| Le Portugal, depuis un siècle, ne vendait et n'achetant qu'aux Anglais, et leur servait d'intermédiaire avec l'Espagne. Malgré les menaces, il pouvait d'autant moins se résigner à rompre avec eux qu'il eût livré par là, aux représailles de leur marine, les colonies dont il vivait. Pendant que Junot, avec 27000 hommes, se porte vers Bayonne, fut signé (27 septembre 1807) avec l'Espagne le traité secret de Fontainebleau. Les troupes françaises devaient coopérer avec les troupes espagnoles à la conquête du Portugal. Le roi d'Etrurie remettrait son royaume à Napoléon, en échange de la «-Lusitanie septentrionale ». Manuel Godoy, prince de la Paix, ministre favori du faible Charles IV et amant avéré de la reine, serait prince des Algarves sous la suzeraineté de l'Espagne. Trois jours après, l'héritier présomptif de la couronne espagnole, Ferdinand (VII), est arrêté comme conspirateur; puis on publie des lettres, vraies ou fausses, témoignant de son repentir, et son père lui pardonne (5 novembre 1807). Cependant Junot précipite sa marche à travers une région considérée comme impraticable. Parti le 17 octobre, il arrive le 27 à Abrantès, laissant en route près de la moitié de ses troupes, et comptant sur l'effet de la surprise. Jean de Bragance n'avait connu que le 25, par voie anglaise, le décret paru au Moniteur le 13 : « La maison de Bragance a cessé de régner en Europe. » Il s'enfuit précipitamment pour le Brésil, au moment où le vainqueur entrait à Lisbonne, sans coup férir. En Italie, les troupes françaises occupent le Toscane, et le décret de Milan (17 décembre 1807) augmente les rigueurs du blocus continental, auxquelles l'amirauté de Londres répond d'ailleurs par les « principes de la loi maritime », et la marine anglaise par d'universelles déprédations. Cette marine compte alors 1100 vaisseaux de guerre, dont 253 de ligne. La marine française est entièrement ruinée : à peine quelques escadrilles osent-elles de temps en temps appareiller. En 1808, le roi d'Espagne adhère au décret de Milan (3 janvier 1808), mais Napoléon, maître du Portugal, ne se hâte pas d'exécuter le traité de Fontainebleau. Sous prétexte de défendre son allié et sa conquête contre les Anglais, il envoie de nouvelles troupes dans la péninsule, près de 100 000 hommes en tout, met garnison à Pampelune, Saint-Sébastien, Figuières, Barcelone. L'élite des troupes castillanes, sous Bernadotte, est envoyée au Danemark pour y protéger la liberté des mers; en pleine Castille, Murat, général en chef, place ses avant-postes à Somo Sierra (Somosierra). Le peuple espagnol, indignement livré par le roi et ses courtisans, s'aperçoit enfin qu'il est protégé de trop près par les Français. Le roi, ayant annoncé son départ pour Séville, les habitants de Madrid se persuadent qu'il va, lui aussi, déguerpir en Amérique; avec les paysans des environs, ils se portent sur la résidence royale d'Aranjuez; ils exigent et obtiennent que Godoy soit déclaré déchu de tous ses titres, et que Charles IV abdique en faveur de son fils Ferdinand VII (19 mars); le lendemain, des troupes françaises arrivent à l'improviste à Madrid, au milieu de la consternation et des imprécations. Napoléon, déjà en lutte ouverte avec la papauté, veut en finir d'un seul coup avec l'Espagne. Il se rend à Bayonne, afin de s'établir comme juge suprême de toutes les contestations gui divisent les Bourbons espagnols. Ferdinand VII, enjôlé par Savary, arrive à Bayonne (20 avril); Charles IV, qui dès le 24 mars avait protesté, mais secrètement, contre son abdication, y vient également (30 mai). L'un et l'autre comptent sur la protection du maître qui, le 24, se faisait dire, dans un rapport de son nouveau ministre des relations extérieures Champagny : « L'Espagne sera toujours l'ennemie cachée de la France; il faut qu'un prince, ami de la France, règne en Espagne; c'est l'ouvrage de Louis XIV qu'il faut recommencer : ce que la politique conseille, la justice l'autorise. » Après des scènes de famille ridicules et odieuses, que raconte en détail Savary de Rovigo, l'empereur, qui y présidait froidement, obligea Ferdinand à abdiquer entre les mains de son père, sous prétexte que, lui régnant, des soldats français avaient été attaqués (2 mai 1808) dans les rues de Madrid; puis, par le traité de Bayonne (5 mai), Charles IV céda tous ses titres sur les Espagnes à Napoléon, avec le droit de transmettre la couronne à qui il voudrait; Ferdinand et les autres infants ratifièrent le traité. Dans le Mémorial, Napoléon a ainsi apprécié son intervention : « J'embarquai fort mal l'affaire. L'immoralité dut se montrer par trop patente, l'injustice par trop cynique, et