.
-

Le socialisme
-
Aperçu Les fondateurs De Marx à Bakounine L'Internationale
L'Internationale

Les groupes de socialistes partisans de l'action politique, qui ont survécu à l'Internationale en Allemagne, en Belgique, en France, sont devenus les noyaux de partis démocratiques socialistes nationaux ; le premier de ceux-ci qui se- soit constitué est le parti socialiste allemand. A coté du parti ouvrier de Lassalle, il s'était formé en Allemagne un parti ouvrier marxiste, les Allemands de l'Internationale ayant rompu en 1865 avec le parti national de Lassalle qu'ils considéraient comme vendu au gouvernement. Le parti marxiste fixa son programme et son organisation au congrès d'Eisenach (1869). La doctrine est celle du manifeste communiste; le programme pratique immédiat est celui du parti démocratique radical, auquel on avait ajouté des réformes économiques : limitation de la journée de travail, diminution du travail des femmes, interdiction du travail des enfants, impôt unique progressif sur le revenu et l'héritage, subvention de l'État aux coopératives de production. L'organisation du parti est fédérative; les délégués élus s'assemblent chaque année en congrès, et le congrès nomme une commission exécutive, surveillée par une commission de contrôle; le parti publie un journal officiel. Bebel et Liebknecht, qui devinrent les chefs du parti socialiste allemand, étaient dès ce moment membres du parti marxiste. Les deux partis socialistes allemands se combattirent jusqu'en 1875; mais ayant été poursuivis tous deux en Prusse par le gouvernement, ils se fondirent, grâce à Liebknecht, en un seul-parti, le parti ouvrier socialiste allemand, au congrès de Gotha. Le programme et l'organisation sont à peu près ceux du parti marxiste constitué à Eisenach ; l'exposé de doctrine est cependant moins cohérent, car Liebknecht, dans un but de conciliation, y a amalgamé des formules de Marx et des formules de Lassalle ; les réformes économiques immédiates que le parti réclame sont également plus nombreuses (contrôle sanitaire des usines et des mines, responsabilité patronale, liberté de coalition). Marx renonçait donc provisoirement à sa tactique personnelle (création d'un parti ouvrier international) pour se rallier à la tactique de Lassalle (création d'un parti ouvrier démocratique national). C'était la première fois qu'il se formait, dans un grand pays, un parti ouvrier socialiste, avec une organisation permanente, un gouvernement central, un parlement annuel, un budget, un journal officiel, un programme s'appuyant sur une doctrine et comportant un ensemble de réformes pratiques immédiates.

Grâce au suffrage universel que Bismarck avait établi en 1871 pour les élections au Reichstag de l'empire d'Allemagne, les socialistes allaient remporter des succès électoraux de plus en plus considérables. En 1871, ils n'étaient que 2 au Reichstag. En 1874, ils étaient 9, avec 340 000 voix dans le pays. Én 1877, ils furent 12, avec 480 000 voix. Le gouvernement impérial, dirigé par Bismarck, résolut alors de combattre «les efforts subversifs de la démocratie socialiste». Il profita des attentats contre l'empereur pour dissoudre le Reichstag en 1878 ; il ne revint que 9 socialistes, et Bismarck fit voter contre le parti une loi d'exception, valable pour quatre ans et qui fut prolongée deux fois (jusqu'en 1890). Elle détruisit l'organisation officielle du parti socialiste, mais n'arrêta ses progrès que pendant peu d'années; les socialistes transportèrent à l'étranger leur journal officiel et leurs congrès; en 1881, ils obtenaient 340 000 voix; en 1884, 550 000; en 1887, 763 000; en 1890, 4 427000 voix et 24 députés. 

