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Abou-Bekr Mohammed
ben-Abdal-Mélik Ibn Tofaïl al-Kéisi est un des philosophes
les plus remarquables parmi les Arabes d'Espagne,
naquit, probablement dans les premières années du XIIe
siècle, à Wadi-Yâsch, petite ville d'Andalousie
(Guadix). Disciple de l'illustre Ibn Bâdja, il se rendit célèbre comme
médecin, mathématicien, philosophe et poète, et fut en grand honneur
à la cour des Almohades. Il était attaché,
comme vizir et médecin, à la personne d'Abou Yaakoub Yousouf second roi
de cette dynastie (qui régnait de 1163 à 1184), et ce souverain l'honorait
de son intimité. Selon Ibn al-Khatîb, le célèbre historien de Grenade
(du XIVe siècle), Tofaïl aurait professé
la médecine dans cette ville et
aurait écrit deux volumes sur cette science; le même auteur cite plusieurs
de ses poèmes.
Un autre historien du XIIIe siècle, Abd al-Wâhid, du Maroc, qui avait connu le fils de Tofaïl, rapporte quelques détails curieux sur la liaison qui existait entre notre philosophe et le roi Yousouf, et atteste avoir vu de lui des ouvrages sur plusieurs branches de la philosophie, et, notamment, le manuscrit autographe d'un traité sur l'âme. Tofaïl profita de son intimité avec le roi Yousouf pour attirer à la cour les savants les plus illustres, et ce fut lui qui présenta au roi le célèbre Averroès. Le roi ayant un jour exprimé le désir qu'un savant versé dans les oeuvres d'Aristote en présentât une analyse raisonnée et claire, Tofaïl engagea Averroès à entreprendre ce travail, ajoutant que son âge avancé et ses nombreuses occupations l'empêchaient de s'en charger lui-même. Averroès y consentit, et composa les Analyses que nous possédons encore. Tofaïl mourut à Maroc en 1185; le roi Yaakoub, surnommé Al-Mansour, qui était monté sur le trône l'année précédente, assista à ses funérailles. Tel est le petit nombre de détails authentiques que nous avons pu recueillir sur la vie de Tofaïl, et que nous substituons aux fables de Léon Africain, reproduites par Brucker (Historia critica philosophiae, t. III, p. 95 et suiv.). Quant aux ouvrages d'Ibn-Tofaïl, il ne nous en reste qu'un seul dont nous parlerons tout à l'heure. Outre les écrits déjà mentionnés plus haut, Casiri (Biblioth. Arab. Hisp. Escur., t. l, p. 203) parle d'un ouvrage intitulé : Mystères de la sagesse orientale, qui est peut-être identique avec le traité de l'âme ou avec le traité de philosophie dont nous parlerons. Ibn Abi-Océibia, dans la Vie d'Averroès, parle d'écrits échangés entre celui-ci et Tofaïl, sur divers sujets de médecine. Averroès lui-même, dans son commentaire moyen sur le Traité des météores (liv. II), en parlant des zones de la Terre et des lieux habitables et non habitables, cite un traité que son ami Tofaïl avait composé sur cette matière. Dans son commentaire moyen sur la métaphysique (liv. XII), Averroès, en attaquant les hypothèses de Ptolémée relatives aux excentriques et aux épicycles, dit que Tofaïl possédait, sur cette matière, d'excellentes théories dont on pourrait tirer grand profit : ce qui prouve que Tofaïl avait fait des études profondes sur l'astronomie de son temps. C'est dans le même sens qu'Abou Ishâk al-Bitrôdji (Alpetragius) parle de son maître Tofaïl; dans l'introduction de son Traité d'astronomie, où il cherche à substituer d'autres hypothèses à celles de Ptolémée, il s'exprime ainsi : « Tu sais, mon frère, que l'illustre cadi Abou Beck Ibn Tofaïl nous disait qu'il avait trouvé un système astronomique et des principes pour ces différents mouvements, autres que les principes qu'a posés Ptolémée, et sans admettre ni excentrique ni épicycle; et avec ce système, disait-il, tous ces mouvements sont avérés, et il n'en résulte rien de faux. Il avait aussi promis d'écrire là -dessus, et son rang élevé dans la science est connu. »Mais l'ouvrage qui a illustré parmi nous le nom de Tofaïl est un traité où la philosophie de l'époque est présentée sous une forme nouvelle et originale, et qu'on a qualifiée de Roman philosophique. Tofaïl, à ce qu'il paraît, appartenait à cette classe de philosophes contemplatifs que les Arabes désignaient par le nom d'Ischrâkiyyîm, ou partisans d'une certaine philosophie orientale; il cherchait à résoudre, à sa manière, un problème qui préoccupait beaucoup les philosophes musulmans, celui de la conjonction ou de l'union de l'humain avec l'intellect actif et avec Dieu. Peu satisfait de la solution de Ghazâli, qui n'a d'autre base qu'une certaine exaltation mystique, il suivit les traces de son maître Ibn-Bâdja et montra comme lui le