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Isabelle Stengers

Isabelle Stengers est une philosophe née en 1949 à Bruxelles. Très tôt, elle s'intéresse aux sciences et à la philosophie, influencée par un environnement intellectuel stimulant. Elle entreprend des études en chimie à l'Université libre de Bruxelles, où elle se distingue par sa curiosité et sa rigueur scientifique. Elle se tourne ensuite vers l'épistémologie et la philosophie des sciences.

Sa rencontre avec le physicien et chimiste Ilya Prigogine (1917-2003)  marque un tournant décisif dans son parcours. Ensemble, ils travaillent sur la thermodynamique des processus irréversibles et étudient la complexité des systèmes dynamiques. Leur collaboration aboutit à plusieurs ouvrages, notamment La Nouvelle Alliance, publié en 1979, qui propose une vision renouvelée de la science, en intégrant l'incertitude et l'émergence comme éléments fondamentaux, et qui reste plusieurs décennies après sa parution une lecture essentielle pour quiconque souhaite comprendre les enjeux épistémologiques et philosophiques de la science contemporaine..

• La Nouvelle Alliance (1979) propose une remise en question radicale de la vision classique de la science, héritée de Newton et de la thermodynamique du XIXe siècle. Au coeur de la démarche d'Isabelle Stengers et Ilya Prigogine se trouve une étudie approfondie de la thermodynamique des processus irréversibles, un domaine que Prigogine a contribué à développer et qui met en lumière le rôle fondamental du temps, de l'évolution et du désordre dans la compréhension de la nature.

L'ouvrage s'attaque frontalement à l'idéal d'une science déterministe, prédictive et universelle, qui avait dominé la physique classique. Stengers et Prigogine mettent en évidence les limites de ce modèle face à la complexité du monde réel. Ils démontrent que l'univers n'est pas réductible à un système mécanique réversible et prévisible, mais qu'il est au contraire traversé par des processus irréversibles, créateurs de nouveauté et d'organisation. La notion de temps, dans cette perspective, n'est plus une simple dimension géométrique, mais devient un acteur essentiel, un vecteur d'évolution et de transformation.

Le livre traite en profondeur les implications de la thermodynamique des processus irréversibles pour la compréhension des systèmes complexes, qu'il s'agisse de systèmes physiques, chimiques, biologiques ou même sociaux. Il introduit des concepts clés comme ceux de systèmes loin de l'équilibre, de fluctuations, de bifurcations et de structures dissipatives. Ces concepts permettent de rendre compte de l'émergence de l'ordre à partir du désordre, de la création de structures complexes et organisées à partir de fluctuations aléatoires. Loin d'être synonyme de destruction, le désordre devient ainsi une source potentielle d'organisation et de créativité.

La Nouvelle Alliance s'inscrit dans une démarche philosophique profonde, qui vise à repenser la relation entre l'humain et la nature, entre la science et le monde. Stengers et Prigogine plaident pour une "nouvelle alliance" entre l'humain et la nature, fondée sur une reconnaissance de la complexité, de l'irréversibilité et de l'imprévisibilité du monde. Ils critiquent une vision de la science instrumentalisée, dominée par un idéal de contrôle et de maîtrise, et appellent à une science plus modeste, plus attentive à la singularité et à la diversité des phénomènes.

L'ouvrage a eu un impact considérable dans de nombreux domaines, bien au-delà de la physique et de la chimie. Ses idées ont influencé la biologie, l'écologie, les sciences sociales, la philosophie des sciences et même la pensée politique. La Nouvelle Alliance a contribué à populariser la notion de complexité et à promouvoir une vision plus dynamique, évolutive et ouverte du monde.

