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L'énergie sombre

L'énergie sombre est l'un des concepts les plus énigmatiques de la cosmologie contemporaine. On ne sait pas exactement ce qu'elle est. Son existence n'est révélée que par le constat de l'accélération de l'expansion de l'univers dont elle est vue comme la cause. L'énergie sombre est considérée comme une forme d'énergie (ou une propriété de l'espace-temps) qui est répartie uniformément dans l'univers et qui contre les effets à grande echelle de la gravitation. Comprendre l'énergie sombre est essentiel non seulement pour une image complète de notre univers, mais aussi pour prédire son destin ultime : une expansion accélérée indéfinie conduisant à un univers froid et vide (la mort thermique), ou d'autres scénarios plus exotiques dépendants de la nature profonde de cette composante dominante de l'univers. 

Cette découverte capitale a été faite à la fin des années 1990 par l'étude de supernovae de type Ia. Ces explosions stellaires très lumineuses servent de chandelles standard : parce qu'elles ont à peu près la même luminosité intrinsèque, leur luminosité apparente observée depuis la Terre permet de mesurer leur distance. En combinant ces mesures de distance avec les vitesses de récession (mesurées par le décalage spectral vers le rouge dû à l'expansion de l'espace), les cosmologistes peuvent reconstruire l'histoire de l'expansion de l'univers. Les équipes de Saul Perlmutter, Brian Schmidt et Adam Riess, qui ont reçu le prix Nobel de physique en 2011 pour ces travaux, ont constaté que les supernovae lointaines (donc vues quand l'univers était plus jeune) étaient moins rapides dans leur éloignement qu'elles ne l'auraient été si l'expansion ralentissait. Cela a conduit à la conclusion inattendue que l'expansion de l'univers a commencé à s'accélérer il y a environ 5 milliards d'années.

Pour expliquer cette accélération, les physiciens ont postulé l'existence d'une forme d'énergie qui exerce une pression négative. Contrairement à la matière et au rayonnement qui créent une gravité attractive et tendent à freiner l'expansion, cette pression négative de l'énergie sombre génère une force répulsive à très grande échelle qui pousse l'espace à s'étirer. Cette force répulsive devient dominante lorsque l'univers est suffisamment dilué, expliquant pourquoi l'accélération a commencé relativement tard dans l'histoire cosmique (avant cela, la gravitation de la matière était plus importante et ralentissait l'expansion).

Les données cosmologiques actuelles, provenant notamment du fond diffus cosmologique (le rayonnement fossile du big bang) mesuré par des satellites comme WMAP et Planck, confirment l'existence de l'énergie sombre et permettent d'estimer sa contribution à la densité totale d'énergie de l'univers. Selon le modèle cosmologique standard (modèle Lambda-CDM), l'énergie sombre représente environ 68 % de la densité d'énergie-masse totale de l'univers. La matière sombre (une autre composante mystérieuse qui interagit gravitationnellement mais pas avec la lumière) en constitue environ 27 %, et la matière ordinaire (tout ce que nous connaissons : atomes, étoiles, galaxies) seulement environ 5 %. L'énergie sombre est donc le composant dominant de l'univers à l'heure actuelle.

La nature exacte de l'énergie sombre est la grande question non résolue. Pour expliquer cette accélération, les physiciens ont besoin d'une composante de l'univers qui possède une pression négative, s'opposant ainsi à l'attraction gravitationnelle habituelle et agissant comme une sorte de force répulsive à grande échelle. Voici quelques hypothèses candidates pour expliquer cette nature :

La constante cosmologique (Λ). - L'hypothèse la plus simple et actuellement le Modèle standard est celle de la constante cosmologique, ordinairement désignée par la lettre grecque Lambda (Λ). Cette idée remonte à Albert Einstein lui-même, qui l'avait initialement introduite dans ses équations de la relativité générale pour obtenir un modèle d'univers statique (avant que l'expansion ne soit découverte). Dans le contexte de l'énergie sombre, la constante cosmologique est interprétée comme une énergie intrinsèque de l'espace vide lui-même, l'énergie du vide quantique. Selon la théorie quantique des champs, même le vide n'est pas vide mais est rempli de fluctuations éphémères de paires particule-antiparticule. Ces fluctuations confèrent à l'espace vide une densité d'énergie non nulle. La propriété essentielle d'une constante cosmologique est que sa densité d'énergie (énergie par unité de volume) reste constante au fur et à mesure que l'univers s'étend. À mesure que le volume de l'univers augmente, la quantité totale d'énergie associée à Λ augmente proportionnellement, maintenant ainsi une densité d'énergie uniforme partout et à tout moment. D'après la relativité générale, cette énergie constante du vide est équivalente à une pression négative, précisément égale à l'opposé de sa densité d'énergie multipliée par c² (p = -ρc²). C'est cette pression négative constante qui pousserait l'espace à s'étirer, provoquant l'accélération de l'expansion observée. L'attrait majeur de cette hypothèse est sa simplicité : il s'ffit d'un simple terme constant ajouté aux équations fondamentales de la gravitation, et elle s'accorde remarquablement bien avec l'ensemble des données observationnelles actuelles (supernovae, fond diffus cosmologique, grandes structures). Cependant, l'hypothèse de la constante cosmologique fait face à des défis théoriques majeurs. Le problème principal est celui de sa valeur : les calculs basés sur la théorie quantique des champs prédisent une densité d'énergie du vide qui est d'un facteur 10120 plus grande que la valeur observée déduite des observations cosmologiques. C'est un écart théorique colossal, le plus grand de toute la physique. On évoque aussi le "problème de la coïncidence" : pourquoi la densité d'énergie de la constante cosmologique, qui est fixe, est-elle du même ordre de grandeur que la densité d'énergie de la matière (qui diminue avec l'expansion) précisément à l'époque actuelle de l'univers? Dans le passé lointain, la matière dominait largement; dans un futur lointain, Λ dominera. Vivons-nous par hasard à un moment de transition?