développement successif des notions de l'intelligence dans l'humain solitaire, libre des préoccupations de la société et de son influence; mais il voulut présenter un solitaire qui n'aurait jamais subi cette influence, et dans lequel la raison se serait éveillée d'elle-même, et arrivée successivement, par son propre travail et par l'impulsion de l'intellect actif à l'intelligence des secrets de la nature et des plus hautes questions métaphysiques. C'est là ce qu'il a essayé dans son célèbre traité qui porte le nom de Hay Ibn Yakdhân nom allégorique donné au solitaire, et qui signifie le vivant, fils du vigilant. S'emparant d'une fiction d'Avicenne, il fit naître Hay sans père ni mère, dans une île inhabitée située sous l'équateur. Par certaines circonstances physiques remplaçant le procédé de la génération, l'enfant sort de la terre, et une gazelle se charge de le nourrir de son lait. Les différentes périodes de l'âge sont marquées par des progrès successifs dans la connaissance de tout ce qui est. Les premières connaissances de Hay se bornent aux choses sensibles, et il arrive graduellement à connaître le monde qui l'entoure et à acquérir les notions de la physique. Plus tard, il reconnaît dans la variété des choses un lien commun qui les unit. Les êtres sont multiples d'une part, et uns d'autre part; ils sont multiples par les accidents, et uns par leur essence véritable. Ceci le conduit à chercher où résident les accidents et où est l'essence des choses; et il arrive ainsi à distinguer, dans tout ce qui est, la matière et la forme. La première forme est celle de l'espèce. Tous les corps sont unis par la forme corporelle; ils varient par les formes des genres et des espèces, en y comprenant la forme de la substance. Les corps, en général, sont un composé de la matière première et des formes de corporéité et de substance. En contemplant ainsi la matière et les formes, le solitaire se trouve sur le seuil du monde spirituel. Il est évident que les corps inférieurs sont produits de quelque chose; il y a donc nécessairement quelque chose qui fait les formes, car tout ce qui est produit doit avoir un producteur. Dirigeant le regard vers le ciel, Hay trouve une variété de corps supérieurs ou célestes. Ces corps ne sauraient être infinis; il reconnaît dans les cieux, ou les sphères célestes, des corps finis. Les sphères, avec ce qu'elles renferment, sont comme un seul individu, et de cette manière tout l'univers forme une unité. L'univers est-il éternel, ou bien a-t-il eu un commencement dans le temps? C'est là ce que le solitaire ne peut décider; car il y a des raisons également fortes pour l'une et l'autre hypothèse. On voit cependant qu'il penche plutôt pour l'éternité du monde. Quoi qu'il en soit, il reconnaît qu'il y a un être agent qui perpétue l'existence du monde et qui le met en mouvement. Cet être n'est pas un corps, ni une faculté dans un corps; il est la forme de l'univers. Tous les êtres étant l'oeuvre de cet être supérieur ou de Dieu, notre pensée, contemplant la beauté de l'oeuvre, doit se porter aussitôt vers l'ouvrier, vers sa bonté et sa perfection. Toutes les formes se trouvent dans lui et sont issues de son action, et il n'y a en quelque sorte d'autre être que lui. Faisant un retour sur la faculté intellectuelle qui est en lui, notre solitaire trouve qu'elle est en elle-même absolument incorporelle, puisqu'elle perçoit l'être séparé de toute dimension ou quantité, ce que ne peuvent ni les sens, ni la faculté imaginative. C'est là la véritable substance de l'humain : elle ne naît ni ne périt. Elle est troublée par la matière, et il faut qu'elle fasse des efforts pour s'en dégager, en ne donnant au corps que les soins absolument nécessaires pour son existence. La béatitude de cette substance et sa douleur sont en raison de son union avec Dieu ou de son éloignement de Dieu. Rien de ce qui est sous la sphere céleste n'est égal à cette substance; mais elle se trouve à un plus haut degré dans les corps célestes (intelligences des sphères). L'humain ayant de la ressemblance avec les trois espèces d'êtres, savoir, avec les autres animaux, avec les corps célestes, et avec l'être véritablement unique, doit nécessairement ressembler, par ses actions et par ses attributs, à toutes les trois. Le solitaire examine ensuite les actions par lesquelles l'humain parfait ressemble à chacune des trois espèces et comment,en se détachant successivement de tout ce qui est inférieur, il doit arriver au dernier terme, c'est-à -dire à ressembler à Dieu et à s'unir avec lui. Il cherche à se