Dans les années 1980, Isabelle Stengers poursuit ses recherches en philosophie des sciences et développe une réflexion critique sur les pratiques scientifiques. Elle s'intéresse aux liens entre science et société, questionne l'autorité scientifique et interroge les interactions entre savoirs. Elle s'ouvre également à d'autres domaines, notamment la psychanalyse et l'anthropologie, ce qui l'amène à repenser les relations entre disciplines. Elle commence aussi à s'impliquer dans des débats philosophiques plus larges, influencée par des penseurs comme Gilles Deleuze et Félix Guattari, Bruno Latour et Donna Haraway, avec qui elle partage une volonté de penser la science autrement, en dehors des cadres traditionnels du positivisme et du relativisme. Elle s'attache à développer une pensée de la science qui prenne en compte la pluralité des pratiques et des rationalités

Elle publie de nombreux ouvrages qui approfondissent ses réflexions sur la complexité, la responsabilité scientifique et les relations entre humains et non-humains. Citons, parmi ses ouvrages du début des années 1990, L'Invention des sciences moderne (1993), où elle analyse comment les sciences modernes se sont constituées en disciplines distinctes, en mettant en lumière les choix et les exclusions qui ont façonné leur développement.

Dans Cosmopolitiques, une série de sept volumes parue entre 1996 et 1997, elle traite de la manière dont les sciences interagissent avec le politique et propose une approche pluraliste du savoir. Elle insiste sur la nécessité de prendre en compte les incertitudes et les controverses qui traversent les disciplines scientifiques, en évitant de réduire les débats à des oppositions simplistes entre vérité et illusion. 

• Cosmopolitiques. - Publié initialement en plusieurs volumes puis rassemblé (2002), cet ouvrage majeur se veut une invitation à repenser la politique à l'aune des défis contemporains, notamment écologiques et scientifiques. Stengers part d'un constat : les problèmes auxquels nous faisons face, qu'il s'agisse du climat, de la biodiversité, ou des avancées technologiques, dépassent largement les cadres traditionnels de la politique et exigent une approche radicalement nouvelle. Elle critique frontalement la prétention d'une raison universelle et détachée, incarnée selon elle par une certaine forme de science et de technocratie, qui tend à uniformiser et à imposer des solutions globales sans tenir compte de la multiplicité des mondes et des manières d'exister.

L'oeuvre se déploie comme une exploration des possibilités d'une "cosmopolitique", un terme qu'elle ne définit pas de manière rigide, mais qu'elle envisage comme un champ de possibilités. Il ne s'agit pas d'un cosmopolitisme au sens classique, c'est-à-dire d'une citoyenneté mondiale abstraite, mais plutôt d'une politique attentive à la composition du cosmos, entendu comme un ensemble d'entités hétérogènes, humaines et non-humaines, qui coexistent et interagissent. Stengers insiste sur la nécessité de prendre le temps d'écouter et de considérer les différentes perspectives, les savoirs situés, les manières d'être au monde qui sont souvent marginalisées ou ignorées par le discours dominant. Elle plaide pour une politique de l'expérimentation, où l'on apprend à composer avec l'incertitude et la complexité, en reconnaissant que les solutions toutes faites n'existent pas et que le chemin vers un monde commun se construit pas à pas, par des négociations et des apprentissages constants.

Un des axes centraux de Cosmopolitiques est la critique de la "science royale", cette science qui prétend à la neutralité et à l'objectivité, et qui se place au-dessus des autres formes de savoir. Stengers, en héritière de la pensée de Whitehead et de Latour, déconstruit cette vision et propose une science plus modeste, plus attentive aux conséquences de ses actions et plus ouverte à la collaboration avec d'autres formes de connaissance. Elle aborde la notion de cosmopolitisation comme un processus continu de mise en relation, de traduction et de négociation entre des mondes différents, sans chercher à les réduire à un dénominateur commun. Il s'agit de construire un cosmos politique où la pluralité des voix et des existences est non seulement tolérée, mais activement recherchée et valorisée.

Cosmopolitiques est donc un appel à une politique plus sensible, plus attentive au monde dans sa complexité et sa diversité. C'est une invitation à sortir des cadres rassurants des idéologies et des solutions préconçues, pour se confronter à l'inconnu et à l'incertitude. L'ouvrage offre ainsi un cadre de pensée et des outils conceptuels pour repenser notre rapport au monde et aux autres, qu'ils soient humains ou non-humains.

