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Athalie, de Racine

Athalie est une tragédie de Racine, en cinq actes, avec choeurs. Ce fut la dernière oeuvre dramatique de Racine, et ce fut aussi, certains critiques, son chef-d'oeuvre; Voltaire, jusque dans les dernières années de sa vie, la proclamait supérieure à tout ce qu'avaient produit de plus parfait en ce genre les Anciens et les Modernes. Quand le célèbre Lekain vint, à l'âge de dix-huit ans, chez Voltaire, pour faire devant lui l'essai de son jeune talent, il déclama la première scène d'Athalie; Voltaire écouta d'abord l'acteur, et bientôt, ne songeant plus qu'au poète, il s'écria avec transport : 
" Quel style! quelle poésie! Et toute la pièce est écrite de même! Ah! monsieur, quel homme que Racine! "
 Plus tard, quand il ne voulut plus voir dans Athalie qu'un sujet religieux, il parut changer d'avis, et il lui trouva des défauts.

Le sujet d'Athalie est tout entier dans la Bible. Racine n'a inventé que la mise en scène, qui est admirable, et le style, qui est toujours pur, toujours noble, souvent sublime. 

Athalie était fille d'Achab et de Jézabel, qui régnaient en Israël. Elle avait épousé Joram, roi de Juda. Son fils Ochosias, entraîné par elle dans l'idolâtrie, ne régna qu'un an et fut tué, avec tous les princes de la maison d'Achab, par Jéhu, que Dieu avait fait sacrer par ses prophètes pour être le ministre de ses vengeances. Athalie, irritée du massacre de sa famille, voulut exterminer celle de David; elle fit périr les enfants d'Ochosias, ses petits-fils et elle usurpa la couronne. Joas, encore au berceau, échappa seul au massacre, sauvé par Josabeth, femme du grand prêtre Joad et soeur du roi Ochosias, mais d'une autre mère qu'Athalie. L'enfant royal est élevé dans le temple par les soins du grand prêtre, sous le nom d'Eliacin; Joad et Josabeth connaissent seuls le secret de sa naissance; le moment est venu où l'impiété d'Athalie, portée à son comble, doit attirer sur sa tête la vengeance inexorable du Très-Haut, et Joad, plein d'une sainte confiance, découvre le précieux rejeton de David, qu'il avait tenu caché jusqu'alors avec tant de soin. Les seuls secours sur lesquels il a compté pour le succès de son entreprise sont ceux du ciel; Dieu est pour Joas; il met le trouble dans les esprits d'Athalie; la reine impie succombe, et l'enfant mystérieux monte sur le trône de ses pères.

La première scène se passe entre le grand prêtre Joad et Abner, officier de la cour, qui, tout en servant Athalie, est resté, dans son coeur, fidèle au vrai Dieu et au souvenir des anciens rois, dont il croit la lignée éteinte. Les grandes pensées, la majesté du style, la pureté de l'expression, rien ne manque à cette admirable exposition, qui mériterait d'être citée tout entière. C'est là qu'on lit ces quatre vers si connus :

Celui qui met un frein à la fureur des flots
Sait aussi des méchants arrêter les complots. 
Soumis avec respect à sa volonté sainte,
Je crains Dieu, cher Abner, et n'ai point d'autre crainte.
Et ceux-ci :
Je crains Dieu, dites-vous, sa vérité me touche. 
Voici comme ce Dieu vous répond par ma bouche 
Du zèle de ma loi que sert de vous parer? 
Par de stériles voeux pensez-vous m'honorer?
Quel fruit me revient-il de tous vos sacrifices?
Ai-je besoin du sang des boucs et des génisses? 
Le sang de vos rois crie et n'est point écouté. 
Rompez, rompez tout pacte avec l'impiété; 
Du milieu de mon peuple exterminez les crimes, 
Et vous viendrez alors m'immoler vos victimes.
Racine, on le sent, s'est approprié tout ce qu'il y a de grand dans le style de l'Ancien Testament, et il y a mêlé les charmes d'une élégance soutenue, d'un goût délicat, de la poésie la plus harmonieuse.

