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Les Voyages de Gulliver
Le Voyage  chez les Houyhnhnms
Quatrième partie, chapitre six
Jonathan Swift, 1727  
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Présentation Lilliput Brobdingnag Laputa Houyhnhnms
VI. - Du luxe, de l'intempérance, et des maladies qui règnent en Europe. Caractère de la noblesse.
 1727 
Mon maître ne pouvait comprendre comment toute cette race de patriciens était si malfaisante et si redoutable.

« Quel motif, disait-il, les porte à faire un tort si considérable à ceux qui ont besoin de leur secours? et que voulez-vous dire par cette récompense que l'on promet à un procureur quand on le charge d'une affaire? » 

Je lui répondis que c'était de l'argent. J'eus un peu de peine à lui faire entendre ce que ce mot signifiait; je lui expliquai nos différentes espèces de monnaies et les métaux dont elles étaient composées; je lui en fis connaître l'utilité, et lui dis que lorsqu'on en avait beaucoup on était heureux; qu'alors on se procurait de beaux habits, de belles maisons, de belles terres, qu'on faisait bonne chère, et qu'on avait à son choix tout ce qu'on pouvait désirer; que, pour cette raison, nous ne croyions jamais avoir assez d'argent, et que, plus nous en avions, plus nous en voulions avoir; que le riche oisif jouissait du travail du pauvre, qui, pour trouver de quoi se nourrir, suait du matin jusqu'au soir et n'avait pas un moment de relâche.

« Eh quoi! interrompit Son Honneur, toute la terre n'appartient- elle pas à tous les animaux, et n'ont-ils pas un droit égal aux fruits qu'elle produit pour leur nourriture? Pourquoi y a-t-il des yahous privilégiés qui recueillent ces fruits à l'exclusion de leurs semblables? Et si quelques-uns y prétendent un droit plus particulier, ne doit-ce pas être principalement ceux qui, par leur travail, ont contribué à rendre la terre fertile?

— Point du tout, lui répondis-je; ceux qui font vivre tous les autres par la culture de la terre sont justement ceux qui meurent de faim.

— Mais, me dit-il, qu'avez-vous entendu par ce mot de bonne chère, lorsque vous m'avez dit qu'avec de l'argent on faisait bonne chère dans votre pays? » 

Je me mis alors à lui indiquer les mets les plus exquis dont la table des riches est ordinairement couverte, et les manières différentes dont on apprête les viandes. Je lui dis sur cela tout ce qui me vint à l'esprit, et lui appris que, pour bien assaisonner ces viandes, et surtout pour avoir de bonnes liqueurs à boire, nous équipions des vaisseaux et entreprenions de longs et dangereux voyages sur la mer; en sorte qu'avant que de pouvoir donner une honnête collation à quelques personnes de qualité, il fallait avoir envoyé plusieurs vaisseaux dans les quatre parties du monde.

« Votre pays, repartit-il, est donc bien misérable, puisqu'il ne fournit pas de quoi nourrir ses habitants! Vous n'y trouvez pas même de l'eau, et vous êtes obligés de traverser les mers pour chercher de quoi boire! » 

Je lui répliquai que l'Angleterre, ma patrie, produisait trois fois plus de nourriture que ses habitants n'en pouvaient consommer, et qu'à l'égard de la boisson, nous composions une excellente liqueur avec le suc de certains fruits ou avec l'extrait de quelques grains; qu'en un mot, rien ne manquait à nos besoins naturels; mais que, pour nourrir notre luxe et notre intempérance, nous envoyions dans les pays étrangers ce qui croissait chez nous, et que nous en rapportions en échange de quoi devenir malades et vicieux; que cet amour du luxe, de la bonne chère et du plaisir était le principe de tous les mouvements de nos yahous; que, pour y atteindre, il fallait s'enrichir; que c'était ce qui produisait les filous, les voleurs, les pipeurs, les parjures, les flatteurs, les suborneurs, les faussaires, les faux témoins, les menteurs, les joueurs, les imposteurs, les fanfarons, les mauvais auteurs, les empoisonneurs, les précieux ridicules, les esprits forts. Il me fallut définir tous ces termes.

J'ajoutai que la peine que nous prenions d'aller chercher du vin dans les pays étrangers n'était pas faute d'eau ou d'autre liqueur bonne à boire, mais parce que le vin était une boisson qui nous rendait gais, qui nous faisait en quelque manière sortir hors de nous-mêmes, qui chassait de notre esprit toutes les idées sérieuses; qui remplissait notre tête de mille imaginations folles; qui rappelait le courage, bannissait la crainte, et nous affranchissait pour un temps de la tyrannie de la raison. « C'est, continuai-je, en fournissant aux riches toutes les choses dont ils ont besoin que notre petit peuple s'entretient. Par exemple, lorsque je suis chez moi et que je suis habillé comme je dois l'être, je porte sur mon corps l'ouvrage de cent ouvriers. Un millier de mains ont contribué à bâtir et à meubler ma maison, et il en a fallu encore cinq ou six fois plus pour habiller ma femme. » 

J'étais sur le point de lui peindre certains yahous qui passent leur vie auprès de ceux qui sont menacés de la perdre, c'est-à- dire nos médecins. J'avais dit à Son Honneur que la plupart de mes compagnons de voyage étaient morts de maladie; mais il n'avait qu'une idée fort imparfaite de ce que je lui avais dit.