En même temps qu'il combattait le parti socialiste, Bismarck essayait, d'attacher les travailleurs au gouvernement impérial par des réformes économiques. Un certain nombre d'économistes universitaires allemands, appartenant à l'école historique et au parti conservateur, en particulier Wagner et Schmoller, avaient subi l'influence des idées de Rodbertus et, sans aller jusqu'au collectivisme, réclamaient, au nom de la justice, l'intervention de l'État pour protéger les travailleurs; c'était une thèse voisine de celle de Sismondi : on leur donna le nom de socialistes de la chaire (Kathedersozialisten). Certains conservateurs, comme Rudolf Meyer, acceptaient même toute la critique dirigée par Rodbertus contre les profits industriels et commerciaux, sans accepter les critiques qu'il adresse à la rente foncière ; s'inspirant de Rodbertus, Rudolf Meyer proposait, dans l'intérêt des travailleurs, de limiter par de fortes taxes le profit industriel et commercial, l'intérêt payé à tout capital qui n'est pas mis en valeur par celui à qui il appartient ; c'était, d'après lui, la seule manière de faire cesser, avec l'accroissement scandaleux des fortunes acquises dans l'industrie et le commerce, la misère des ouvriers et l'agitation révolutionnaire qui en est la conséquence inévitable. La théorie de Rudolf Meyer s'explique parce que le parti conservateur prussien, qui représente la grande propriété foncière, n'est pas moins hostile que les socialistes démocrates à la bourgeoisie commerçante et industrielle; comme cette théorie implique uniquement la critique des revenus industriels et commerciaux, elle est exactement la contre-partie du socialisme unilatéral qu'on rencontre chez certains démocrates anglais, et qui, critiquant seulement la rente foncière, se borne à réclamer la nationalisation du sol.

L'hostilité de l'Église protestante et de l'Église catholique contre la bourgeoisie libre-penseuse et le désir des protestants et des catholiques de trouver des auxiliaires politiques dans les ouvriers amenèrent également des pasteurs comme Stoecker, des évêques comme Ketteler, à accepter, au nom de la morale chrétienne, la critique que le socialisme faisait du profit industriel et commercial et à proposer des lois de protection ouvrière, l'organisation de coopératives de production subventionnées par l'État, le rétablissement des corporations; ils établissaient d'ailleurs que leur théorie était le développement des prescriptions de l'Église du Moyen âge contre l'usure; c'est ce qu'on a appelé le socialisme chrétien. Sous l'influence de ce mouvement d'idées, Bismarck proclama à la tribune du Reichstag le droit au travail et le droit à la vie (1884), en montrant que la doctrine de l'intervention de l'État pour protéger les faibles et assurer le bien-être de tous était, depuis le XVIIIe siècle, la doctrine traditionnelle de la monarchie prussienne; et, de 1883 à 1889, il fit voter au Reichstag des lois qui créaient un fonds administré par le gouvernement impérial pour-donner des pensions à des classes très nombreuses de travailleurs, en cas d'accident, de maladie, de vieillesse ou d'incapacité au travail.

La législation sociale de Bismarck n'arrêta pas les progrès du socialisme démocratique, qui continuèrent lorsque Bismarck eut perdu le pouvoir et que la loi d'exception contre le parti socialiste ne fut plus renouvelée (1890). Le parti rétablit son organisation officielle en Allemagne et revisa le programme au congrès d'Erfurt (1891), en supprimant les passages qui rappelaient les idées de Lassalle et en développant les thèses proprement marxistes; cette revision fut principalement l'oeuvre de Kautsky et de Bernstein ; on ajouta à la liste des réformes l'égalité de la femme et l'extension aux ouvriers agricoles et aux domestiques des mesures prises pour les ouvriers industriels; ces deux additions sont l'indice de deux des difficultés auxquelles se heurtait le parti dans son développement :, l'indifférence habituelle des ouvrières et des travailleurs agricoles à l'égard du socialisme. Bebel venait d'étudier, au point de vue socialiste, le problème du rôle de la femme, dans son livre Die Frau und der Sozialismus. Plusieurs des premiers socialistes anglais ou français, Godwin, les saint-simoniens avaient été également féministes; mais si leur féminisme reposait sur la même idée de justice que leur socialisme, ils n'en considéraient pas moins les deux problèmes comme tout à fait distincts; Bebel, au contraire, développant une pensée de Marx, s'est efforcé d'établir que l'organisation de la famille et la situation de la femme dépendant des conditions économiques, ces problèmes ne peuvent être posés dans leurs véritables termes et résolus que si l'on se place au point de vue socialiste. La croissance du parti socialiste allemand a continué dans les dix dernières années, et il est aujourd'hui, après le centre catholique, le groupe politique homogène le plus nombreux et le mieux organise qu'il y ait en Allemagne. Ses progrès cependant se sont ralentis depuis quelques années; il a embrigadé en effet la plus grande partie du prolétariat urbain créé en Allemagne par le développement de la grande industrie, et il ne fait que peu de recrues dans les campagnes. Il a perdu, en 1900, son fondateur, Liebknecht.