Dans la scène suivante, Joad annonce à Josabeth sa résolution de faire connaître Joas au peuple; il faut,  dit-il,

Il faut que sur le trône un roi soit élevé, 
Qui se souvienne un jour qu'au rang de ses ancêtres, 
Dieu l'a fait remonter par la main de ses prêtres, 
L'a tiré par leur main de l'oubli du tombeau, 
Et de David éteint rallumé le flambeau. 
Grand Dieu, si tu prévois qu'indigne de sa race
Il doive de David abandonner la trace, 
Qu'il soit comme le fruit en naissant arraché, 
Ou qu'un souffle ennemi dans sa fleur a séché! 
Mais si ce même enfant, à tes ordres docile, 
Doit être à tes desseins un instrument utile,  
Fais qu'au juste héritier le sceptre soit remis,
Livre en mes faibles mains ses puissants ennemis, 
Confonds dans ses conseils une reine cruelle 
Daigne, daigne, ô mon Dieu, sur Mathan et sur elle
Répandre cet esprit d'imprudence et d'erreur, 
De la chute des rois, funeste avant-coureur.
Au second acte, Athalie vient au temple, où Mathan lui a fait entendre que Joad tient caché un trésor dont elle veut s'emparer; elle entre au moment où le grand prêtre remplit ses fonctions de sacrificateur; Zacharie, fils de Joad et de Josabeth, raconte à sa mère la scène dont il vient d'être témoin.
... Dans un des parvis aux hommes réservé
Cette femme superbe entre, le front levé, 
Et se préparait même à passer les limites.
Le peuple s'épouvante et fuit de toutes parts.
Mon père... Ah! quel courroux animait ses regards! 
Moïse à Pharaon parut moins formidable.
" Reine, sors, a-t-il dit, de ce lieu redoutable,
D'où te bannit ton sexe et ton impiété. 
Viens-tu du Dieu vivant braver la majesté?"
La reine alors, sur lui jetant un oeil farouche,
Pour blasphémer sans doute ouvrait déjà la bouche.
J'ignore si de Dieu l'ange se dévoilant
Est venu lui montrer un glaive étincelant;
Mais sa langue en sa bouche à l'instant s'est glacée, 
Et toute son audace a paru terrassée;
Ses yeux, comme effrayés, n'osaient se détourner;
Surtout Eliacin paraissait l'étonner.
C'est dans la scène cinquième qu'on admire le fameux songe d'Athalie :
C'était pendant l'horreur d'une profonde nuit 
Ma mère Jézabel devant moi s'est montrée, 
Comme au jour de sa mort, pompeusement parée. 
Ses malheurs n'avaient point abattu sa fierté, 
Même elle avait encor cet éclat emprunté
Dont elle eut soin de peindre et d'orner son visage, 
Pour réparer des ans l'irréparable outrage.
"Tremble, m'a-t-elle dit, fille digne de moi;
Le cruel Dieu des Juifs l'emporte aussi sur toi.
Je te plains de tomber dans ses mains redoutables,
Ma fille. " En achevant ces mots épouvantables, 
Son ombre vers mon lit a paru se baisser;
Et moi, je lui tendais les mains pour l'embrasser.
Mais je n'ai plus trouvé qu'un horrible mélange 
D'os et de chair meurtris et traînés dans la fange, 
Des lambeaux pleins de sang et des membres affreux 
Que des chiens dévorants se disputaient entre eux. 
- Grand Dieu! - Dans ce désordre à mes yeux se présente 
Un jeune enfant couvert d'une robe éclatante,
Tel qu'on voit des Hébreux les prêtres revêtus. 
Sa vue a ranimé mes esprits abattus;
Mais lorsque, revenant de mon trouble funeste, 
J'admirais sa douceur, son air noble et modeste, 
J'ai senti tout à coup un homicide acier 
Que le traître en mon sein a plongé tout entier.
Cependant Athalie, qui a cru reconnaître dans le jeune Eliacin l'enfant qu'elle a vu dans son horrible songe, se le fait amener et veut l'interroger elle-même. Le poète, qui
tout à l'heure a su trouver les accents les plus propres à imprimer la terreur, va nous montrer l' enfance dans ce qu'elle a de plus aimable et de plus gracieux.
ATHALIE.
Comment vous nommez-vous?

JOAS.
J'ai nom Eliacin.

ATHALIE.
Votre père?

JOAS.
Je suis, dit-on, un orphelin,
Entre les bras de Dieu jeté dès ma naissance,
Et qui de mes parents n'eus jamais connaissance.

ATHALIE.
Vous êtes sans parents!

JOAS.
Ils m'ont abandonné.

