.
-

Le réalisme spéculatif

Le rĂ©alisme spĂ©culatif est un courant philosophique contemporain, qui reprĂ©sente une Ă©volution du rĂ©alisme proprement dit, dans lequel  il incorpore les idĂ©es de pluralisme ontologique et la recherche du dĂ©passement des limites de l'anthropocentrisme. Il s'inspire aussi de diverses autres traditions philosophiques (idĂ©alisme, matĂ©rialisme, phĂ©nomĂ©nologie, philosophie analytique).

Le rĂ©alisme spĂ©culatif s'emploie Ă  dĂ©velopper une ontologie, qu'il appelle ontologie robuste, qui considère que la rĂ©alitĂ© est composĂ©e d'une pluralitĂ© d'entitĂ©s ou d'objets ayant  ses propres propriĂ©tĂ©s et modes d'existence indĂ©pendamment  de notre perception ou de notre connaissance. Ces objets peuvent ĂŞtre physiques,  concrets (comme les atomes, les zèbres, les chaises, ou les galaxies) ou abstraites (comme les idĂ©es ou les concepts). 

Outre l'Ă©tude des objets eux-mĂŞmes, le rĂ©alisme spĂ©culatif s'intĂ©resse aux relations entre les objets et comment ces relations contribuent Ă  la structure et Ă  la dynamique du monde. Le rĂ©alisme spĂ©culatif postule que si les profondeurs ontologiques de la rĂ©alitĂ© ne sont pas accessibles par nos sens, elles peuvent toutefois ĂŞtre apprĂ©hendĂ©es par la pensĂ©e spĂ©culative. A cette fin, des concepts tels que l'objectalitĂ© ou la contingence absolue ont Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ©s. 

Ce mouvement n'est pas une école unique et homogène, mais plutôt une constellation de positions distinctes, souvent représentées par quatre figures principales qui ont participé au séminaire fondateur à Goldsmiths College en 2007 : Quentin Meillassoux, Graham Harman, Iain Hamilton Grant et Ray Brassier. Ces penseurs partagent le rejet du corrélationnisme et l'affirmation d'une réalité indépendante de l'humain, mais ils divergent significativement dans leurs méthodes (spéculation mathématique, métaphysique des objets, philosophie de la nature, critique radicale) et dans les aspects de cette réalité qu'ils privilégient (contingence radicale, objets retirés, puissance naturelle, insignifiance cosmique). D'autres figures comme Levi Bryant (avec son "corps sans organe social"), Ian Bogost, Manuel DeLanda ou Eugene Thacker (avec la "philosophie de l'horreur") sont parfois associées au mouvement.

• Quentin Meillassoux  est l'auteur de Après la finitude, Essai sur la nĂ©cessitĂ© de la contingence (2006), oĂą il dĂ©finit le corrĂ©lationnisme  (auquel il s'oppose) et propose des arguments pour un rĂ©alisme spĂ©culatif basĂ© sur une contingence radicale. Il dĂ©veloppe ce qu'il appelle une "philosophie spĂ©culative". Son argument principal repose sur le concept d'ancestralitĂ©, c'est-Ă -dire la capacitĂ© Ă  connaĂ®tre des Ă©vĂ©nements scientifiques (comme la formation de la Terre) qui sont manifestement antĂ©rieurs Ă  toute existence humaine. Il soutient que le corrĂ©lationniste ne peut rendre compte de manière satisfaisante de la connaissance de tels faits. Pour Meillassoux, la voie d'accès au rĂ©el en soi passe par les mathĂ©matiques et l'affirmation d'une contingence radicale : l'existence est sans raison suffisante et tout pourrait ĂŞtre autrement. Cela ouvre, selon lui, Ă  une idĂ©e du Divin non pas comme un ĂŞtre nĂ©cessaire, mais comme une possibilitĂ© hypothĂ©tique rĂ©sidant dans la contingence ultime.