En Autriche (1888), en Hollande, en Belgique, dans les pays scandinaves, en Pologne (1892), en Italie, il s'est formé des partis démocratiques socialistes dont le programme et l'organisation sont analogues à ceux du parti allemand nomme lui; ils recrutent presque tous leurs adhérents parmi le prolétariat industriel des villes; le parti italien cependant s'appuie sur le prolétariat agricole de l'Italie méridionale comme sur le prolétariat industriel de l'Italie du Nord. Les progrès de ces partis de classe ont été entravés en Autriche et en Pologne, d'un côté par les questions de races ou d'indépendance nationale, de l'autre par l'absence du régime parlementaire ou par l'organisation trop peu démocratique du corps électoral. Dans les autres pays que nous avons nommés, ces deux difficultés n'existant pas, ils ont fait de rapides progrès. Parmi leurs membres les plus notables, il faut citer : Van Kol en Hollande, Hector Denis, Anseele, Vandervelde en Belgique, Ferri en Italie. Les deux plus importants de ces partis sont le parti italien et surtout le parti belge. Le «parti ouvrier belge», composé principalement de Flamands, fondé en 1885, s'unit en 1890 avec le «parti socialiste républicain», composé principalement de Wallons, et le parti unifié réclama le suffrage universel qui n'existait pas encore en Belgique; quand celui-ci eut été voté par le Parlement (1893), le parti ouvrier obtint du premier coup les voix de presque tout le prolétariat industriel et devint, après le parti catholique, le parti politique le plus important de Belgique; depuis, il n'a plus guère gagné de voix nouvelles. Ce qui le caractérise, c'est, au point de vue théorique, un effort pour combiner le marxisme avec les traditions de l'ancien socialisme français; au point de vue pratique, l'organisation très solide de coopératives socialistes sur laquelle il s'appuie; il diffère par là du socialisme allemand qui, sous l'influence de Marx, s'est complètement désintéressé du mouvement coopératif; les coopératives socialistes belges, dues surtout à Anseele, sont indépendantes de l'État et groupées autour de coopératives urbaines de consommation.