ATHALIE.
Comment? et depuis quand?

JOAS.
Depuis que je suis né.

ATHALIE.
Ne sait-on pas au moins quel pays est le vôtre?

JOAS.
Ce temple est mon pays; je n'en connais point d'autre.

ATHALIE.
Où dit-on que le sort vous a fait rencontrer?

JOAS.
Parmi des loups cruels prêts à me dévorer.

ATHALIE.
Qui vous mit dans ce temple?

JOAS.
Une femme inconnue
Qui ne dit point son nom et qu'on n'a point revue.

ATHALIE.
Mais de vos premiers ans quelles mains ont pris soin?

JOAS.
Dieu laissa-t-il jamais ses enfants au besoin? 
Aux petits des oiseaux il donne leur pâture,
Et sa bonté s'étend sur toute la nature.
Tous les jours je l'invoque, et d'un soin paternel.
Il me nourrit des dons offerts sur son autel.

Joad et Josabeth veulent emmener l'enfant, mais Athalie s'y oppose.
 
ATHALIE.
Non, revenez. Quel est tous les jours votre emploi?

JOAS.
J'adore le Seigneur; on m'explique sa loi; 
Dans son livre divin on m'apprend à la lire, 
Et déjà de ma main je commence à l'écrire.

ATHALIE.
Que vous dit cette loi?

JOAS.
Que Dieu veut être aimé; 
Qu'il venge tôt ou tard son saint nom blasphémé; 
Qu'il est le défenseur de l'orphelin timide;  
Qu'il résiste au superbe, et punit l'homicide.

ATHALIE.
J'entends; mais tout ce peuple enfermé dans ce lieu, 
A quoi s'occupe-t-il?

JOAS.
Il loue, il bénit Dieu.

ATHALIE.
Dieu veut-il qu'à toute heure on prie, on le contemple?

JOAS.
Tout profane exercice est banni de son temple.

ATIIALIE.
Quels sont donc vos plaisirs?

JOAS.
Quelquefois, à l'autel,
Je présente au grand prêtre ou l'encens ou le sel; 
J'entends chanter de Dieu les grandeurs infinies; 
Je vois l'ordre pompeux de ses cérémonies.

Après cet interrogatoire, où les réponses de Joas n'ont dissipé qu'en partie les soupçons d'Athalie; il est rendu à ses parents adoptifs, et Joad l'embrasse en s'écriant-:
Que Dieu veille sur vous, enfant dont le courage 
Vient de rendre à son nom ce noble témoignage!
.............
Et nous, dont cette femme impie et meurtrière
A souillé les regards et troublé la prière,
Rentrons; et qu'un sang pur, par nos mains épanché, 
Lave jusque au marbre où ses pas ont touché.
Au troisième acte, l'ambitieux Mathan, qui a su nourrir habilement les sentiments de défiance inspirés à la reine contre Eliacin, par sa ressemblance avec l'enfant qu'elle avait vu en songe, est envoyé par elle vers Josabeth pour demander qui Eliacin soit remis entre ses mains. Ce prêtre apostat a dévoilé toute la noirceur de son âme dans un entretien avec Nabal, son confident; Josabeth  répond avec dignité aux propositions d'Athalie. Mais Joad , qui survient tandis qu'elle parle avec Mathan, laisse éclater son indignation dans ces vers empreints d'une sombre energie :
Où suis-je? de Baal ne vois-je pas le prêtre?
Quoi! fille de David, vous partez à ce trattre?
Vous souffrez qu'il vous parle! et vous ne craignez pas 
Que du fond de l'abîme entr'ouvert sous ses pas
Il ne sorte à l'instant des feux qui vous embrasent, 
Ou qu'en tombant sur lui ces murs ne vous écrasent?
Que veut-il? De quel front cet ennemi de Dieu 
Vient-il infecter l'air qu'on respire en ce lieu?
Et bientôt, il lance à Mathan cette foudroyante apostrophe :
Sors donc de devant moi, monstre d'impiété. 
De toutes tes horreurs, va, comble la mesure. 
Dieu s'apprête à te joindre à la race parjure, 
Abiron et Dathan, Doëg, Achitophel :
Les chiens à qui son bras a livré Jézabel, 
Attendant que sur toi sa fureur se déploie,
Déjà sont à ta porté et demandent leur proie.
Josabeth, effrayée du péril qui menace Joas voudrait le cacher, l'emmener au loin pour le soustraire aux poursuites d'Athalie. Mais Joad, inébranlable dans sa confiance en Dieu, ordonne de fermer le temple et de tout préparer pour le couronnement de Joas. Puis, tout à coup, saisi par l'esprit divin, il voit les malheurs de Jérusalem, le temple détruit, l'accomplissement de toutes les prophéties, et une Jérusalem nouvelle qui s'élève toute brillante de clartés, devant laquelle se prosternent tous les rois de la terre. Ce morceau est encore un de ceux où Racine s'est montré supérieur à lui-même, et Marmontel, qui ne lui rend pas toujours justice, a déclaré que " notre langue n'a rien, dans le genre-lyrique, qui puisse en approcher."