l'attentat ne se présente plus que dans sa hideuse nudité, privé de tout le grandiose et des nombreux bienfaits qui remplissaient mon intention. Le plan le plus sûr, le plus digne, eût été une médiation à la manière de la Suisse, et j'aurais dû m'arranger avec Ferdinand. » En fait, les Bourbons, si faibles fussent-ils, faisaient peur et portaient ombrage à celui que le comte de Provence traitait d'usurpateur. En même temps, en Italie, il s'aliénait de plus en plus le pontife qui l'avait si bénévolement consacré. Pie VII, malgré le voisinage du prince Eugène et du roi Joseph, aurait voulu rester neutre dans la question du blocus continental. Or les troupes françaises ne cessaient de parcourir son État, amoindri récemment des duchés de Bénévent et de Ponte-Corvo, bien loin d'avoir recouvré les Légations. Le 27 mars 1808, Pie VII, tout en faisant appel au droit des peuples et à l'empereur lui-même, «-comme à un fils consacré et assermenté, pour réparer les dommages et soutenir les droits de l'Église catholique », le menaça d'excommunication : « Vous nous forcerez à faire, dans l'humilité de notre coeur, usage de cette force que le Dieu tout-puissant a mise entre nos mains...» Napoléon fit occuper Rome (2 avril) et décréta la réunion d'Ancône, Urbino, Macerata et Camerino au royaume d'Italie; le lendemain, le légat du pape quitta Paris, L'empereur exigeait que « toute l'Italie formât une ligue, afin d'en écarter la guerre » (rapport de Champagny). Le pape fit répondre (19 avril 1808) qu'une telle ligue le constituerait en état de guerre, «-contrairement à ses devoirs sacrés ». Parme, Plaisance et la Toscane furent réunis à l'Empire; Murat fut nommé roi de Naples, à la place de Joseph qui, bon gré mal gré, fut investi de « toutes les Espagnes ». Charles IV avait été relégué à Compiègne, sous la garde du comte de Montmorency-Laval; Ferdinand VII, à Valençay, sous celle de Talleyrand, afin de rendre celui-ci odieux et suspect au parti légitimiste, avec lequel il commençait à s'entendre. Napoléon disait aux Espagnols (24 mai) : « J'ai vu vos maux et j'y ai porté remède. Votre puissance fait maintenant partie de la mienne. Soyez pleins de confiance [...] je veux que vos derniers neveux conservent mon souvenir et disent : Il est le régénérateur de notre patrie. » Il commit l'erreur de juger les Espagnols d'après leur misérable gouvernement. Il confondit avec la malléable Italie une nation déchue sans doute, mais consciente d'elle-même, fière de son passé, fortement attachée à ses traditions catholiques et monarchiques. La Saint-Ferdinand (27 mai 1808) fut comme le signal d'une insurrection patriotique, qui couvait depuis longtemps déjà. La lutte acharnée. que soutinrent les Espagnols rappela le mouvement national de 1792 en France, avec cette différence que toutes les divisions de localités et de partis s'effacèrent devant l'ennemi commun, « au nom du Christ et du roi Ferdinand ». A Cadix, à Séville, dans toutes les provinces que les troupes françaises n'occupaient pas, se formèrent des juntes. Les églises et les monastères devinrent autant de foyers belliqueux. Un catéchisme de circonstance fit de Napoléon l'incarnation de Satan sur la terre : « Est-ce un péché de mettre un Français à mort? Non, mon père : on gagne le ciel en tuant un de ces chiens d'hérétiques. » La guerre sous toutes ses formes, y compris la cruauté et la perfidie, fut prêchée comme une croisade. Napoléon s'imagina pouvoir amortir le patriotisme espagnol en important dans la péninsule les réformes civiles et sociales qui étaient sorties, en France, de la Révolution : ces mesures prématurées, brutales, en opposition directe avec les sentiments ou les préjugés populaires, ne pouvaient être acceptées, venant de l'ennemi, et ne réussirent pas à créer un parti français. Les exécutions militaires, les supplices, auxquels Joseph, plus que Murat, répugnait, ne firent qu'enflammer l'indignation et la soif du martyre. Enfin, la contrée se prêtait à merveille à la guerre de partisans (guérilla) qui décime et démoralise les troupes régulières. Ces troupes, composées surtout d'adolescents de la nouvelle levée, sont partagées entre le général Dupont (23000 hommes), le maréchal Moncey (26 000), le général Duhesme (15000) , le maréchal Bessières (20 000). El les occupent ou plutôt parcourent la Biscaye, la Navarre, le Léon, l'Aragon, la Catalogne, les deux Castilles. Mais, au Sud, les insurgés de Cadix se rendent maîtres des débris de la flotte française réfugiée dans leur port depuis Trafalgar (4000 marins); et le Nord du Portugal imite la révolte d'Oporto. Cependant, lorsqu'un mois après la « grande junte » forma des