En France, les socialistes se sont bien organisés en partis politiques, et ils ont tous subi profondément l'action des idées marxistes, mais ils ne sont arrivés ni à s'entendre sur une doctrine unique, ni à se grouper en un seul parti. En 1879, un congrès ouvrier réuni à Marseille accepte pour la première fois les formules essentielles du collectivisme marxiste; en 1881, au congrès ouvrier socialiste de Reims, l'opposition apparaît, au point de vue de la doctrine, entre le marxisme orthodoxe de Guesde et le socialisme «intégral», plus compréhensif et plus vague, de Benoît Malon et de Brousse; au point de vue de la tactique, entre l'attitude intransigeante de celui-là et le «possibilisme» de ceux-ci; aux congrès de 1882, cette opposition amène une scission, et, depuis, l'unité n'a jamais été rétablie. Les socialistes n'en ont pas moins conquis un nombre sans cesse croissant de voix dans le pays et de sièges à la Chambre. Mais ils sont restés divisés en cinq fractions: celle des marxistes orthodoxes, dirigée par Guesde; celle des disciples de Blanqui, dirigée par Vaillant; les deux groupes de Brousse et d'Allemagne, et le groupe des socialistes indépendants, parmi lesquels Millerand, Jaurès, Viviani et les anciens amis de Malon. Les guesdistes et les blanquistes soutiennent que les socialistes doivent combattre l'État actuel et n'attendre la transformation économique que d'un gouvernement représentant le prolétariat organisé, gouvernement issu d'ailleurs soit de la Révolution, soit du suffrage universel. Les broussistes et les socialistes indépendants soutiennent au contraire que la société actuelle peut être transformée dès maintenant dans le sens du socialisme par des réformes partielles, par l'extension des pouvoirs des syndicats ouvriers, par l'organisation de coopératives, etc. ; ils ont été jusqu'à laisser un des leurs, Millerand, prendre place dans un ministère dont les autres membres sont des radicaux et des libéraux modérés, ce que n'avait encore jamais fait un membre des partis démocratiques socialistes (1899). Il faut ajouter qu'un grand nombre de radicaux, qui ont pris le nom de radicaux-socialistes, sans accepter le collectivisme, acceptent eu partie la critique socialiste du régime capitaliste et ont à peu près le même programme de réformes immédiates que les socialistes indépendants. Énfin certains socialistes, qui rejettent l'internationalisme, se tiennent à l'écart des autres groupements.

Ces dissentiments sur la tactique, qui se sont traduits en France par le morcellement des groupes, existent dans les autres pays, à l'intérieur du parti socialiste. Dans tous les pays, les partis socialistes tendent à substituer depuis une dizaine d'années, à une tactique d'isolement et d'abstention révolutionnaire analogue à celle des anarchistes, une tactique de réformes partielles et d'entente sur des points déterminés avec les autres partis démocratiques, analogue à la tactique des radicaux. Le parti allemand suit en principe, au Reichstag, une tactique intermédiaire: d'un côté, il déconseille la violence dont l'emploi conduirait à une défaite, étant donné les armes dont disposent les gouvernements modernes; il déconseille également la grève générale, défendue par un grand nombre d'anarchistes et par des groupes socialistes français et belges ; d'un autre côté, il ne considère l'élection de ses membres au Reichstag que comme un moyen de propagande pour ses idées, et refuse de prendre part au travail parlementaire. Mais les socialistes qui ont été élus aux parlements locaux des Etats de l'Allemagne du Sud sont partisans de l'entente et des compromis, et leur chef, Vollmar, qui, depuis 1891, défend cette thèse aux congrès du parti, n'a pas été condamné par ceux-ci. Quant aux autres partis nationaux, non seulement ils déconseillent l'emploi de la violence, mais en Belgique, en Italie, ils ont conclu des ententes limitées avec les autres partis démocratiques. En France, les guesdistes eux-mêmes ont élaboré un programme agraire (Marseille, 1892; Nantes, 1894), contre lequel Engels, le collaborateur de Marx, a protesté, et où, pour gagner les paysans, ils ajournent l'application du collectivisme à la petite propriété foncière ; ils ont préconisé également la conquête du pouvoir municipal, se sont entendus dans ce but avec les radicaux, et ont appliqué dans plusieurs villes un programme municipal de réformes partielles. Les autres socialistes français ont fait de même, et les réformes partielles, dans le sens du socialisme municipal, sont devenues assez nombreuses en France.

En somme, les divers partis socialistes, tout en maintenant en principe le droit à la révolution et tout en envisageant celle-ci soit comme possible, soit comme probable dans l'avenir, sont devenus, dans tous les pays, des partis légaux et pacifiques.