L'acte suivant est plein de majesté. Joad fait reconnaître Joas comme roi légitime, et comme on prévoit les efforts qui Athalie va faire pour le perdre, on se prépare à la résistance. Tous les lévites jurent de le défendre, en étendant les mains sur le livre sacré. Joad invite le jeune roi à jurer aussi, sur le même livre, qu'il sera toujours fidèle à la loi de Dieu, et il lui dit ces belles paroles :

O mon fils! de ce nom j'ose encor vous nommer, 
Souffrez cette tendresse, et pardonnez aux larmes 
Que m'arrachent pour vous de trop justes alarmes.
Loin du trône nourri, de ce fatal honneur, 
Hélas! vous ignorez le charme empoisonneur; 
De l'absolu pouvoir vous ignorez l'ivresse, 
Et des lâches flatteurs la voix enchanteresse. 
Bientôt ils vous diront que !es plus saintes lois, 
Maîtresses du vil peuple, obéissent aux rois; 
Qu'un roi n'a d'autre frein que sa volonté même; 
Qu'il doit immoler tout à sa grandeur suprême; 
Qu'aux larmes, au travail, le peuple est condamné,
Et d'un sceptre de fer veut être gouverné;
Que, s'il n'est opprimé, tôt ou tard il opprime. 
Ainsi, de piège en piège et d'abîme en abîme,
Corrompant de vos moeurs l'aimable pureté,
Ils vous feront enfin haïr la vérité,
Vous peindront la vertu sous une affreuse image.
Hélas! ils ont des rois égaré le plus sage. 
Promettez sur ce livre, et devant ces témoins; 
Que Dieu fera toujours le premier de vos soins; 
Que, sévère aux méchants, et des bons le refuge,
Entre le pauvre et vous, vous prendrez Dieu pour juge; 
Vous souvenant, mon fils, que, caché sous ce lin, 
Comme eux vous fûtes pauvre et comme eux orphelin.
Cependant Athalie, furieuse du refus qu'a fait Joad de lui livrer Eliacin, a résolu de détruire le temple, et elle le fait entourer par ses soldats. Mais comme elle est toujours persuadée qu'un riche trésor y est caché, elle craint que ce trésor ne lui soit ravi au milieu du pillage, et elle envoie Abner vers Joad pour lui proposer une dernière fois d'épargner le temple et les prêtres, à condition qu'on lui remettra tout à la fois le trésor et l'enfant. Joad répond qu'en effet il conserve un trésor qui vient de David; il consent à laisser entrer la reine, accompagnée de ses plus braves officiers, et promet de lui montrer alors ce trésor. Dès qu'elle est entrée, les lévites reçoivent l'ordre d'environner ce lieu sans se laisser voir, et l'un d'eux doit sonner de la trompette pour appeler tout le peuple au secours de son roi légitime. Tout réussit au gré de ses desseins; les défenseurs d'Athalie se dispersent en jetant leurs armes :
Femmes, vieillards, enfants, s'embrassant avec joie, 
Bénissent le Seigneur et celui qu'il envoie; 
Tous chantent de David le fils ressuscité; 
Baal est en horreur dans la sainte cité; 
De son temple profane on a brisé les portes; 
Mathan est égorgé...
Athalie, reconnaissant la puissance du Dieu des Juifs, se sent perdue; elle se retire en jetant sur Joas une dernière malédiction, où elle exhale toute sa haine et toute son impiété. Des lévites reçoivent l'ordre de la faire mourir hors de l'enceinte du temple, afin que le lieu saint ne soit pas profané par son sang.