Les champs scalaires dynamiques. - Plutôt qu'une énergie constante du vide, l'énergie sombre pourrait être une forme d'énergie associée à un champ physique hypothétique qui remplirait l'univers et dont la densité d'énergie et la pression pourait évoluer dans le temps et potentiellement dans l'espace. Les modèles les plus simples de ce type sont en appellent à un type de champ appelé quintessence. Un champ scalaire est le type de champ le plus simple, caractérisé par une valeur unique en chaque point de l'espace-temps (comme la température ou la pression d'un fluide, mais c'est un champ fondamental). L'énergie de ce champ est composée de son énergie potentielle (analogue à l'énergie de position d'une balle sur une pente) et de son énergie cinétique (liée à la façon dont la valeur du champ change dans l'espace et le temps). Pour que le champ agisse comme de l'énergie sombre accélératrice, sa pression doit être négative, ce qui se produit lorsque son énergie potentielle domine son énergie cinétique. Dans les modèles de quintessence, on imagine un champ qui "roule" très lentement sur un potentiel d'énergie. Cette lente évolution fait que l'énergie potentielle reste significativement supérieure à l'énergie cinétique, maintenant ainsi une pression négative. L'attrait des modèles de champs scalaires dynamiques est qu'ils sont plus flexibles que la constante cosmologique. Leur densité d'énergie n'est pas nécessairement constante, ce qui pourrait potentiellement offrir une explication dynamique (bien que souvent complexe) au problème de la coïncidence, en supposant que le champ est "réveillé" ou commence à dominer l'énergie de l'univers à peu près à l'époque actuelle. De plus, les champs scalaires sont présents dans de nombreuses théories de physique des particules (comme le champ de Higgs, ou les champs prédits par les théories de grande unification ou les théories des cordes), ce qui pourrait relier l'énergie sombre à d'autres aspects fondamentaux de la physique. Cependant, cette flexibilité est aussi un inconvénient : il existe une infinité de fonctions de potentiel possibles pour le champ scalaire, chacune menant à un comportement différent de l'énergie sombre, sans principe directeur clair pour choisir la bonne. Ces modèles sont également plus complexes que la simple constante Λ. Surtout, il n'existe à ce jour aucune preuve directe de l'existence d'un tel champ cosmologique responsable de l'énergie sombre.

La distinction centrale entre ces deux familles d'hypothèses, on l'a vu, réside dans le fait que la constante cosmologique est statique et immuable, une propriété de l'espace vide, alors que les champs scalaires sont dynamiques, leur énergie et leur pression pouvant varier au fil du temps. Cela se traduit par leur "équation d'état", notée w, définie par le rapport pression sur densité d'énergie (p = w .ρc²). Pour une constante cosmologique, w est toujours exactement -1. Pour un champ scalaire dynamique, w peut être supérieur à -1 (et potentiellement varier dans le temps, tout en restant généralement >= -1 pour les modèles simples). Les observations cosmologiques actuelles sont très bien expliquées par un modèle avec w = -1, ce qui favorise la simple constante cosmologique. Cependant, les incertitudes observationnelles actuelles laissent encore la place à des modèles où w est très proche de -1 mais varie légèrement. Les futures expériences cosmologiques de grande envergure visent à mesurer l'équation d'état de l'énergie sombre (w) avec une précision accrue et à vérifier si cette valeur est exactement -1 et constante dans le temps, ou si elle s'en écarte, ce qui indiquerait une nature dynamique de l'énergie sombre, potentiellement due à un champ scalaire. En attendant, bien que les champs scalaires offrent des possibilités théoriques riches, la constante cosmologique reste l'hypothèse la plus parcimonieuse et la mieux supportée par les données actuelles pour expliquer la nature de l'énergie sombre et l'accélération de l'expansion de l'univers.

Deux autres  grandes classes d'hypothèses émergent aussi pour aborder ces problèmes et potentiellement expliquer l'énergie sombre : les hypothèses de gravitation modifiée et les hypothèses d'énergie sombre en interaction.