Cette opposition entre la réalité et les formules empruntées à Marx n'est pas moins manifeste en ce qui concerne l'internationalisme. Les divers partis nationaux se sont efforcés, depuis la dissolution de l'Internationale, de rester en rapports par la réunion périodique de congrès internationaux. Au premier congrès, celui de Gand (1877), il y eut lutte entre les marxistes et les anarchistes, adversaires de tout pouvoir central; les marxistess eurent la majorité. Les congrès de Zurich (1881), de Paris (1883, 1886), ne comprenaient qu'une partie des socialistes. En 1889, il y eut deux congrès à Paris : l'un, surtout français, convoqué par les possibilistes; l'autre; composé de marxistes, qui invita les socialistes à organiser le 1er Mai, dans tous les pays, une démonstration des travailleurs en faveur de la journée de huit heures; cette démonstration, au bout de quelques années, a perdu toute importance. Le congrès de Bruxelles (1891) proclama, pour écarter les anarchistes, «la nécessité de la lutte politique». Le congrès de Zurich (1893) et celui de Londres (1896) ont voté des résolutions précises pour écarter définitivement des congrès futurs : les socialistes antiparlementaires ou anarchistes. Le congrès de Paris (1900), composé uniquement de socialistes partisans de l'action parlementaire, a voté la création d'un bureau international permanent à Bruxelles; mais ce n'est guère qu'un bureau de renseignements ; il s'est également prononcé sur la question des alliances avec les autres partis politiques et sur la participation d'un socialiste au pouvoir dans un ministère bourgeois (cas Millerand); tout en faisant des réserves, il n'a condamné en principe ni les alliances ni cette forme de participation au pouvoir. Tous ces congrès ont voté les formules de Marx : collectivisme, lutte des classes; entente internationale des travailleurs. Mais leur action pratique sur le mouvement socialiste a été insignifiante. Les partis socialistes aujourd'hui sont avant tout des partis nationaux. En fait, la tactique de Lassalle (formation de partis nationaux agissant par voie légale, grâce au suffrage universel) l'a emporté sur la tactique proprement marxiste (formation d'un parti de classe révolutionnaire international) 
.
Ce n'est pas seulement la méthode pratique particulière à Marx qui se trouve en fait de plus en plus abandonnée, ce sont encore ses théories qui, depuis-quelques années, sont de plus en plus critiquées. D'une part, les marxistes eux-mêmes se séparent sur certains points de leur maître, d'autre part, le socialisme coopératif et le socialisme d'État, à la manière allemande, ont continué à trouver de nouveaux théoriciens. Parmi les marxistes dissidents, il faut signaler Croce en Italie, Sorel en France, et surtout l'Allemand Bernstein, qui avait concouru à l'élaboration du programme d'Erfurt. Bernstein paraît avoir été frappé principalement par les théories des Fabiens anglais et par les méthodes des coopérateurs belges. Il critique le matérialisme historique et met en lumière l'importance des facteurs moraux et juridiques; d'après lui, le socialisme est indépendant de la théorie de la valeur travail, qui ne permet d'analyser les faits économiques que sous un de leurs aspects ; les crises économiques ne deviennent pas de plus en plus violentes et n'ébranlent pas de plus en plus le régime capitaliste; la concentration des entreprises et des capitaux se fait moins rapidement que Marx ne le croyait, et elle est compatible avec l'extension du bien-être dans des couches toujours plus nombreuses de la population ; le régime capitaliste est donc beaucoup moins instable que Marx ne se l'était imaginé ; il y a dans le marxisme deux tendances contraires : une tendance révolutionnaire et utopique, qui vient du babouvisme, et une tendance évolutionniste; il faut abandonner l'utopisme révolutionnaire et accepter de procéder par réformes partielles, en s'entendant avec les autres partis démocratiques et en favorisant l'organisation de coopératives socialistes; Kautsky a répondu à Bernstein, pour essayer d'établir que sur certains points celui-ci se trompait et que, là où il avait raison, ses théories n'étaient pas opposées à celles de Marx.