• Graham Harman, l'un des fondateurs du  rĂ©alisme spĂ©culatif, est le principal thĂ©oricien de l'ontologie orientĂ©e objet (OOO). Pour Harman, l'erreur du corrĂ©lationnisme est de privilĂ©gier la relation pensĂ©e-ĂŞtre alors que toutes les relations (entre objets humains, entre objets non-humains, entre humains et non-humains) sont problĂ©matiques. Il propose une mĂ©taphysique oĂą tout est un objet, qu'il soit physique, abstrait, rĂ©el ou fictionnel. Sa thèse centrale est que les objets se retirent (withdraw) de l'accès, que ce soit l'accès sensoriel, conceptuel ou mĂŞme l'interaction causale entre objets. La rĂ©alitĂ© est un vaste cosmos d'objets retirĂ©s interagissant indirectement. L'OOO s'oppose Ă  la tendance Ă  rĂ©duire les objets soit Ă  leurs composants matĂ©riels (undermining), soit Ă  leurs effets ou relations (overmining).

• Iain Hamilton Grant s'inscrit dans une tradition de la philosophie de la nature, s'inspirant notamment de Schelling et de la philosophie post-kantienne non-corrélationniste. Son travail vise à réactiver une cosmologie et une ontologie de la nature qui ne soit pas subordonnée à la pensée humaine. Il s'intéresse aux processus naturels, à la géologie, à la physique et à la puissance productive de la nature elle-même, cherchant à penser une réalité naturelle qui existe et se développe indépendamment de toute perception ou conceptualisation humaine.

• Ray Brassier est reconnu pour son travail sur l'ontologie, la philosophie de l'esprit et la philosophie de la science. Il est souvent considéré comme plus pessimiste ou nihiliste que les quatre précédents, bien qu'il récuse ces étiquettes simplificatrices. Son travail, influencé par des penseurs comme Alain Badiou et le matérialisme éliminatif, critique radicalement le corrélationnisme pour son anthropocentrisme excessif. Il insiste sur l'idée que la science nous révèle un cosmos indifférent et que la conscience humaine n'a aucune position privilégiée ou fondatrice. Plutôt que de construire une nouvelle ontologie positive détaillée comme Harman, le travail de Brassier vise souvent à pulvériser l'illusion corrélationniste et à accepter la désolation ou l'extinction comme une vérité sur la place de l'homme dans le réel.
• Levi Bryant, lui aussi l'un des premiers penseurs du réalisme spéculatif, met en avant l'idée d'un pluralisme ontologique et d'une réalité composée d'entités diverses.

• Ian Bogost  a contribuĂ© Ă  la popularisation du matĂ©rialisme spĂ©culatif (une variante du rĂ©alisme spĂ©culatif) dans le domaine des Ă©tudes mĂ©diatiques. Il met en avant l'idĂ©e d'une ontologie plate qui accorde une importance Ă©gale aux entitĂ©s matĂ©rielles et immatĂ©rielles.

• Manuel DeLanda a développé des idées liées au matérialisme, à la complexité et aux structures émergentes dans son ouvrage A New Philosophy of Society : assemblage theory and social complexity (2006).
-

Réalisme spéculatif et lois de la physique

Le réalisme spéculatif (et de ses courants apparentés comme le matérialisme spéculatif) se développe en réaction contre ce qu'il nomme le corrélationnisme, qui est l'idée selon laquelle nous n'avons jamais accès à la réalité en soi, mais seulement à la corrélation entre la pensée et l'être, ou entre le sujet et l'objet. Autrement dit, la réalité nous est toujours donnée pour une conscience, et nous ne pouvons pas penser un monde qui existerait indépendamment de toute relation à un sujet percevant ou pensant.

Le réalisme spéculatif vise précisément à affirmer la possibilité de penser et d'accéder à un réel indépendant de la pensée humaine. C'est dans ce cadre que se pose la question du statut des lois de la physique. La physique est habituellement considérée comme la science par excellence décrivant le monde "objectif" : les lois de la physique (énoncés scientifiques sur la réalité) s'identifient alors aux lois de la nature (la nécessité inhérente à la réalité). Cependant, dans une perspective corrélationniste, même les lois de la physique seraient vues comme des structures qui organisent notre expérience du monde, plutôt que comme des propriétés intrinsèques de la réalité en soi, existant indépendamment de toute conscience.