En 2002, Isabelle Stengers publie Penser avec Whitehead : Une libre et sauvage création de concepts, où elle revisite la philosophie d'Alfred North Whitehead, dont elle est une spécialiste reconnue, mettant en avant sa pertinence pour repenser les relations entre science, métaphysique et expérience. Son engagement intellectuel la conduit aussi à collaborer avec des chercheurs issus de divers horizons, notamment en anthropologie et en écologie. Avec Philippe Pignarre, par exemple, elle publie en 2005 La Sorcellerie capitaliste : Pratiques de désenvoûtement, un livre qui analyse le capitalisme contemporain comme une forme de sorcellerie, capable d'envoûter les individus et les sociétés, et qui propose des pistes pour s'en libérer. Isabelle Stengers s'intéresse également aux questions environnementales et aux enjeux liés à l'Anthropocène, cherchant à articuler une pensée qui permette de mieux comprendre les crises écologiques contemporaines. Dans Au temps des catastrophes, publié en 2009, elle plaide pour une science qui ne se place plus en position de surplomb mais qui accepte de dialoguer avec d'autres formes de rationalité, y compris celles des militants et des peuples autochtones. 
• Au temps des catastrophes (2009). - Ce livre, issu de réflexions issues des concepts de l'hypothèse Gaïa, nous plonge au coeur d'une réflexion face à la crise écologique et sociale contemporaine. Loin des discours rassurants ou des solutions techniques simplistes, Stengers invite à prendre la mesure de la gravité de la situation, qu'elle qualifie de "temps des catastrophes". Elle ne parle pas d'une catastrophe unique et future, mais bien d'une multiplicité de catastrophes déjà en cours, imbriquées et qui s'annoncent. Son propos est radical : il s'agit de repenser fondamentalement notre rapport au monde, à la science, à la politique et à l'action collective.

La philosophe part d'un constat implacable : le projet de modernisation, porté par la science et la technique, a non seulement échoué à apporter le progrès promis pour tous, mais a aussi engendré une crise écologique sans précédent. Elle déconstruit l'idée d'une science neutre et objective, montrant comment elle est inextricablement liée aux intérêts économiques et politiques dominants. La science, selon elle, a trop souvent été mise au service d'un modèle de développement destructeur, ignorant les limites planétaires et les interdépendances complexes du vivant.

Un concept central dans l'ouvrage est celui de proposition. Stengers appelle à sortir d'une logique de dénonciation stérile et à entrer dans une dynamique de proposition. Il ne s'agit pas de proposer des solutions clés en main, mais plutôt d'ouvrir des espaces de dialogue et de délibération, de construire des alliances, de tisser des liens entre différents acteurs : scientifiques, militants, citoyens, populations locales, etc. Elle valorise les savoirs pratiques, les expériences concrètes, les initiatives qui se mettent en place sur le terrain, souvent en marge des institutions dominantes.

Elle met également en avant l'importance de la sensibilité et de la vulnérabilité. Elle nous invite à reconnaître notre interdépendance avec le vivant, à prendre conscience de notre fragilité et de celle du monde qui nous entoure. Cette prise de conscience est essentielle pour engager une transformation profonde de nos modes de vie et de nos relations avec le non-humain. Elle plaide pour une "écologie de l'attention", une manière de se rendre attentif aux signaux faibles, aux alertes, aux souffrances du monde, et d'y répondre de manière responsable.

Isabelle Stengers nous rappelle que face à la complexité des défis écologiques et sociaux, il n'y a pas de réponses simples ni de sauveurs providentiels. Seule une action collective, créative et attentive, portée par une nouvelle sensibilité au monde, peut nous permettre de faire face à "ces temps des catastrophes" et d'inventer d'autres possibles. Le livre est une invitation à l'optimisme de la volonté, même dans un contexte qui pourrait sembler désespéré. Il s'agit d'un appel à l'intelligence collective et à la responsabilité partagée pour construire un avenir moins destructeur et plus juste.

À partir des années 2010, Isabelle Stengers approfondit sa réflexion sur les rapports entre science et pouvoir en s'attachant à critiquer les formes d'expertise qui prétendent imposer des solutions universelles. Elle défend une approche pragmatique et expérimentale du savoir, en valorisant toyjours les pratiques situées et les expérimentations collectives. Elle continue d'écrire et d'intervenir dans des débats publics, affirmant la nécessité de penser avec les situations et d'inventer des formes de savoir adaptées aux défis du présent. De cette période date notamment Une autre science est possible!, écrit en collaboration avec Vinciane Despret, une plaidoirie pour une science plus démocratique, plus attentive aux savoirs situés et aux pratiques alternatives. 
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