Parmi les socialistes qui combattent le marxisme du debors, il faut signaler spécialement Menger en Autriche et Andler en France. Le socialisme de Menger est un socialisme juridique et un socialisme d'État. Suivant lui, le socialisme est essentiellement une théorie juridique; il accepte les critiques adressées au régime actuel au nom du droit à la vie et au nom du droit au produit intégral du travail; il admet qu'il faut transformer le régime de la propriété dans le sens du collectivisme; l'équilibre des forces dans les sociétés modernes rend certain l'avènement de ce droit nouveau; pour éviter que le prolétariat n'ait recours à la violence pour opérer cette transformation, Menger invite les gouvernements, même monarchiques, à en prendre l'initiative et à l'opérer graduellement. Le socialisme d'Andler est un socialisme juridique dans ses principes, comme l'ancien socialisme français et anglais et comme le socialisme d'État allemand, coopératif dans ses moyens, comme l'ancien socialisme anglais et français. Il rejette le matérialisme historique et réclame le collectivisme au nom du droit idéal, sans croire que l'évolution économique et sociale en assure fatalement la réalisation. Il rejette la théorie de Marx et de Rodbertus sur la valeur-travail et par suite leur théorie de la plus-value, qui ne rend compte ni du profit commercial, ni de la rente foncière. Il admet, comme déjà avant lui les socialistes Fabiens en Angleterre, la théorie de la valeur dite de l'utilité-limite, due à l'économiste anglais Jevons et acceptée par les économistes autrichiens ; il considère que la plus-value se forme dans l'échange, tient compte de la valeur des matières premières et essaye d'expliquer ainsi le profit industriel, le profit commercial et la rente foncière. Il se fonde sur cette théorie de la valeur pour établir que les travailleurs sont spoliés comme consommateurs et comme acheteurs encore plus que comme producteurs, pour défendre les coopératives de consommation et d'achat et pour soutenir que le collectivisme peut être réalisé par l'extension et la fédération libre des coopératives, pourvu que les coopératives de production soient greffées sur les coopératives d'achat. Quant à l'action politique, qu'il s'agisse d'une action révolutionnaire ou d'une action légale par le moyen de l'État actuel, il ne la rejette pas, mais il ne lui attribue qu'un rôle tout à fait secondaire dans la réalisation du collectivisme. 

Nous avons réservé pour la fin la Russie et les pays anglo-saxons, où le développement du socialisme a été très différent de ce qu'il était partout ailleurs. En Russie, le régime politique n'a guère laissé subsister que des théories favorables à la monarchie absolue, élaborées dans les universités, ou des théories révolutionnaires, propagées dans des sociétés secrètes de conspirateurs. Les révolutionnaires-russes (Nihilisme), après une période ou ils se sont bornés à la critique intellectuelle de toutes les idées reçues (libéralisme bourgeois de 1830, démocratie sentimentale de 1868), se sont partagés, à l'époque de l'Internationale, en bakounistes et marxistes, puis ils ont pour la plupart adopté le marxisme, qu'ils interprètent dans un sens révolutionnaire. Quant aux économistes des universités, ils s'inspirent dans une grande mesure du socialisme d'État des universitaires allemands, et plusieurs d'entre eux ont aussi emprunté à Marx l'idée d'une évolution économique fatale, commune à tous les pays; aussi réclament-ils l'intervention de l'Etat, et certains d'entre eux admettent-ils que l'évolution sociale tend vers le collectivisme, tout en rejetant les parties révolutionnaires et démocratiques de la théorie marxiste.

En Angleterre, la renaissance des idées socialistes dans la seconde moitié du XIXe siècle est due à Carlyle et à Ruskin. Carlyle, qui avait subi l'influence du saint-simonisme, du chartisme et probablement aussi du socialisme agraire 
d'Ogilvie, protesta violemment à la fois contre la grande propriété foncière et contre tout le libéralisme moderne, spécialement contre la liberté de l'industrie et la liberté du commerce, qui n'amenaient en Angleterre que désordre, injustice et misère. Il réclame des lois protectrices des travailleurs et la création d'un nouvel ordre social, hiérarchisé, conforme à la justice; on reconnaît là les conceptions des saint-simoniens, mais les idées positives de Carlyle sur l'avenir sont extrêmement vagues, et il est impossible d'y voir une théorie socialiste au sens précis du mot. Carlyle, dans ses critiques, s'inspire de la morale protestante qui lui avait été enseignée dans son enfance. Aussi deux de ses disciples, Maurice et Kingsley, sont-ils des « socialistes chrétiens » ; ils reprennent la critique morale que leur maître avait faite du libéralisme capitaliste, et dans leurs projets de réformes ils s'inspirent surtout du coopératisme d'Owen.

