les suivirent, ouvrirent à Racan les portes de l'Académie française. (PL).

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