Le réalisme spéculatif, en voulant dépasser le corrélationnisme, doit donc réévaluer le statut de ces lois. Les différentes figures du réalisme spéculatif ont des approches distinctes, mais une tendance majeure, particulièrement marquée chez Quentin Meillassoux, consiste à considérer les lois de la nature non pas comme nécessaires, mais comme foncièrement contingentes.

Pour Meillassoux, le défi du corrélationnisme est mis en lumière par l'existence de ce qu'il appelle le fossile ancestral : les données scientifiques (comme celles de la cosmologie, de la géologie, de la paléontologie) décrivent des événements qui se sont produits bien avant l'apparition de la vie et de la conscience humaines (le big bang, la formation de la Terre, l'apparition des premières cellules, etc.). Ces descriptions scientifiques prétendent décrire un monde tel qu'il était en soi, indépendamment de toute relation à un sujet. Si le corrélationnisme était vrai, un tel accès serait impossible, ou alors les affirmations scientifiques sur ces époques lointaines ne décriraient que la façon dont ces événements nous apparaissent aujourd'hui, ce qui semble contredire la prétention de la science à décrire le passé tel qu'il fut.

Meillassoux prend acte de la possibilité de penser et de décrire (via la science) un monde ancestral indépendant de la pensée. Mais quel est le statut des lois qui régissaient ce monde? La science postule que les lois de la nature étaient les mêmes qu'aujourd'hui. Cependant, Meillassoux refuse de leur accorder un statut de nécessité métaphysique. Pour lui, les lois de la nature ne sont que des faits contingents, des régularités que nous observons, mais qui ne sont pas fondées sur une raison ou une nécessité absolue. Il n'y a aucune raison nécessaire pour laquelle la gravitation devrait obéir à une loi en carré inverse, ou pour laquelle la vitesse de la lumière devrait être constante. Ces lois sont, mais elles pourraient ne pas être. Elles pourraient même changer à l'avenir.

Cette thèse de la contingence radicale des lois de la nature est centrale pour Meillassoux. La seule nécessité qu'il concède est celle de la contingence elle-même, ou ce qu'il appelle l'hyper-chaos : l'idée que tout peut arriver, que les lois de la physique sont à la merci d'un changement radical et sans raison. L'univers n'est pas régi par des règles éternelles et immuables, mais par des régularités factuelles qui n'ont aucune garantie métaphysique de persister. Les lois de la physique sont donc vues comme des descriptions empiriques (et donc faillibles et potentiellement modifiables par la découverte scientifique) de régularités actuelles de la matière, mais sans fondement nécessaire dans la nature de l'être.

D'autres réalistes spéculatifs abordent la question différemment. Par exemple, Graham Harman, fondateur de l'Ontologie Orientée Objets (OOO), considère que la réalité est composée d'objets retirés qui ne sont jamais totalement accessibles (que ce soit pour une autre chose ou pour une conscience). Les lois de la physique pourraient alors être vues comme décrivant les relations entre les aspects des objets qui entrent en contact ou qui se manifestent, mais sans jamais épuiser la réalité retirée de ces objets eux-mêmes. Les lois sont réelles et opérantes, mais elles ne définissent pas l'être profond des entités.

Iain Hamilton Grant, qui développe un matérialisme inspiré de la philosophie de la nature, voit souvent les lois de la nature non pas comme des règles externes imposées à la matière, mais comme des expressions ou des produits de la puissance générative et dynamique de la matière elle-même. Les lois seraient ainsi inhérentes au processus matériel en évolution, plutôt que des cadres fixes préexistants.

Ray Brassier, dans sa critique du corrélationnisme, tend à prendre au sérieux les descriptions scientifiques du réel, y compris celles de la physique. Bien qu'il mette l'accent sur le caractère potentiellement inhospitalier et sans signification du réel ainsi décrit (un nihilisme non pas existentiel mais "philosophique" ou "éliminativiste"), il pourrait être interprété comme accordant aux lois de la physique un statut de description fiable (la plus fiable que nous ayons) du réel objectif, même si ce réel n'est pas fondé sur un sens ou une finalité.

.


Dictionnaire Idées et méthodes
A B C D E F G H I J K L M N O P Q R S T U V W X Y Z
[Aide][Recherche sur Internet]

© Serge Jodra, 2025. - Reproduction interdite.