détacher de tout ce qui tient aux sens et à l'imagination, à s'annihiler, pour ainsi dire, lui-même, pour ne laisser subsister que la pensée seule. Ce qu'il voit dans cet état, il ne peut le décrire, et ce n'est que par des images qu'il représente tout ce qu'il a vu dans le monde spirituel. Il se croit entièrement identifié avec l'Être suprême, et tout l'univers ne lui semble exister que dans Dieu seul, dont la lumière se répand partout et se manifeste plus ou moins dans tous les êtres, selon leur degré de pureté. La multiplicité n'existe que pour le corps et le sens; elle disparaît entièrement pour celui qui s'est détaché de la matière. C'est ainsi que, de conséquences en conséquences, notre philosophe, sans se l'avouer , conduit son solitaire au panthéisme. Arrivé au plus haut degré de la contemplation, Hay contemple, non pas la Divinité en elle-même, mais son reflet dans l'univers, depuis la sphère céleste la plus élevée jusqu'à la Terre. Et ici, l'auteur, oubliant son rôle de philosophe et la mission scientifique qu'il s'est donnée, s'abandonne à son imagination et se livre à des fictions poétiques. Le solitaire voit successivement l'apparition de Dieu dans les intelligences des différentes sphères, et jusqu'au monde sublunaire. Elle se montre de plus en plus resplendissante dans les sphères superieures; mais dans le monde de la naissance et de la destruction, elle ne se montre plus que comme le reflet du soleil dans l'eau trouble. Et étant descendu jusqu'à si propre essence, le solitaire reconnaît qu'il y a une multitude d'autres essences individuelles semblables à la sienne, et dont les unes sont entourées de splendeur et les autres lancées dans les ténèbres et dans les tourments. Ce sont les âmes pures et impures. Le solitaire voit tout cela l'état d'extase, et, lorsqu'il revient à lui il se retrouve dans le monde sensible, et perd de vue le monde divin; car, ajoute l'auteur, ce bas monde et le monde supérieur sont comme deux épouses d'un même mari, celui-ci ne peut plaire à l'une sans irriter l'autre. Tofaïl, pour achever sa tâche, devait montrer que les résultats obtenus par son solitaire n'étaient pas en contradiction avec la religion révélée et particulièrement avec la religion musulmane; car la philosophie et la religion, renfermant chacune la vérité absolue, ne sauraient se contredire mutuellement. Hay, étant arrivé, à l'âge de cinquante ans, à s'élever par la pensée seule à la connaissance de la vérité, est mis en rapport avec un homme qui, au moyen de la religion, est arrivé au même résultat, et qui, reconnaissant comme Hay le trouble que portent les sens dans la méditation et dans la vie contemplative, veut se soustraire aux inconvénients de la vie sociale, et vient d'une île voisine chercher un refuge dans l'île déserte habitée par Hay. Les deux solitaires s'étant rencontrés et Asâl (c'était le nom de l'homme religieux) étant parvenu à apprendre à Hay l'usage de la parole, l'instruit dans la religion et lui fait connaître les devoirs et les pratiques qu'elle impose à l'humain. Il résulte de leurs conférences que les vérités enseignées par la religion et par la philosophie sont absolument identiques, mais que, dans la religion, elles ont revêtu des formes qui les rendent plus accessibles au vulgaire; les anthropomorphismes du Coran et la description qu'on y trouve de la vie future ne sont que des images qui ont un sens profond. La religion est venue en aide à la majorité des humains qui ne savent pas s'élever, par la pensée, jusqu'à la vérité absolue et marcher dans la voie tracée par cette dernière. C'est encore pour se conformer aux besoins du vulgaire que la religion a permis aux humains d'acquérir des biens terrestres et d'en jouir en toute liberté, chose qui ne convient pas au véritable sage. Hay manifeste le désir de se rendre au milieu des humains pour leur faire connaître la vérité sous son véritable jour et telle qu'il l'a conçue lui-même. et Asâl se rend à son désir, quoique avec regret Les deux solitaires, à l'aide d'un navire qui, par hasard, aborde dans leur île, se rendent dans l'île autrefois habitée par Asâl, et où les amis de celui-ci font à Hay l'accueil le plus honorable. Mais à mesure que Hay leur expose ses principes, leur amitié se refroidit, et le philosophe, ayant acquis la conviction qu'il s'était imposé une tâche impossible, retourne à son île, accompagné d'Asâl. Les deux amis, renonçant pour toujours à la société, se vouent, jusqu'à leur fin, à une vie austère et contemplative. (F). |
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