Il n'y a pas un mot d'amour dans le magnifique ouvrage que nous venons d'analyser, et c'est déjà une chose bien rare qu'une belle tragédie sans amour. De plus il y a des choeurs, comme dans les tragédies antiques, ou plutôt il y a des choeurs que le poète a su rattacher à son sujet beaucoup mieux que ne le faisaient les tragiques grecs. Chez les Anciens, le choeur représentait la foule, et il y avait toujours quelque chose d'assez étrange à voir la foule venir jouer un rôle dans une action dont les personnages n'avaient aucun besoin d'elle. Dans Athalie, le choeur est composé de jeunes filles que Josabeth et Salomith, sa fille, associent à leurs sentiments; ces jeunes filles vivent dans le temple, elles sont les compagnes de Salomith; il est naturel qu'elles se réunissent pour s'entretenir d'événements qui les intéressent vivement, puisque leurs pères et leurs frères sont appelés à y prendre part. 

Athalie, comme Esther, avait été composée pour les jeunes pensionnaires de Saint-Cyr; mais elle ne fut pas représentée dans cet établissement. Racine était déjà moins en faveur; il y avait, d'ailleurs, dans sa pièce beaucoup de maximes dont pouvait s'offusquer un monarque jaloux de son pouvoir; les droits du peuple y sont affirmés avec trop d'indépendance, on y insiste sur la funeste in fluence des courtisans. Mme de Maintenon se contenta d'appeler à Versailles les demoiselles de Saint-Cyr, et de leur faire réciter les vers du poète dans une chambre, vêtues de l'uniforme modeste qu'elles portaient dans leur couvent. Athalie fut aussi représentée chez la duchesse de Bourgogne, en 1702 ; mais les courtisans, devant qui elle fut jouée, s'en montrèrent peu satisfaits. Racine lui-même, ébranlé par l'indifférence avec laquelle sa pièce était accueillie, ne l'estimait pas à sa juste valeur; et il la croyait inférieure à Phèdre. Boileau seul fut d'un avis contraire "On y reviendra, disait-il à Racine; je m'y connais, Athalie est votre chef-d'oeuvre. " L'opinion générale était si peu favorable à Athalie, que Fontenelle, qui pourtant ne manquait pas de goût, lança, dit-on, contre Racine l'épigramme suivante :

Gentilhomme extraordinaire,
Et suppôt de Lucifer,
Pour avoir fait pis qu'Esther 
Comment diable as-tu pu faire?
Nous avouons qu'il nous paraît difficile d'admettre que Fontenelle ait pu, même dans une épigramme et par amour de la rime, se per mettre d'appeler Racine un suppôt de Lucifer.

On trouve dans tous les traités de littérature une anecdote que nous allons rapporter, sans la garantir, et qui explique d'une manière assez curieuse le changement qui s'opéra dans l'opinion publique, assez longtemps après la mort de Racine. Quelques personnes, qui étaient allées à la campagne pour y passer la belle saison, s'amusaient un soir à ce qu'on appelle les jeux innocents. Un jeune homme se trouvant en faute dut subir une punition; on délibéra sur le châtiment à infliger, et on n'en trouva pas de plus dur que de le condamner à lire le premier acte d'Athalie. Le coupable eut beau se récrier contre un arrêt si cruel, on fut inexorable. Il se retira donc à l'écart, prit en tremblant la fatale tragédie, commença la lecture et fut bientôt saisi d'admiration, au point qu'il ne quitta le volume qu'après avoir lu les cinq actes tout entiers. Il fit connaître l'impression qu'il venait d'éprouver; on l'engagea pour le lendemain à faire une lecture à haute voix, afin que tout le monde pût contrôler son jugement. C'était un lecteur habile; il sut communiquer à tous l'enthousiasme qu'il éprouvait lui-même, et, dans ce petit comité, Athalie fut, pour la première fois, proclamée une oeuvre admirable. Le fait fut raconté, il parut d'abord incroyable; cependant on voulut lire et juger par soi-même : de là vint, dit-on, le revirement qui bientôt changea en admiration générale l'indifférence glaciale du public. En 1716, le régent, voulant soumettre ce mouvement de l'opinion à une épreuve décisive, donna l'ordre de jouer Athalie. Les représentations furent applaudies avec transport; et, depuis cette époque, le chef-d'oeuvre de Racine est resté  en possession de la scène.  (PL).

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