Il s'imaginait que nous mourions comme tous les autres animaux, et que nous n'avions d'autre maladie que de la faiblesse et de la pesanteur un moment avant que de mourir, à moins que nous n'eussions été blessés par quelque accident. Je fus donc obligé de lui expliquer la nature et la cause de nos diverses maladies. Je lui dis que nous mangions sans avoir faim, que nous buvions sans avoir soif; que nous passions les nuits à avaler des liqueurs brûlantes sans manger un seul morceau, ce qui enflammait nos entrailles, ruinait notre estomac et répandait dans tous nos membres une faiblesse et une langueur mortelles; enfin, que je ne finirais point si je voulais lui exposer toutes les maladies auxquelles nous étions sujets; qu'il y en avait au moins cinq ou six cents par rapport à chaque membre, et que chaque partie, soit interne, soit externe, en avait une infinité qui lui étaient propres.

« Pour guérir tous ces maux, ajoutai-je, nous avons des yahous qui se consacrent uniquement à l'étude du corps humain, et qui prétendent, par des remèdes efficaces, extirper nos maladies, lutter contre la nature même et prolonger nos vies. » Comme j'étais du métier, j'expliquai avec plaisir à Son Honneur la méthode de nos médecins et tous nos mystères de médecine. « Il faut supposer d'abord, lui dis-je, que toutes nos maladies viennent de réplétion, d'où nos médecins concluent sensément que l'évacuation est nécessaire, soit par en haut soit par en bas. Pour cela, ils font un choix d'herbes, de minéraux, de gommes, d'huiles, d'écailles, de sels, d'excréments, d'écorces d'arbres, de serpents, de crapauds, de grenouilles, d'araignées, de poissons, et de tout cela ils nous composent une liqueur d'une odeur et d'un goût abominables, qui soulève le coeur, qui fait horreur, qui révolte tous les sens. C'est cette liqueur que nos médecins nous ordonnent de boire. Tantôt ils tirent de leur magasin d'autres drogues, qu'ils nous font prendre : c'est alors ou une médecine qui purge les entrailles et cause d'effroyables tranchées, ou bien un remède qui lave et relâche les intestins. Nous avons d'autres maladies qui n'ont rien de réel que leur idée. Ceux qui sont attaqués de cette sorte de mal s'appellent malades imaginaires. Il y a aussi pour les guérir des remèdes imaginaires; mais souvent nos médecins donnent ces remèdes pour les maladies réelles. En général, les fortes maladies d'imagination attaquent nos femelles; mais nous connaissons certains spécifiques naturels pour les guérir sans douleur. » 

Un jour, mon maître me fit un compliment que je ne méritais pas. Comme je lui parlais des gens de qualité d'Angleterre, il me dit qu'il croyait que j'étais gentilhomme, parce que j'étais beaucoup plus propre et bien mieux fait que tous les yahous de son pays, quoique je leur fusse fort inférieur pour la force et pour l'agilité; que cela venait sans doute de ma différente manière de vivre et de ce que je n'avais pas seulement la faculté de parler, mais que j'avais encore quelques commencements de raison qui pourraient se perfectionner dans la suite par le commerce que j'aurais avec lui.

Il me fit observer en même temps que, parmi les Houyhnhnms, on remarquait que les blancs et les alezans bruns n'étaient pas si bien faits que les bais châtains, les gris-pommelés et les noirs; que ceux-là ne naissaient pas avec les mêmes talents et les mêmes dispositions que ceux-ci; que pour cela ils restaient toute leur vie dans l'état de servitude qui leur convenait, et qu'aucun d'eux ne songeait à sortir de ce rang pour s'élever à celui de maître, ce qui paraîtrait dans le pays une chose énorme et monstrueuse. « Il faut, disait-il, rester dans l'état où la nature nous a fait éclore; c'est l'offenser, c'est se révolter contre elle que de vouloir sortir du rang dans lequel elle nous a donné d'être. Pour vous, ajouta-t-il, vous êtes sans doute né ce que vous êtes; car vous tenez du Ciel votre esprit et votre noblesse, c'est-à-dire votre bon esprit et votre bon naturel. » 

Je rendis à Son Honneur de très humbles actions de grâces de la bonne opinion qu'il avait de moi, mais je l'assurai en même temps que ma naissance était très basse, étant né seulement d'honnêtes parents, qui m'avaient donné une assez bonne éducation. Je lui dis que la noblesse parmi nous n'avait rien de commun avec l'idée qu'il en avait conçue; que nos jeunes gentilshommes étaient nourris dès leur enfance dans l'oisiveté et dans le luxe; que, lorsqu'ils avaient consumé en plaisirs tout leur bien et qu'ils se voyaient entièrement ruinés, ils se mariaient, à qui? À une femelle de basse naissance, laide, mal faite, malsaine, mais riche; qu'alors il naissait d'eux des enfants mal constitués, noués, scrofuleux, difformes, ce qui continuait quelquefois jusqu'à la troisième génération.

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