John Ruskin développe, à partir de 1860, les critiques de Carlyle, précise bien plus que lui en quoi consiste l'exploitation capitaliste, combat passionnément toute l'économie politique orthodoxe, propose une intervention très étendue de l'État dans la production et la répartition des richesses, sans aller jusqu'au socialisme complet, et tente d'organiser de petites colonies communistes, pour supprimer le profit du capital. Son action, comme celle de Carlyle, a été surtout intellectuelle et morale. Il a été l'initiateur d'une école particulière de socialistes, les socialistes artistiques, en établissant que le régime capitaliste est nuisible à l'art et qu'il en a amené la décadence. Son disciple William Morris, le rénovateur des industries d'art, s'est entièrement converti, dans la dernière partie de sa vie, au socialisme démocratique, où il voyait à la fois la condition de la régénération sociale et celle de la régénération artistique. A côté de cette forme spécialement anglaise du socialisme, qui s'est développée depuis quarante ans, la tradition anglaise du socialisme agraire a subsisté pendant tout le XIXe siècle. Dove l'exposa de nouveau en 1850; Spencer, qui depuis l'a rejeté, l'accepta dans Social Statics (1851), et Stuart Mill qui, dans les questions commerciales et industrielles, était le représentant le plus illustre du libéralisme, reconnut également l'injustice de la rente foncière et la légitimité de la nationalisation du sol, pourvu qu'elle fût accompagnée du paiement d'une indemnité aux propriétaires. Des théories analogues, plus complètes sur certains points, se retrouvent chez l'Américain Henri George 1879), et chez Wallace (1880). Henri George prépose de restituer la rente foncière à l'État par un impôt qui la supprimerait complètement et qui remplacerait tous les autres impôts (Single tax).

Les théories de la démocratie collectiviste se sont également répandues en Angleterre à partir de 1881. Il y a un groupe marxiste, dirigé par Hyndman, et un parti ouvrier indépendant; mais ils comptent peu de membres et sont peu influents. Les démocrates socialistes les plus originaux qu'il y ait en Angleterre sont les Fabiens. C'est un groupe de théoriciens qui s'attache surtout à l'étude scientifique et à la propagande des idées. La société Fabienne date de 1883. Ses deux membres les plus marquants sont Sidney Webb et Bernard Shaw. On rencontre chez les Fabiens des conceptions d'origine marxiste (les facteurs économiques ont dans l'évolution sociale une importance prépondérante ; l'évolution économique se fait dans le sens du collectivisme); mais c'est l'influence de Stuart Mill qui prédomine chez eux. Stuart Mill, frappé par la misère des classes ouvrières, était devenu de plus en plus partisan de l'intervention de l'État, et il avait fini, en grande partie sous l'action du saint-simonisme, par passer du libéralisme radical au socialisme. Les Fabiens, comme lui, voient dans le socialisme l'aboutissant naturel du radicalisme démocratique. Leur théorie de la valeur cependant n'est pas la théorie de la valeur-travail, que Stuart Mill, comme Marx et Rodbertus, avait empruntée  à Ricardo; c'est la théorie de l'utilité-limite, de Stanley Jevons. Ils fournissent, par suite, une explication nouvelle du profit capitaliste; mais ils n'en condamnent pas moins celui-ci, Au point de vue pratique, ils soutiennent que l'évolution vers le collectivisme sera graduelle et que les lois protectrices du travail, l'impôt progressif, la municipalisation des entreprises d'approvisionnement, d'échange, de circulation, en limitant l'étendue de la propriété privée, sont le commencement de la transformation dans un sens collectiviste. ils ont donné en particulier une théorie très complète du socialisme municipal, qui avait déjà pris avant eux une grande extension en Angleterre, indépendamment de toute théorie. Ils ne visent pas à créer un parti socialiste séparé, considérant comme trop forte l'organisation actuelle des partis anglais; ils se proposent de pénétrer les radicaux de leurs idées, de manière à faire réaliser celles-ci par l'un des partis existants, en transformant peu à peu son programme.