La gravitation modifiée. - L'hypothèse de la gravitation modifiée propose que la théorie de la relativité générale d'Einstein, bien que testée avec succès à des échelles du système solaire, pourrait ne pas être valide ou complète à des échelles cosmologiques ou pour de très faibles courbures de l'espace-temps (ou de très faibles accélérations). Selon cette idée, il n'y aurait pas besoin d'ajouter une nouvelle forme d'énergie ou de matière (l'énergie sombre) au contenu de l'Univers. L'accélération observée serait plutôt une manifestation du comportement de la gravitation elle-même, qui différerait de celui prédit par la relativité générale sur de grandes distances. Autrement dit, on modifierait le "côté gauche" des équations d'Einstein (qui décrit la géométrie de l'espace-temps et la gravitation) plutôt que d'ajouter un terme au "côté droit" (qui décrit le contenu énergie-matière de l'Univers). Diverses théories de gravitation modifiée ont été proposées, comme les théories f(R) (où le terme décrivant la gravitation dans l'action d'Einstein est remplacé par une fonction arbitraire du scalaire de Ricci R), les théories tenseur-scalaire (qui introduisent un champ scalaire qui couple à la courbure, modifiant ainsi la force de la gravitation) ou les théories plus générales comme les théories de Horndeski. Le but de ces théories est de faire en sorte que la dynamique de l'espace-temps à grande échelle conduise naturellement à une expansion accélérée sans invoquer une énergie sombre. Par exemple, dans certaines théories f(R), des termes supplémentaires dans les équations de champ peuvent agir comme une densité d'énergie effective qui imite l'effet d'une constante cosmologique. Ces modèles doivent cependant relever des défis majeurs, notamment réussir à passer les tests de la gravitation dans le Système solaire (ce qui nécessite souvent des "mécanismes d'écran" pour masquer la modification dans les environnements denses) et reproduire correctement les observations cosmologiques, en particulier la formation des grandes structures de l'Univers.

L'énergie sombre en interaction. - L'hypothèse de l'énergie sombre en interaction part du principe que l'énergie sombre existe bien en tant que composant distinct de l'Univers (elle pourrait être une constante cosmologique ou un champ scalaire dynamique comme la quintessence, par exemple), mais qu'elle n'est pas gravitationnellement isolée du reste de la matière et de l'énergie. Contrairement au modèle ΛCDM standard où l'énergie sombre n'interagit significativement avec la matière sombre et la matière baryonique que par la gravitation, l'hypothèse de l'interaction postule une forme de couplage non-gravitationnel entre l'énergie sombre et la matière, le plus souvent la matière sombre (car elle est la composante majoritaire après l'énergie sombre et ses propriétés sont également largement inconnues, facilitant l'ajout d'interactions spéculatives). Cette interaction se traduit par un transfert d'énergie et/ou d'impulsion entre l'énergie sombre et la matière sombre. Au niveau des équations cosmologiques décrivant l'évolution des densités d'énergie, cela se manifeste par l'apparition de termes dits de couplage dans les équations de continuité de chaque composante. Par exemple, si l'énergie sombre se désintègre en matière sombre, sa densité diminue plus vite que par la seule expansion de l'Univers, tandis que la densité de matière sombre augmente. Inversement, si la matière sombre transfère de l'énergie à l'énergie sombre, cela peut ralentir la diminution de la densité d'énergie sombre due à l'expansion ou même l'augmenter dans certains scénarios. Ce couplage peut avoir plusieurs conséquences importantes : il modifie l'histoire de l'expansion de l'Univers, et surtout, il influence la croissance des perturbations de densité qui mènent à la formation des galaxies et des amas de galaxies. L'idée est que cette interaction dynamique pourrait potentiellement aider à résoudre le problème de la coïncidence en établissant un lien entre les densités d'énergie sombre et de matière sombre au cours du temps. Par exemple, certains modèles d'interaction peuvent créer un état d'équilibre ou de "tracking" où le rapport des densités reste proche de l'unité sur une longue période. De plus, en modifiant la croissance des structures, ces modèles pourraient potentiellement atténuer certaines tensions observées entre le modèle ΛCDM et les données sur la distribution de la matière à différentes échelles. Cependant, les modèles d'énergie sombre en interaction doivent être soigneusement construits pour éviter des instabilités physiques (comme des modes fantômes ou l'effondrement) et surtout, ils sont soumis à des contraintes observationnelles très fortes, en particulier celles provenant du fond diffus cosmologique et de la formation des grandes structures, qui limitent sévèrement la force et la nature possibles d'un tel couplage. L'absence de détection directe d'une interaction non-gravitationnelle de l'énergie sombre avec la matière rend également ces modèles plus spéculatifs.

La recherche sur l'énergie sombre est un domaine très actif de l'astrophysique et de la physique. De nombreux projets d'observation sont en cours ou en préparation, tels que la mission spatiale Euclid de l'ESA ou les futurs grands sondages terrestres, visant à mesurer avec encore plus de précision l'histoire de l'expansion de l'univers, la croissance des structures cosmiques, et d'autres phénomènes afin de mieux cerner la nature de cette énergie mystérieuse et de distinguer entre les différentes théories candidates. 
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