armées proprement dites, les batailles rangées leur furent d'abord défavorables. Bessières gagna celle de Medina del Rio Seco (14 juillet 1808), qui ouvrit à Joseph le chemin de Madrid. Mais, le 22 juillet, Dupont, après une pointe imprudente sur Cordoue, capitula piteusement à Baylen avec 13000 hommes qui, transportés dans l'îlot de Cabrera par ordre de la junte, y périrent presque tous misérablement. Joseph épouvanté se retire à Vittoria, et le Moniteur publie que « l'armée française va prendre des quartiers de rafraîchissements, afin de respirer un air plus doux et de boire de meilleures eaux ». Six semaines après, non sans avoir épuisé tous les moyens de résistance (bataille de Vimeiro, 21 août), Junot signe avec Wellesley (le futur Wellington) la convention honorable et inespérée de Sintra, par laquelle ses 20000 hommes sont rapatriés en France sur vaisseaux anglais, avec armes et bagages et toute liberté ultérieure de servir. Averti des armements extraordinaires de l'Autriche, Napoléon regrette de n'avoir pas totalement anéanti la Prusse, et lui impose, par la convention de Paris (9 juillet), l'obligation de réduire son armée, pendant dix ans, à 40000 hommes. Un mois après, une division espagnole, qui, avec son général La Romana, était campée au Danemark sous la haute main de Bernadotte, gagne la côte, et de là l'Espagne, sur des bâtiments anglais. Un sénatus-consulte met en activité 80000 conscrits des classes 1806 à 1809, plus 80000 autres pris sur la classe de 1810, pour la défense côtière. Résolu à rétablir lui-même son frère à Madrid, l'empereur veut auparavant en imposer à l'Europe. A l'entrevue d'Erfurt (27 septembre 1808), il fait de nouvelles concessions au tsar, qui pourra occuper à son aise les provinces danubiennes. Les souverains «-feudataires-» de l'Allemagne viennent courtiser le potentat, qui se vante de donner à Talma « un parterre de rois ». Après dix-huit jours de fêtes, les deux empereurs écrivent une lettre collective, pacifique, au roi d'Angleterre (12 octobre); mais le cabinet anglais répond que le roi a des engagements avec les souverains légitimes de Portugal, de Sicile, de Suède et d'Espagne, et qu'ils doivent prendre part aux négociations. Elles n'allèrent pas plus loin. Il suffisait à Napoléon d'avoir fait montre, pour l'opinion française, de sentiments de conciliation. Il avait gagné du temps. Il ramena d'Allemagne 80000 soldats exercés, avec lesquels il franchit les Pyrénées. La prise de Burgos par Soult et Bessières (10 novembre), la victoire du maréchal Victor, à Espinosa, sur La Romana (12), celle de Lannes, à Tudela, sur Castanos et Palafox, chefs des armées d'Andalousie et d'Aragon (23), ont pour conséquence la reddition de Madrid (4 décembre). - Napoléon exige des députés de Madrid la capitulation de la ville. (5 décembre 1808). Musée de Versailles. Napoléon affecte de se croire le maître de toute l'Espagne parce qu'il est entré dans la capitale; et c'est alors qu'il abolit le conseil de Castille, l'Inquisition, les droits féodaux, les douanes intérieures, supprime les deux tiers des couvents, etc. Si Joseph n'est pas obéi, proclame-t-il, il prendra pour lui-même la couronne d'Espagne; « et je saurai, ajoute-t-il en style biblique, la faire respecter des méchants; car Dieu m'a donné la force et la volonté nécessaires pour surmonter tous les obstacles » (7 décembre). A la députation de Madrid qui est venue le remercier de sa clémence, il répond : « Les Bourbons ne peuvent plus régner en Europe [...]. Aucune puissance ne peut exister sur le continent, influencée par l'Angleterre. S'il en est qui le désirent, leur désir est insensé et produira tôt on tard leur ruine » (15 décembre). Gouvion Saint-Cyr avait pris Rosas; il gagna les batailles de Llinas et de Molino del Rey. Soult atteignit à Prieros les Anglais conduits par Moore, les défit entièrement à la Corogne où leur général fut tué (19 janvier 1809), et s'empara du Ferrol (27). Six jours avant, Lannes s'était rendu maître de Saragosse, défendue par Palafox; cette cité héroïque ne se rendit qu'après huit mois d'investissement ou d'attaques, vingt-huit jours de tranchée ouverte et vingt-trois de combats dans les rues. Quarante mille victimes étaient tombées sur ces ruines embrasées. Victor gagne dans l'Estrémadure la victoire de Médelin et tend la main à Soult, auquel la prise de Chaves et la victoire d'Oporto (29 mars) ont donné le Nord du Portugal. Mais les pertes des troupes françaises sont énormes, journalières; pas un traînard n'échappe aux embûches des guérilleros, qui ne portent pas d'uniformes et, le coup fait, cachent leurs armes et rentrent chez eux. (H. Monin). | |