Les syndicats ouvriers anglais, après avoir subi à leurs débuts l'influence du socialisme d'Owen, se sont tenus pendant un demi-siècle environ à l'écart du socialisme et de la politique de classe, et ils sont arrivés à constituer une aristocratie ouvrière comprenant entre le quart et le cinquième des ouvriers anglais, les plus instruits et les mieux organisés; leur situation matérielle est assez bonne et assez stable. Mais en 1888, de nouveaux syndicats ont essayé de grouper la partie la plus misérable et la plus nombreuse du prolétariat anglais. Ce nouveau mouvement syndical et la renaissance du socialisme dans les milieux intellectuels de l'Angleterre ont amené un changement dans l'état d'esprit des chefs des syndicats anglais. Dès 1888, le congrès des Trades unions réunis à Bradford votait un voeu en faveur de la nationalisation du sol, et, en 1894, le congrès de Norwich votait un voeu en faveur de la nationalisation du sol et de tous les moyens de production, de distribution et d'échange. Depuis, les congrès annuels des Trades Unions n'ont pas cessé de reproduire ce voeu. Mais ils n'ont pas voulu s'occuper des élections et organiser les ouvriers anglais en un parti de classe socialiste.

En dehors de l'Angleterre, dans les autres pays anglosaxons, les destinées du socialisme ont été jusqu'à présent très diverses. Aux États-Unis, le rôle du socialisme est demeuré jusqu'ici insignifiant, malgré le développement exceptionnel de la grande industrie et de la concentration capitaliste. Il faut attribuer ce fait, en partie à la formation d'une sorte d'aristocratie ouvrière ayant de hauts salaires comme en Angleterre, en partie à la facilité exceptionnelle avec laquelle les travailleurs pouvaient espérer enrichir dans ce pays neuf et au nombre des terres libres qui permettaient à ceux qui étaient mécontents de leur sort la colonisation à l'intérieur. Dans les colonies océaniennes de l'Angleterre, dans l'Australie et dans la Nouvelle-Zélande, en revanche, l'influence du socialisme depuis une dizaine d'années est très grande. En Australie, il existe des partis ouvriers puissants, qui ont fait voter par les Parlements coloniaux des lois favorables aux travailleurs, de tendance plus ou moins socialiste. En Nouvelle-Zélande, les chefs du parti libéral ou progressiste, Reeves et Seddon, pénétrés d'idées fabiennes, ont transformé le parti libéral en un parti socialiste qui n'est pas un parti de classe; ils se sont rendus maîtres du pouvoir dans le Parlement néo-zélandais et ils ont fait voter des lois en faveur des travailleurs industriels et des travailleurs agricoles; ces lois organisent l'arbitrage obligatoire en cas de grève et elles assurent à l'État la propriété des terres, qu'il concède aux travailleurs en échange de certaines conditions destinées à assurer la culture des terres et à empêcher ces concessions de redevenir un moyen d'exploitation au profit des concessionnaires. Ces lois, contrairement aux prédictions du parti conservateur néo-zélandais, n'ont pas empêché la production et le commerce extérieur de la Nouvelle-Zélande de croître régulièrement dans ces dernières années. Les partis socialistes et ouvriers de la Nouvelle-Zélande et de l'Australie sont des partis exclusivement nationaux, sans aucun lien avec le socialisme international de l'Europe continentale; le parti neo-zélandais est favorable à l'impérialisme anglais. (René Berthelot, 1900).

.


[Histoire culturelle][Biographies][Sociétés et cultures]
[Aide][Recherche sur Internet]

© Serge Jodra, 2008. - Reproduction interdite.